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Situationnistes et anti-industriels face à la destruction de la nature

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Lien publiée le 15 juillet 2023

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Patrick Marcolini, Jeter l’ancre, 2022 – Et vous n’avez encore rien vu… (wordpress.com)

Patrick Marcolini, Jeter l’ancre, 2022

Situationnistes et anti-industriels face à la destruction de la nature

Résumé

Durant la transition entre le mouvement situationniste et la mouvance anti-industrielle, frange radicale de l’écologie politique, s’est opéré un travail des imaginaires dans lequel la littérature a eu sa part. Cet article vise à le mettre en évidence en analysant l’évolution de l’œuvre de Guy Debord, à mesure que sa critique du capitalisme s’élargissait à une dénonciation de la civilisation technologique. D’abord marquée par la pratique de la dérive dans les grandes métropoles, se traduisant sur le plan des métaphores par la prégnance de l’élément liquide, son œuvre s’ouvre progressivement, dans les années 1970 et 1980, aux paysages de l’Auvergne et à une sensibilité nouvelle à la nature, dont l’imaginaire anti-industriel, caractérisé par la prédominance de l’élément terrestre, représente un prolongement contemporain.

Comme un fleuve se sépare en plusieurs cours d’eau qui ne se rejoindront plus, de l’autodissolution de l’Internationale situationniste (IS) en 1972 ont émergé plusieurs courants cherchant à prolonger le « dépassement de l’art » et le « dépassement de la politique » qui furent le propre de cette avant-garde [1]. Michael Löwy l’a souligné il y a longtemps déjà, le mouvement situationniste appartient par bien des côtés à une tradition « romantique » dans la mesure où sa critique de la civilisation capitaliste industrielle puise ses valeurs et ses utopies dans le passé des sociétés prémodernes [2]. Mais on peut aussi considérer qu’à cette tendance romantique s’en opposait une autre, d’inspiration « futuriste », tournée vers un avenir de science-fiction et plaçant tous ses espoirs dans le progrès technique : la trajectoire du mouvement situationniste se dessine en fait dans l’oscillation permanente entre ces deux pôles [3]. Et cette considération peut également s’appliquer à tous ceux qui s’inscrivent dans la postérité du mouvement, que cette tension entre « romantisme » et « futurisme » subsiste en eux à l’état de contradiction féconde, ou qu’ils aient préféré la résoudre en se portant d’un côté ou de l’autre.

Dans le cadre d’une réflexion sur le potentiel de « rupture écocritique » du mouvement situationniste, nous voudrions ici étudier ce qui en est l’une des suites les plus clairement romantiques, au sens que Michael Löwy et Robert Sayre donnent à ce terme [4] : la mouvance qu’on nomme – en fait, qui se nomme elle-même – « anti-industrielle ». À la fin des années 1990, on voit en effet se formaliser dans le champ des conflits sociaux et idéologiques contemporains ce qui n’était jusqu’alors qu’une nébuleuse aux contours plus ou moins imprécis. C’est dans le sillage des diverses actions de sabotage d’organismes génétiquement modifiés qui ont lieu en France à cette époque que se dégage une nouvelle figure collective, « la fraction radicale du mouvement d’opposition aux OGM s’étant par la suite en partie définie comme “anti-industrielle” » [5]. Le choix de cette appellation exprime son « ambition de relancer la critique sociale en mettant au jour le rôle jusque-là trop négligé de la technologie et de la technoscience dans l’aliénation moderne » (ibidem). La mouvance anti-industrielle multiplie alors les apparitions publiques, sous forme de scandales et d’actions directes dirigés à la fois contre la mise aux normes scientistes et productivistes de la recherche scientifique, et contre le déferlement des nouvelles technologies (fichage informatique, biométrie, génétique, nanotechnologies, etc.).

Spécialiste des violences politiques, Isabelle Sommier définit l’anti-industriel comme un « “technocritique” qui dénonce l’idée même de progrès et la société industrielle », et qui se situe « à la confluence de la radicalité idéologique (anarchisme et mouvement autonome) et de la radicalité sociétale (écologie radicale) » [6]. Mais tous les anti-industriels ne sont pas partisans de l’action violente, loin de là. Une grande partie d’entre eux, fort paisiblement, expérimentent des alternatives en accord avec leur critique de la technoscience et des dégâts qu’elle engendre sur les milieux naturels et sociaux : réinstallation à la campagne ; construction progressive d’une autosuffisance matérielle permettant de se passer du marché et de l’industrie ; contournement de l’économie capitaliste par l’établissement de rapports de don/contre-don ou de troc avec des communautés engagées dans des démarches analogues ; recherche d’une certaine sobriété de vie et d’une économie de moyens ; et enfin, reconquête d’une autonomie à travers le bricolage, l’autoproduction et l’agriculture vivrière, compris comme des manières de se réapproprier des savoir-faire techniques rendus obsolètes par la dépendance à l’égard de la mégamachine industrielle [7]. Cette efflorescence politique a elle-même été précédée d’un long travail de réflexion mené d’abord au sein même de l’Internationale situationniste après 1968, puis, après son autodissolution en 1972, dans les écrits de Guy Debord, et enfin dans le cadre de l’Encyclopédie des Nuisances à partir des années 1980. L’Encyclopédie des Nuisances fut d’abord le nom d’une revue de critique sociale fondée en 1984 dans la nébuleuse post-situationniste, avant de devenir en 1993 une maison d’éditions. Son principal animateur était Jaime Semprun, un proche de Guy Debord, et les noms de plusieurs anciens membres de l’IS lui restent associés : Christian Sébastiani et René Riesel ont ainsi participé à ses activités, Guy Debord lui-même ayant collaboré brièvement à la revue au milieu des années 1980.

Même si François Jarrige a replacé les anti-industriels dans une histoire longue des « technocritiques » qui remonte jusqu’au XVIIIe siècle [8], l’histoire de ce courant intellectuel et politique, toujours actif aujourd’hui, reste encore à écrire. Pour notre part, ce que nous voudrions faire ici, c’est mettre en évidence le travail des imaginaires qui s’est opéré dans la transition entre le mouvement situationniste et la mouvance anti-industrielle, pour souligner ensuite le potentiel critique et utopique de cette réorientation, dans laquelle la littérature a joué un rôle non négligeable.

« Les naufrageurs n’écrivent leur nom que sur l’eau » [9]

Bachelard, on le sait, avait fixé dans le règne de l’imagination « une loi des quatre éléments qui classe les diverses imaginations matérielles suivant qu’elles s’attachent au feu, à l’air, à l’eau ou à la terre » [10]. Au vu de la surabondance des métaphores marines et nautiques dans les textes de Guy Debord et de ses camarades, le projet situationniste d’une vie différente et d’une transformation sociale permettant de la faire advenir apparaît indubitablement comme placé sous le signe de l’eau, de l’élément liquide en général. Le concept de « dérive » en est la meilleure illustration, lui qui désigne l’activité de marcher en ville au hasard, « pour se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent » [11]. Comme le rappelaient les situationnistes eux-mêmes, le terme est issu du vocabulaire aquatique : dériver, c’est avant tout « détourner l’eau », puis « écarter de la rive » [12]. Quitter le rivage, en effet : l’activité exploratoire des situationnistes dans l’espace urbain s’identifiait à celle des navigateurs partis à la recherche de nouveaux continents, engagés dans de longues traversées sur les mers et les océans [13]. Ainsi s’expliquent les nombreuses métaphores appartenant au registre de la navigation que l’on peut trouver sous la plume des situationnistes, telle celle du Passage au Nord-Ouest, en référence à ce passage hypothétique qui devait s’ouvrir entre les glaces de l’Amérique et de l’Antarctique, permettant de rejoindre plus rapidement l’Asie depuis l’Europe, et dans la recherche duquel échouèrent nombre d’aventuriers : c’était l’image pour les situationnistes du passage difficile vers une nouvelle conception de la révolution, vers un nouveau monde, dans ce que Guy Debord appelait « la géographie de la vraie vie » [14]. Il n’est pas jusqu’au concept psychogéographique d’ambiance, préféré à ceux plus aériens de climat ou d’atmosphère, qui n’évoque lui aussi l’élément liquide [15]. Sur les cartes psychogéographiques qu’établissaient les situationnistes, les courants psychogéographiques étaient d’ailleurs figurés comme des courants marins, selon des flèches indiquant les parcours des flux de personnes dans l’espace aquatique de la ville moderne. Car pour dériver, les situationnistes affectionnaient surtout les villes d’eaux : traversées par un fleuve comme Paris ou Londres, ou même directement posées sur l’élément liquide, comme Venise ou Amsterdam – ou comme ces continents qu’emporte, eux aussi, un autre type de dérive.

Cette prédominance de l’aquatique dans l’imaginaire poétique, et donc politique, des situationnistes a déterminé leur fascination pour le modèle du réseau. Souple et changeant comme l’eau, associé à l’élément liquide lorsqu’il est filet de pêche ou système sanguin, le réseau est aussi, lorsqu’il se fait technologie, un vecteur de fluidification généralisée par la mise en circulation des biens, des personnes et des informations [16]. Pour les situationnistes, le lacis des rues, des ruelles et des passages dans les grandes villes, mais aussi l’entrecroisement des lignes du métro, étaient sources d’inlassables rêveries sur une mobilité perpétuelle au sein d’un espace urbain devenu entièrement circulatoire. Contrairement à ce qu’on aurait pu attendre de la part des ennemis de la « société du spectacle », cette fascination s’étendait d’ailleurs aux réseaux de communication de masse, du téléphone jusqu’à la radiodiffusion et la télévision. On l’ignore souvent, mais les situationnistes furent les premiers à faire du téléphone un élément constitutif de leurs expérimentations artistiques [17]. Ils s’essayèrent également à la radio à plusieurs reprises, intervenant directement sur les ondes [18] ou fabriquant eux-mêmes leurs propres émissions radiophoniques, grâce au détournement de voix et de sons enregistrés [19]. La volonté des situationnistes n’a donc jamais été de détruire le réseau de communication médiatique, mais de le prendre d’assaut pour s’en emparer, le dégager de la centralisation étatique et du monopole marchand pour le rendre à son polycentrisme intrinsèque, dans lequel chacun devrait pouvoir être à la fois émetteur et récepteur [20].

Cette fascination des situationnistes pour le modèle réticulaire a d’ailleurs inspiré leur ville utopique, New Babylon, conçue comme une ville-réseau à la fois dans sa structure labyrinthique faite d’une multitude de couloirs et de sas au sein desquels nomadiseraient les hommes et les femmes de l’avenir, et dans sa technique de construction, reposant sur un enchevêtrement complexe de tubulures métalliques. On retrouve la prégnance de l’élément liquide à tous les niveaux de cette ville : sur le plan formel, elle est montée sur pilotis comme une cité lacustre, tandis que son architecture flottante est suspendue à de gigantesques mâts ; mais elle est aussi conçue comme un ensemble d’îlots épars au milieu de la civilisation actuelle, amenés à se relier progressivement les uns aux autres, en archipels, à mesure que les populations seront converties par le mode de vie qui s’y déploie [21]. Aboutissement logique de cette emprise grandissante de la rétiologie sur l’imaginaire situationniste, au début des années 1960 le réseau deviendra finalement le modèle de l’organisation situationniste elle-même : en 1963, abandonnant le vieux schéma de la forme-parti, bureaucratique et centralisée, Raoul Vaneigem proposera ainsi à ses camarades que l’IS établisse entre les révolutionnaires « des réseaux non matérialisés (rapports directs, épisodiques, contacts non contraignants, développement de rapports vagues de sympathie et de compréhension […]) » [22].

Cette omniprésente métaphore de l’élément aquatique chez les situationnistes n’incluait pas seulement une relation spécifique à l’espace géographique et aux hommes qui le peuplent : elle enveloppait également un certain rapport au temps, reposant sur l’écoulement. Dans le document fondateur du mouvement situationniste, Guy Debord affirmait : « L’attitude situationniste consiste à miser sur la fuite du temps, contrairement aux procédés esthétiques qui tendaient à la fixation de l’émotion. » [23] En conséquence de ce pari, l’esthétique et la politique situationnistes reposaient avant tout sur la rapidité : rapidité de la dérive capable d’enchaîner à un rythme soutenu les paysages et les situations, mais aussi rapidité du changement révolutionnaire : « “Vite” disait seulement celui des slogans écrits sur les murs qui fut peut-être le plus beau » lors des événements de mai 68 [24]. Vite, comme a passé l’IS, « à travers une assez courte unité de temps » [25], avant qu’elle ne choisisse, fort logiquement pour une avant-garde liquide et liquidatrice, de se dissoudre elle-même dans la vague subversive issue de Mai 68.

L’IS devait en fait une bonne partie de son imaginaire esthétique et politique à Debord lui-même, et à son goût prononcé pour les images de l’écoulement. Dans ses livres comme dans ses films, la fuite du temps est constamment symbolisée par les mouvements de l’eau [26], des verres d’alcool renversés sur les tables [27], ou des coulures d’encres sur les pages de Fin de Copenhague et de Mémoires [28]. Au fond, la prédominance de l’élément liquide sur l’élément solide signifie chez Debord la prééminence du temps sur l’espace, de l’histoire sur la géographie : « L’histoire qui menace ce monde crépusculaire est aussi la force qui peut soumettre l’espace au temps vécu », écrit-il dans La Société du spectacle [29]. La dérive comme la psychogéographie étaient effectivement subordonnées au passage du temps : la dérive n’avait finalement de qualité situationniste que dans la vitesse acquise par ses pratiquants, leur capacité à passer le plus rapidement possible d’un lieu à un autre ; et la psychogéographie elle-même était tout entière tendue dans un devenir, celui de l’urbanisme unitaire développé par les situationnistes pour dessiner et construire la ville future.

De la beauté comme arme

Relue aujourd’hui, l’apologie du dépaysement, du voyage, de la fuite, et parfois même de l’exil, portée par les situationnistes dans les années 1950 et 1960, consonne étrangement avec la condition de l’homme hypermoderne : de nos jours, c’est bien plutôt l’économie marchande qui s’est chargée de nous dépayser, au sens propre, et le plus cruel du terme, en changeant tous les pays et paysages dans lesquels nous avons pu vivre. En reconfigurant le monde en permanence selon leurs propres intérêts, le capitalisme et l’industrie nous ont retiré toute possibilité de l’habiter authentiquement : nous ne pouvons plus revenir sur les lieux de notre enfance, défigurés qu’ils sont par le développement économique ; les contraintes du marché du travail nous chassent constamment de notre maison ; et plus aucun espace ne semble rester inaccessible aux capacités de nuisances de l’industrie moderne.

L’apologie généralisée de l’élément liquide, du réseau, de la vitesse et des libertés qu’ils sont censés nous procurer, apologie qui retrouve par moments des accents situationnistes, en est la contrepartie idéologique. Seules quelques voix comme celle de Zygmunt Bauman ont appelé à réagir à la liquéfaction générale dont font preuve les sociétés contemporaines en proie au technolibéralisme [30]. Contre l’héraclitéisme de la production capitaliste, sa fluence et sa liquidité qui coule et fuit par tous les trous, dans les fibres, conduits et tubulures de tous les réseaux, contre sa puissance de dissolution et de liquidation, on aurait envie de remettre à l’honneur un certain parménidisme, qui affirmerait au contraire la stabilité, la persistance et la longévité de l’être, sa « belle compacité achevée » [31].

Comment en est-on arrivé là ? Comment les rêves situationnistes se sont-ils transformés en ce cauchemar que vit actuellement une bonne partie de l’humanité ? En bons marxistes, les situationnistes ont longtemps adhéré à la tendance de fond du capitalisme : le développement démesuré des moyens de production. Ils se bornaient simplement à en critiquer l’appropriation par une bourgeoisie incapable d’en libérer tous les aspects subversifs et émancipateurs sous peine de supprimer sa propre domination en tant que classe. Le cours du développement technologique n’ayant guère été perturbé, mais bien plutôt accéléré, au cours des cinquante dernières années, il était fatal que les anticipations situationnistes deviennent réalité, non plus sous la forme utopique que l’IS avait imaginée, mais, en l’absence de toute révolution sociale et politique, comme pure et simple dystopie.

Il n’est guère étonnant, dans ces conditions, que la rencontre en 1967 entre les situationnistes français et Murray Bookchin, le théoricien de l’écologie sociale, ait pris les allures d’un véritable rendez-vous manqué [32]. Bookchin avait fait partie dans l’après-guerre d’un petit groupe d’ex-trotskistes américains qui avaient entrepris de soumettre les conceptions marxistes à une révision critique assez radicale, sans pour autant abandonner leurs idéaux socialistes et révolutionnaires. Dès les années 1950, il avait documenté dans ce cadre tous les symptômes d’une altération radicale des milieux naturels et sociaux sous l’effet du développement capitaliste. Au milieu des années 1960, il en était arrivé à un constat implacable : « la révolution était doublement nécessaire : pour émanciper l’humanité et pour préserver la vie des espèces » [33]. Malheureusement, les situationnistes restèrent complètement sourds à ses arguments, et lors de ses discussions avec eux, il se rendit compte qu’en Europe, « on ne se préoccupait pas encore assez de la déforestation, de la pollution de l’air et de l’eau, des produits chimiques dans l’agriculture ou de l’épuisement des sols » [34].

Il faudra attendre l’après-68 pour que les préoccupations environnementales se fassent jour au sein du mouvement, essentiellement sous la plume de Guy Debord. Celui-ci rédige d’abord en 1971 un article destiné à paraître dans le numéro 13 de la revue Internationale situationniste (qui ne sera finalement jamais publié), article très explicitement intitulé La Planète malade. Pour l’essentiel, les pages consacrées aux questions d’écologie dans La Véritable Scission dans l’Internationale [35], le document d’autodissolution de l’IS en 1972, seront reprises de ce premier article resté inédit à l’époque (il faudra attendre 2004 pour qu’il soit exhumé des archives et paraisse chez Gallimard) [36].

Dans La Planète malade, en 1971, Debord commence par dresser la liste des phénomènes attestant de la « dégradation de la totalité de l’environnement naturel et humain » [37] sous le règne du capitalisme avancé – pollution de l’air et de l’eau, accumulation des déchets plastiques, augmentation de la radioactivité, etc. – et constate que cette accumulation de « nuisances » atteint un stade tel que ce sont désormais les bases mêmes de la vie sur Terre qui sont menacées. Ce processus lui semble directement lié, non à une intempérance humaine, à la soif de profit de la bourgeoisie ou à des choix politiques discutables, comme on l’entend fréquemment dire aujourd’hui, mais à « la croissance automatique des forces productives aliénées de la société de classes » [38]. Ne traiter que les symptômes serait vain, affirme-t-il : c’est au mal lui-même qu’il faut s’en prendre, « en transformant le système productif actuel dans ses racines mêmes » [39]. Au passage, Debord s’en prend explicitement aux philosophies de l’histoire marquées par une vision « euphorique et linéaire » (Idem) du développement scientifique et technique. Il n’est pas interdit d’y voir une autocritique, quand on pense à la veine « futuriste » du mouvement, dont nous avons déjà parlé. En fait, la rupture avec l’imaginaire productiviste et prométhéen du marxisme traditionnel ne sera vraiment consommée qu’à la fin des années 1970, au moment où Debord s’engage dans l’écriture de son film autobiographique, à l’aspect littéraire très marqué, In girum imus nocte et consumimur igni [40]. Enfin, dix ans plus tard, dans les Commentaires sur la société du spectacle, Debord placera explicitement « le renouvellement technologique incessant » [41] au cœur du spectaculaire intégré, ce nouveau mode de domination apparu selon lui dans les années 1970 [42].

Dans l’article « Abolition » qu’il donne en 1986 à l’Encyclopédie des Nuisances [43], Debord met déjà en relation la société industrielle et la destruction de la nature. Mais il le fait en donnant la parole à Edgar Poe, citant son Colloque entre Monos et Una, « qui constitue sans doute celui de ses écrits qui anticipe de plus loin ce que nos contemporains ont découvert si récemment touchant l’accumulation de ruptures irréversibles et aveugles de l’équilibre écologique » [44]. Poe, traduit par Baudelaire, décrit en ces termes l’avènement de la société industrielle :

« Cependant, d’innombrables cités s’élevèrent, énormes et fumeuses. Les vertes feuilles se recroquevillèrent devant la chaude haleine des fourneaux. Le beau visage de la Nature fut déformé comme par les ravages de quelque dégoûtante maladie. » (Ibidem)

Le choix de faire énoncer la critique de la technologie par la voix d’un écrivain consacré révèle en fait chez Debord le passage de la critique sociale à une critique plus globale, qui a beaucoup à voir avec ce que les Allemands nomment Kulturkritik [45]. La critique debordienne est effectivement « culturelle » au sens où, d’abord, elle vise une civilisation tout entière, et non simplement le capitalisme ou l’État moderne ; et ensuite, au sens où elle se place sur le terrain de l’esthétique : à la laideur d’un monde moderne que Debord ne cesse de souligner, il oppose la beauté du style, qui reflète elle-même la beauté d’un monde en péril. Faisant retour à l’art, Debord n’abandonne donc pas pour autant la politique : non seulement l’écriture se fait le véhicule d’une énergie révolutionnaire, mais il y a dans la littérature quelque chose de plus politique que la politique elle-même, quelque chose de plus révolutionnaire que la révolution sociale elle-même, car elle porte le bouleversement au centre même de la conscience. Comme le note Mario Perniola, il s’agit là d’une « conception stratégique et énergétique de la beauté » :

« La beauté est considérée comme une arme, en fait comme l’arme la plus puissante qui soit. » [46]

Rien ne l’atteste mieux que les pages consacrées par Debord à Champot dans ces années-là : on le voit redécouvrir la nature pour elle-même, au moment même où se déploie chez lui cette critique de la société industrielle dont nous avons parlé plus haut. Champot :

« Une inaccessible maison entourée par des bois, loin des villages, dans une région extrêmement stérile de montagne usée, au fond d’une Auvergne désertée. » [47]

C’est dans ces lieux reculés, où l’ancien situationniste, à partir de 1974, passe une partie de l’année, qu’il va notamment faire l’expérience de la nature comme de ce qui ne peut être maîtrisé, à rebours de tout ce qu’enseigne une certaine tradition marxiste basée sur le concept de « domination de la nature » – tradition dont les situationnistes eux-mêmes s’étaient faits les relais [48]. De ce point de vue, l’un des moments les plus marquants de ce nouveau rapport à la nature, par-delà le fantasme de pouvoir la plier à la volonté humaine, est peut-être celui qu’a décrit Debord dans Panégyrique :

« C’était un pays d’orages. Ils s’approchaient d’abord sans bruit, annoncés par le bref passage d’un vent qui rampait dans l’herbe, ou par une série d’illuminations soudaines de l’horizon ; puis déchaînaient le tonnerre et la foudre, qui alors nous canonnaient longtemps, et de toutes parts, comme dans une forteresse assiégée. Une seule fois, la nuit, j’ai vu tomber la foudre près de moi, dehors : on ne peut même pas voir où elle a frappé ; tout le paysage est également illuminé, pour un instant surprenant. » [49]

Boris Donné, en relevant les antécédents de cette scène dans la littérature et la philosophie de l’art, a rappelé que ce motif de la foudre appartient à l’esthétique du sublime, dont Debord était familier [50]. Mais comme l’ont souligné plusieurs philosophes contemporains [51], le sentiment du sublime, par le mélange d’admiration et de crainte qui le caractérise, est aussi ce qui nous permet de nous réconcilier avec l’indifférence et l’immensité de la nature. La sensation d’être dépassé sur le plan perceptif par les propriétés des phénomènes sublimes auquel l’être humain est confronté dans le monde fait qu’il prend conscience de ses limites et de sa vulnérabilité, face à la nature comme puissance souveraine qui l’excède en taille comme en force, mais fait aussi qu’il est simultanément saisi par la beauté de cette totalité qui l’englobe de façon absolue.

Par conséquent, il n’est pas exagéré d’établir une corrélation (sans aller jusqu’à une causalité directe) entre les séjours réguliers de Debord à Champot et son évolution intellectuelle dans les années 1970. Au seuil de cette décennie, Debord ne remet pas encore en cause la domination de la nature – le productivisme débridé dans lequel sont entrées nos sociétés lui semble plutôt témoigner du fait que « le mouvement de domination de la nature […] ne s’est pas dominé lui-même » [52] ; et la nature, dans La Planète malade, est surtout considérée de manière froide et rationnelle, comme base matérielle de la vie. Au contraire, à la fin des années 1970, c’est avec mélancolie que Debord regrette l’époque où « les arbres n’étaient pas morts étouffés ; et [où] les étoiles n’étaient pas éteintes par le progrès de l’aliénation » [53] ; et désormais il dénonce ouvertement « le contrôle technique et policier des hommes et des forces naturelles, contrôle dont les erreurs grandissent juste aussi vite que les moyens » [54].

Sortir des nécropoles

Si Debord a quitté Paris pour s’installer au fin fond de l’Auvergne, c’est, de son propre aveu, parce que la vie était devenue impossible dans cette « fourmilière d’esclaves motorisés » [55]. Ainsi commence symboliquement l’un des premiers renversements de perspective dont la mouvance anti-industrielle va approfondir les conséquences. Et c’est à elle que nous allons maintenant nous intéresser.

Depuis les années 1970 au moins, l’hégémonie sociale, politique et économique de la métropole, le développement sans fin de ses tentacules et pseudopodes, de bidonvilles en zones d’activités commerciales, n’offrent plus guère d’espace à des possibilités de vie libre. C’est pour cette raison que les anti-industriels vont être amenés à remettre en question la centralité de la ville en tant que théâtre des transformations sociales à venir. Comme l’écrivent en 1999 les rédacteurs de l’Encyclopédie des Nuisances, « il ne reste plus qu’à sortir, spirituellement ou physiquement, du monde clos de la vie industrielle pour rejoindre dehors le monde sensible, si délabré qu’il soit », et « partir cultiver son jardin, loin du vacarme et de l’affairement hystérique des mégapoles » [56]. L’un d’entre eux, Jaime Semprun, le rappellera plus tard, c’est là « un programme des plus ambitieux, à prendre dans son sens aussi bien littéral que figuré ; y compris en pensant au “jardin d’Epicure” ». Mais, insistant sur le fait qu’« il convient de considérer pour commencer le sens potager du mot jardin (puisque, comme le disait justement Epicure, “l’origine et la raison de tout bien est le plaisir du ventre ; même la sagesse et la culture doivent lui être rapportées”) », il ajoutera aussitôt :

« qu’un bon manuel de jardinage, assorti de toutes les considérations critiques qu’appelle aujourd’hui l’exercice de cette activité […], serait sans doute plus utile, pour traverser les cataclysmes qui viennent, que des écrits théoriques persistant à spéculer imperturbablement, comme si nous étions bien au sec, sur le pourquoi et le comment du naufrage de la société industrielle. » [57]

C’est donc la défense de la ruralité, ou sa reconstitution là où elle a disparu, qui peuvent permettre de dégager des espaces de résistance et d’affirmation autonome pour une vitalité subversive, inventive et constructrice, au plus loin de l’atonie et de la stérilité régnant dans la « banlieue totale ». Voilà pourquoi la mouvance anti-industrielle, avant tout discours théorique, existe déjà par ses réalisations pratiques : retour à la terre, jardins collectifs, occupation et reconstruction de bâtiments désaffectés dans les campagnes, expérimentation de formes d’agriculture alternative comme la permaculture, etc. Pour beaucoup, en finir avec le dépaysement forcé consiste d’abord à se faire paysan. Le but est généralement de retrouver une souveraineté sur les conditions de production de sa propre nourriture, puis sur les autres moyens d’existence (outils, habillement, mobilier, énergie, transport, etc.), dans l’idée de parvenir à moyen ou long terme à une autosuffisance complète permettant de se déconnecter définitivement de l’Etat, de l’économie de marché et de la production industrielle. Pour reprendre les mots des principaux concernés [58], l’autonomie matérielle est la condition sine qua non de la liberté politique : construire l’une, c’est conquérir l’autre.

Cette réorientation vers la ruralité ne va pas sans exercer de profondes modifications sur les idées héritées du mouvement situationniste. « L’histoire universelle est née dans les villes, et elle est devenue majeure au moment de la victoire décisive de la ville sur la campagne », avait écrit Debord dans les années 1960 [59]. Trente ou quarante ans plus tard, le choix de la ruralité équivaut donc implicitement à une revanche de la géographie locale contre l’histoire universelle. Contre le dépaysement, le courant anti-industriel mise sur la redécouverte du « pays » au sens ancien du terme, c’est-à-dire de cet espace immédiatement perceptible par tous les sens d’un individu, et dont il a l’expérience directe, ce « tout complet qui peut au besoin se suffire à lui-même », « une entité dont les membres ont quelque chose en commun – l’expérience, le langage, le mode de vie – qui les rend différents des autres » [60]. Cette fois, à rebours du projet situationniste de subordination de l’espace au temps, c’est donc l’espace vécu qui se soumet le temps historique.

Les répercussions d’un tel renversement sont nombreuses, mais nous n’en analyserons qu’une : l’élision progressive de la catégorie de « révolution », encore trop tributaire d’une lecture historiciste des modalités d’émancipation sociale. Comme on sait, la catégorie de révolution renvoie au mouvement des astres dans les cieux, qui permet lui-même de mesurer le passage du temps [61]. Au contraire, ce qui se fait jour dans les courants anti-industriels, c’est une conception plus spatiale, voire spatialisante, du changement social : la constitution de poches de résistance, de niches, d’alvéoles ou d’abris creusés dans la trame de la société dominante, permettant à la fois d’expérimenter d’autres formes de vie, et voués à se multiplier en attendant l’effondrement de la civilisation industrielle. La mouvance anti-industrielle retrouve ainsi, peut-être sans le savoir, celle des deux modalités de la transformation sociale qui a été vaincue et abandonnée dans l’histoire du mouvement situationniste. En effet, comme l’a rappelé Gianfranco Marelli, jusqu’au début des années 1960 l’IS a hésité entre deux stratégies ; soit celle, insurrectionnelle, qui pensait le changement révolutionnaire comme global et immédiat, soit celle, privilégiée par plusieurs situationnistes (dont Alexander Trocchi, Attila Kotányi ou même Raoul Vaneigem à ses débuts), qui cherchait « un moyen d’établir – même temporairement – des espaces libérés de la structure spectaculaire qui contrôle et planifie la vie quotidienne » [62]. Ce projet-là passait par « la construction de bases situationnistes », où l’on pourrait, « à partir de la manière dont on habite, travaille et se divertit », « expérimenter des formes embryonnaires de vie communautaire » [63]. Comme on sait, il sera finalement abandonné au profit du modèle du « Grand Soir ».

Marelli le suggère en filigranes : c’est le concept même de révolution qui devient dès lors inadéquat pour rendre compte de ce qui apparaît plutôt, encore une fois en termes spatiaux, comme un véritable mouvement de sécession – terme que l’on retrouve par exemple sous la plume de plusieurs membres de l’Encyclopédie des Nuisances. Ainsi Jaime Semprun en appelle-t-il par exemple les Algériens insurgés en 2001 à faire preuve d’un « séparatisme » radical vis-à-vis de l’ordre social dominant, à transformer leur mouvement de protestation et de révolte contre l’État en « un projet positif de sécession », retrouvant ainsi toutes les tâches qui incombent à un pouvoir insurgent susceptible d’instaurer un régime de justice et de liberté [64]. De la même manière, un autre membre de l’Encyclopédie des Nuisances, Jacques Philipponneau, réfléchissant sur le peu de chance qu’advienne quelque conflit d’importance dans ces « nécropoles de l’aliénation que sont devenus les pays européens », concluait de la même manière :

« La résistance dans de telles conditions doit se préparer à durer et puisqu’elle a peu à attendre d’une telle société, elle doit tendre à conserver là où c’est possible et à recréer là où il n’y en a plus les conditions d’une sécession active. » [65]

Reste alors un dernier pas à accomplir – et c’est là où, croyons-nous, la mouvance anti-industrielle indique l’élément qui va le plus loin dans le sens d’une rupture écocritique : travailler à la formation d’une nouvelle mentalité, d’un nouvel imaginaire, ou pour reprendre le concept de Raymond Williams, d’une nouvelle « structure de sensibilité ».

Au vu de ce que nous avons établi dans notre première partie, pour qu’une résistance à la société industrielle croisse et se fortifie, il est évident qu’elle doit rompre avec cette nécrose de l’imaginaire qu’est le fétichisme de l’élément liquide. Bachelard disait qu’il y avait du vrai dans « les vieux préceptes qui voulaient que les maladies élémentaires fussent guéries par les médecines élémentaires » : « nous souffrons par les rêves et nous guérissons par les rêves » [66]. Il faut donc que de nouvelles images viennent soigner nos rêveries envahies d’images élémentaires devenues nocives. Les expériences de retour à la terre et d’installation, les métaphores de la niche ou de l’abri, et donc du forage dans l’espace, qui viennent à l’esprit lorsqu’on tente de rendre compte de ces alternatives qui essaiment sous l’impulsion des courants anti-industriels, suggèrent inévitablement qu’aux images de l’eau se substituent finalement celles de la terre. Toute l’entreprise politique de la mouvance anti-industrielle peut ainsi être décrite sur le plan poétique comme une recherche du sol et de l’ancrage, dans un monde qui va, effectivement, à la dérive. D’ailleurs, il ne s’agit pas seulement de revenir à la terre matérielle, au sol fertile d’où l’on tire sa subsistance par le travail du corps et l’exercice de l’intelligence, mais de retrouver le terreau de culture, de savoir-faire et d’expérience qui s’est déposé dans les campagnes au cours des siècles, le socle sur lequel se sont bâties les formations sociales du passé, en somme « un substrat duquel tout pourrait repartir » [67].

La mise en culture du sol est inséparablement une mise en culture du soi. Par conséquent, cette nouvelle poétique qui se met en place dans les propos et les actes des anti-industriels fait appel à d’autres métaphores que celles de la terre stricto sensu. Il y a dans le désir de retrouver un rapport plus équilibré entre l’homme et la nature l’espoir aussi de s’accomplir soi-même, c’est-à-dire de devenir un homme complet – ce que Joël Cornuault [68] définit comme un « être capable de penser le monde par lui-même et de le transformer dans un sens qui paraît souhaitable aux hommes que le dialogue réunit, une fois détruites les barrières de classes et dépassés les préjugés » ; « un homme concret, actif, animé du désir ardent de refaire la terre et qui, depuis sa petite place, se sent lié aux forces du cosmos » [69]. L’arbre en est l’image parfaite. S’installer, s’implanter, puis croître à partir d’un lieu, c’est choisir la géographie contre l’histoire, « se placer au-dessus de l’opposition entre présent et passé […] ; éviter les illusions du raisonnement chronologique en ligne droite ; appréhender une tierce dimension : celle du supérieur, du plus élevé, du qualitatif » [70]. De la même manière, l’arbre pratique simultanément l’enracinement et le déploiement, un double mouvement à la fois vers ce qui est profond et vers ce qui est élevé. Comme l’écrit encore Joël Cornuault :

Chêne, platane, bouleau, peuplier, buisson de rien ou Sequoia gigantea, l’arbre lui-même se crée de l’intérieur. Avant de pousser directement, avant de proliférer en concrétions végétales, nul ne lui apprend l’art de la composition. Le délire de sa ramure, la forme extravagante de ses bourgeons gommeux et la courbure ou l’angle aigu de ses branches, ne traduisent rien d’autre que son mouvement profond [71].

À ceux qui se proposent de transformer le monde dans un sens totalement différent de ce qu’ont pu faire deux siècles de machinisme déchaîné, les courants anti-industriels, héritiers de la part la plus romantique du mouvement situationniste, proposent donc finalement une politique de l’arbre : la profondeur qu’ils recherchent n’est pas celle, chtonienne, du culte des morts ou des ancêtres, mais celle qui est tout simplement liée à la réflexion autonome, à la méditation de l’expérience acquise, à la maturation venant avec l’âge. Et l’élévation à laquelle ils visent n’est pas celle, dominatrice, de celui qui cherche à surplomber les autres, à avoir de l’ascendant sur eux ; mais simplement la volonté de prendre un peu de hauteur pour avoir le monde en vue, celui qui est et celui qui vient.

Patrick Marcolini est maître de conférences en esthétique à l’université Paul-Valéry-Montpellier 3, membre du laboratoire RIRRA 2.
Spécialiste du situationnisme et de sa postérité (Le Mouvement situationniste. Une histoire intellectuelle, 2013), ses recherches portent plus généralement sur les rapports entre art et politique du XIXe siècle à nos jours, ainsi que sur les critiques de la modernité et de la postmodernité. Dans le sillage des réflexions debordiennes sur la société du spectacle, il a récemment coordonné avec Cédric Biagini un ouvrage collectif sur la culture de masse (Divertir pour dominer, t. 2, 2019).

Article publié dans la revue Elfe XX-XXI, 11 | 2022.


[1] Qu’elle ait réussi ce double dépassement ou non, que ce dépassement même soit possible, cela reste encore à discuter.

[2] Michael Löwy, « Consumé par le feu de la nuit. Le romantisme noir de Guy Debord », Lignes, n° 31, 1997, p. 161-169, repris in L’Étoile du matin. Surréalisme et marxisme, Paris, Syllepse, 2000, p. 79-90.

[3] C’est la thèse que nous défendons dans Le Mouvement situationniste. Une histoire intellectuelle, Paris, L’échappée, 2013.

[4] Michael Löwy et Robert Sayre, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, 2007, et Esprits de feu. Figures du romantisme anticapitaliste, Paris, Éditions du Sandre, 2010.

[5] Comme l’explique l’un de ses protagonistes : Bertrand Louart, « Editorial », Notes & Morceaux choisis. Bulletin critique des sciences, des technologies et de la société industrielle, n° 7, décembre 2006, Paris, La Lenteur, p. 10.

[6] Isabelle Sommier, Xavier Crettiez, et François Audigier. « Glossaire », in Isabelle Sommier (dir.), Violences politiques en France, Paris, Presses de Sciences Po, 2021, p. 391.

[7] On songera peut-être, à lire ces lignes, aux « néo-ruraux » des années 1970. L’examen des ressemblances et des dissemblances entre ces deux phénomènes mériterait d’être mené. En première approche, on pourra lire Catherine Rouvière, Retourner à la terre. L’utopie néo-rurale en Ardèche depuis les années 1960, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.

[8] François Jarrige, Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, Paris, La Découverte, 2016. Bien que Jarrige n’utilise pas le terme d’« anti-industriels », il évoque la plupart des acteurs de cette mouvance dans le chapitre 12, « Contester les techniques dans la société de l’après-croissance », op. cit., p. 311-341.

[9] Guy Debord, In girum imus nocte et consumimur igni [1978], in Œuvres, Paris, Gallimard, 2006, p. 1377. La phrase fait référence au destin d’Ivan Chtcheglov, auteur en 1953 du Formulaire pour un urbanisme nouveau, document fondateur du mouvement situationniste.

[10] Gaston Bachelard, L’Eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière [1942], Paris, Le Livre de Poche, 1996, p. 10.

[11] Guy Debord, « Théorie de la dérive » [1956], in Œuvresop. cit., p. 251.

[12] « Pour un lexique lettriste », Potlatch n° 26, 7 mai 1956, repris in Potlatch. 1954-1957, Paris, Gallimard, 2000, p. 241.

[13] Voir notamment dans Les Bouteilles se couchent, le roman de Patrick Straram sur les premières années du mouvement, la description des jeunes situationnistes en équipage d’un navire lancé sur les eaux (Patrick Straram, Les Bouteilles se couchent, Paris, Allia, 2006, p. 47-58). Pour l’évocation de la découverte de nouveaux continents dans l’espace urbain, voir la mythologie du « continent Contrescarpe » découvert en 1953 par Ivan Chtcheglov (cf. Jean-Marie Apostolidès et Boris Donné, Ivan Chtcheglov, profil perdu, Paris, Allia, 2006, p. 58-67, et Ivan Chtcheglov, « Introduction au Continent Contrescarpe », texte daté du 24 janvier 1964, in Écrits retrouvés, Paris, Allia, 2006, p. 30-31).

[14] Originellement, la métaphore est empruntée à Thomas de Quincey dans ses Confessions d’un mangeur d’opium. Sur la persistance de la métaphore du Passage au Nord-Ouest dans le corpus situationniste, cf. Boris Donné, (Pour Mémoires). Un essai d’élucidation des « Mémoires » de Guy Debord, Paris, Allia, 2004, p. 112-116.

[15] Comme le souligne Éric Dardel, « la mer est une force enveloppante, l’ambiance dans son sens tout à fait propre » (L’Homme et la Terre. Nature de la réalité géographiquein Écrits d’un monde entier, Genève, Héros-limite, 2014, p. 167).

[16] Cf. Pierre Musso, Critique des réseaux, Paris, Presses universitaires de France, 2003, p. 329-340.

[17] Cf. le jeu du « rendez-vous possible » dans lequel le joueur peut « demander par téléphone un autre “rendez-vous possible” à quelqu’un qui ignore où le premier l’a conduit » (Guy Debord, « Théorie de la dérive », op. cit., p. 255).

[18] Cf. par exemple la participation de Debord à une émission de la RTBF en 1959 pour exposer les vues des situationnistes (Christophe Bourseiller, Vie et mort de Guy Debord (1931-1994), Paris, Plon, 1999, p. 140).

[19] Cf. les émissions de radio Les Environs de Fresnes et La Valeur éducative réalisées par Debord entre 1952 et 1954, durant la période de l’Internationale lettriste qui a préparé l’aventure situationniste (reprises respectivement in Guy Debord, Enregistrements magnétiques (1952-1961), Paris, Gallimard, 2010, p. 13-34, et Œuvresop. cit., p. 178-182).

[20] Cf. par exemple les propositions de « guérilla dans les mass-média » formulées par René Viénet dans « Les situationnistes et les nouvelles formes d’action contre la politique et l’art », Internationale situationniste n° 11, octobre 1967, p. 32-33.

[21] Cf. Constant, New Babylon. Art et utopie. Textes situationnistes, Paris, Éditions Cercle d’Art, 1997.

[22] Raoul Vaneigem, « Banalités de base – II », Internationale situationniste, n° 8, janvier 1963, p. 47.

[23] Guy Debord, Rapport sur la construction des situations [1957], Paris, Mille et une nuits, 2000, p. 42.

[24] « Le commencement d’une époque », Internationale situationniste, n° 12, septembre 1969, p. 4.

[25] Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps : tel est le titre du film de Guy Debord réalisé en 1959.

[26] Cf. sa « Note sur In girum », dans laquelle il explique que tout le film est bâti sur le thème de l’eau comme métaphore du temps (reproduite in G. Debord, Œuvresop. cit., p. 1410.)

[27] Comme dans les premières images du film déjà cité, Sur le passage de quelques personnes… (cf. le photogramme reproduit in G. Debord, Œuvresop. cit., p. 484).

[28] Respectivement publiés en 1957 et 1958 (et réédités en 2001 et 2004 aux éditions Allia).

[29] Guy Debord, La Société du spectacle [1967], thèse 178, in Œuvres, op. cit., p. 842.

[30] Zygmunt Bauman, La Vie liquide, trad. Christophe Rosson, Paris, Pluriel, 2013.

[31] Selon le texte même du Poème de Parménide, dans son fragment VIII. Nous empruntons cette expression à Arnaud Villani. Cf. Parménide, Le Poème, traduction et commentaire par Arnaud Villani, Paris, Hermann, 2011.

[32] Pour le récit des circonstances entourant cette rencontre, voir Miguel Amorós, Les Situationnistes et l’anarchie, Villasavary, Éditions de la Roue, 2012, p. 113-153.

[33] Miguel Amorós, op. cit., p. 137. Le parcours politique et intellectuel de Bookchin est retracé in Janet Biehl, La Vie de Murray Bookchin. Écologie ou catastrophe, Coaraze, L’amourier, 2018.

[34] Janet Biehl, La Vie de Murray Bookchin, op. cit., p. 227.

[35] Cf. La véritable scission dans l’Internationale [1972], § 14 à 18, in Œuvresop. cit., p. 1098-1102.

[36] Guy Debord, La Planète malade, Paris, Gallimard, 2004.

[37] Guy Debord, La Planète maladein Œuvresop. cit., p. 1063.

[38] Ibid., p. 1063.

[39] Ibid., p. 1068.

[40] Comme le remarque Serge Milan, plus qu’à un film proprement dit, In girum s’apparente par bien des côtés à ces formes littéraires que sont l’autobiographie, le panégyrique (par son recours au discours laudateur) ou même le manifeste d’avant-garde (par sa violence à l’encontre des spectateurs et son exposé théorique). Cf. Serge Milan, « In girum imus nocte et consumimur igni. L’étendard de Guy Debord », Cahiers de narratologie, n°16, 2009, URL : http://journals.openedition.org/narratologie/1069

[41] Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle [1988], in Œuvresop. cit., p. 1599.

[42] Les exemples qu’il en donne dans ce livre parlent d’eux-mêmes : la falsification industrielle des vins et de la viande par la chimie agro-alimentaire ; le caractère foncièrement nocif de la production d’énergie électronucléaire ; l’effet déstructurant des médias de masse sur la conscience des spectateurs ; ou encore le développement de l’informatique, « qui se fait passer pour la source intemporelle d’une logique supérieure, impartiale et totale » (op. cit., p. 1602-1603, 1609-1610, 1613-1616). Pour un examen approfondi de la critique debordienne de la société industrielle, nous renvoyons à notre article « Guy Debord et la technologie », à paraître dans la Revue française d’histoire des idées politiques en juin 2022.

[43] Il paraîtra finalement sous une forme légèrement modifiée et sous le titre « Abolir » (Encyclopédie des nuisances, n° 11, juin 1987, p. 245-250).

[44] Guy Debord, « Abolition », in Lettre à Jaime Semprun, 4 mai 1986, recueillie in Correspondance, volume 6 (janvier 1979 – décembre 1987), Paris, Fayard, 2006, p. 419.

[45] Cf. Georg Bollenbeck, « Kulturkritik : ein unterschätzter Reflexionsmodus der Moderne », Zeitschrift für Literaturwissenschaft und Linguistik, vol. 35, n° 1, mars 2005, p. 41-53.

[46] Mario Perniola, « An Aesthetic of the “Grand Style”: Guy Debord », SubStance, vol. 28, n° 3, 1999, p. 89-101.

[47] Guy Debord, Panégyrique, tome premier [1989], Œuvresop. cit., p. 1674.

[48] Cf. « Domination de la nature, idéologies et classes », Internationale situationniste n° 8, janvier 1963, p. 3-14.

[49] Guy Debord, Panégyrique, tome premier [1989], in Œuvresop. cit., p. 1674-1675. Cette description correspond à un épisode réel, comme en atteste une lettre à Gérard Lebovici en date du 14 juillet 1976 (Correspondance, vol. 5, janvier 1973 – décembre 1978, p. 359).

[50] Boris Donné, « Debord et le sublime, ou le retour de Guy l’Éclair », in Yan Ciret (éd.), Figures de la négation. Avant-gardes du dépassement de l’art, Paris, Paris-Musées / Saint-Etienne, Musée d’art moderne de Saint-Étienne, 2004 p. 13-21.

[51] Cf. Tom Cochrane, « The Emotional Experience of the Sublime », Canadian Journal of Philosophy, vol. 42, n° 2, 2012, p. 125-148; Emily Brady, The Sublime in Modern Philosophy: Aesthetics, Ethics and Nature, Cambridge, Cambridge University Press, 2013.

[52] La Planète maladeop. cit., p. 1065.

[53] In girum imus nocte et consumimur igni [1978], in Œuvresop. cit., p. 1358.

[54] « Préface à la 4e édition italienne de La Société du spectacle » [1979], in Œuvresop. cit., p. 1466.

[55] Guy Debord, Panégyrique, tome premier [1989], in Œuvresop. cit., p. 1672. Même si Debord reviendra fréquemment à Paris, demandant aussi à ce que ses cendres soient dispersées dans la Seine, c’est à Champot qu’il choisira de se donner la mort en 1994.

[56] Encyclopédie des Nuisances, Remarques sur l’agriculture génétiquement modifiée et la dégradation des espèces, Paris, Editions de l’Encyclopédie des Nuisances, 1999, p. 104-105.

[57] Jaime Semprun, « Le fantôme de la théorie » [2003], in René Riesel et Jaime Semprun, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, Paris, Editions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2008, p. 125.

[58] Cf. par exemple « Comme on fait son pain… Autonomes matériellement, libres politiquement », entretien avec Camille Madelain et Loïc Bielmann, de la ferme de Bellevue (dans la commune de Faux-la-Montagne, Limousin), paru dans la revue Offensive n° 22, mai 2009, p. 30-31.

[59] La Société du spectacleop. cit., thèse 176.

[60] Eugen Weber, La Fin des terroirs. La modernisation de la France rurale (1870-1914), Paris, Fayard, 1983, p. 77-78.

[61] Hannah Arendt, Essai sur la révolution, Paris, Gallimard, 1985, p. 56-58.

[62] Gianfranco Marelli, La Dernière Internationale. Les Situationnistes au-delà de l’art et de la politique, Arles, Sulliver, 2000, p. 81.

[63] Op. cit., p. 136 et 139.

[64] Jaime Semprun, Apologie pour l’insurrection algérienne, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2001, p. 20 et p. 57.

[65] Jacques Philipponneau, « Quelques questions préalables très pratiques », texte publié dans In extremis. Bulletin de liaison et de critique anti-industrielle, n° 2, été 2002, p. 16. Le risque est en revanche que chacune de ces contre-sociétés, faute d’œuvrer comme le levain dans la pâte, s’isole et « retourne en quelque sorte contre elle-même et vers l’intérieur l’énergie qu’elle ne peut déployer à l’extérieur », comme le signalait très tôt ce précurseur de la mouvance anti-industrielle que fut Bernard Charbonneau (Le Feu vert. Autocritique du mouvement écologiste [1980], Lyon, Parangon/Vs, 2009, p. 149).

[66] Gaston Bachelard, L’Eau et les rêvesop. cit., p. 11.

[67] Encyclopédie des Nuisances, Remarques sur l’agriculture génétiquement modifiéeop. cit., p. 70-71.

[68] Joël Cornuault a participé dans les années 1970 à la nébuleuse post-situationniste. Depuis les années 1980, ses textes convergent largement avec ceux de la mouvance anti-industrielle. Sur la participation de Joël Cornuault aux activités des groupes post-situationnistes français et américains dans les années 1970, cf. Ken Knabb, Secrets publics. Escarmouches choisies, Arles, Sulliver, 2007, p. 121, 129, 132-134, 177, 257-261, 268, 271.

[69] Joël Cornuault, « Présentation » de l’anthologie de textes d’Élisée Reclus, Du sentiment de nature dans les sociétés modernes, Charenton, Premières Pierres, 2002, p. 9.

[70] Joël Cornuault, « Présentation » de sa traduction du texte de John Burroughs, Construire sa maison, Charenton, Premières Pierres, 2005, p. 18.

[71] Joël Cornuault, « Comment je vois l’arbre », texte recueilli in Plein Chant n° 73, Souviens-toi de vivre. Poèmes, essais & chroniques de Joël Cornuault, Bassac, printemps 2001, p. 20. Cf. également, dans le livre de Bertrand Louart L’Autonomie du vivant. Un nouveau paradigme pour la vie sur Terre (Paris, auto-édition, 2009, p. 39), la référence à l’article de Gérard Nissim Amzallag, « L’arbre est un buisson » (paru dans la revue Cadmos n° 11, automne 2007), dans lequel le biologiste propose le concept d’hétérarchie pour comprendre le mode d’organisation dynamique propre à l’arbre et plus généralement aux êtres vivants.