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“La montagne n’est pas une carte postale” : bergère VS folklore touristique
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
La montagne l’été, ses ruisseaux, ses marmottes, ses troupeaux de moutons et de vaches… L’air pur et le grand calme. L’image que nous avons de la montagne en France est celle d’un havre de paix où il fait bon skier l’hiver et randonner l’été. La randonnée est d’ailleurs une pratique en plein boom, en particulier depuis l’épidémie de Covid, et l’une des activités les plus pratiquées des Français. Ce serait une sorte de chemin vers la sagesse popularisé par des écrivains comme Sylvain Tesson et gage de vacances déconnectées et dynamiques à la fois. Ce printemps, nous étions deux amis et collègues de Frustration à nous rendre comme chaque année sur le GR10 : il s’agit d’un mythique sentier qui traverse la chaîne des Pyrénées d’est en ouest, de la Méditerranée à l’Atlantique. Celles et ceux qui ont beaucoup de congés disponibles ou de dynamiques retraité.e.s font cette traversée en 45 jours. D’autres, comme nous, en font un petit bout chaque année. Pendant une semaine, nous vivons en immersion dans la montagne au rythme du bivouac, du ravitaillement dans des cabanes prévues à cet effet et de repas collectif dans des refuges (des petites auberges aménagées en altitudes) ou des gîtes d’étapes (plus bas, dans les vallées). C’est ainsi que nous y avons rencontré nos confrères randonneurs, les « Grdistes », qui ne sont pas, disons-le, le commun des mortels : on trouve plutôt des cadres, des ingénieurs et des retraités à l’abri du besoin. La montagne est ouverte à tous mais elle n’est pas absolument accessible : l’achat d’équipement, le prix des repas et de l’hébergement et le temps disponible ne sont pas à la portée de tout le monde.
Berger, une profession romantisée
Durant ces discussions du soir, ou lorsqu’ils se croisent au détour d’un chemin, les randonneurs parlent de la météo, de l’orage qui arrive, de ce col bien difficile à franchir, de leur équipement Décathlon dernier cri (pour les plus riches : le Vieux Campeur) mais aussi des bergers, de leurs troupeaux et surtout… de leurs chiens. Car les randonneurs ne sont pas seuls : outre la faune sauvage, ils croisent aussi du bétail, ceux qui le gèrent et ceux qui le surveillent. Ces derniers sont des chiens de protection dont la présence effraie et parfois scandalise nos randonneurs. Sur le parcours du GR10, certains Patou (la race de gros chien blanc des bergers pyrénéens) suscitent une peur mythique, bien que les véritables incidents soient rares. Les bergers, quant à eux, suscitent la curiosité : que font-ils de leur journée ? Font-ils la sieste, allongés au soleil, une brindille au coin de la bouche ? « Tout de même, ils ne sont pas très causants », se plaignait un cadre retraité de Total lors d’un repas partagé. Il trouvait cela décevant qu’un jeune berger croisé dans la journée ne lui ait pas fait la causette.
La vie des bergers imaginée par Jean-Michel Randonneur (pas du tout, ce tableau s’appelle Jeune berger dans un paysage, réalisé par François Bouchet entre 1739 et 1745)
C’est précisément contre ce genre de propos que Lucie*, bergère de son état, s’insurge lors de nos premiers échanges. Elle qui travaille en Ariège, non loin du GR 10, trouve que de nombreux randonneurs ne se comportent pas bien avec les bergers qu’ils estiment trop souvent faire partie du décor bucolique où ils passent leurs vacances : « on est facilement considérés comme faisant partie de la prestation, me dit-elle. On s’imagine qu’on sera forcément disponibles et souriants pour répondre à toutes les questions. Il nous arrive de discuter avec plaisir. Mais il faut garder à l’esprit qu’on travaille. » Certains comportements sont nettement plus problématiques : « Certaines personnes (généralement les CSP+ ou ++, qui « font de la montagne depuis toujours » et auxquelles on n’a donc rien à apprendre), se permettent « là-haut » des comportements qu’ils ne s’autoriseraient jamais en ville. Il y a par exemple de nombreux exemples de personnes qui rentrent (y compris de force) dans nos cabanes, se servent dans notre nourriture (héliportée en début de saison et rationnée), et partent en laissant leurs déchets, et parfois un billet. Preuve que pour eux tout est consommable. »
Pour Lucie, ce manque de considération des randonneurs fait écho à un texte du sociologue Pierre Bourdieu intitulé « la classe objet » et qui parle de la représentation des paysans. Pour lui, la paysannerie est l’une des catégories sociales les plus aliénées dans l’image qu’elle a d’elle-même car comme toutes les classes dominées elle est décrite, pensée et illustrée par la classe dominante, la bourgeoisie. « Les classes dominées ne parlent pas, elles sont parlées », nous dit-il dans son article. Les paysans sont particulièrement touchés par un processus de folklorisation, « qui met la paysannerie au musée et qui convertit les derniers paysans en gardiens d’une nature transformée en paysage pour citadins » et qui constitue « l’accompagnement nécessaire de de la dépossession et de l’exclusion ».
Des conflits sociaux, même dans les hauteurs
Et il est vrai que s’il est un métier qui a particulièrement été « parlé » par les classes dominantes, c’est bien celui de berger. Cette figure mythique a fait l’objet de tableaux, de poèmes, d’une littérature : le genre de la « pastorale » ou encore le style rococo puis le romantisme ont tour à tour mis en scène une nature perdue, à la fois inoffensive et généreuse, qui rendaient nostalgiques autrefois les aristocrates de cour, aujourd’hui les citadins, et dont les innocents bergers sont la figure phare. Le berger serait un doux rêveur, libre et solitaire. La folklorisation que nous ramenons dans nos valises ou nos sacs à dos participe à gommer les rapports de dominations entre les groupes que nous croisons sur notre route. Un peu à l’image de ces touristes qui reviennent des pays pauvres en trouvant que les gens là-bas y sont « souriants malgré la misère » et nient au passage les rapports néocoloniaux qu’ils subissent (et auxquels nombre de nos entreprises participent toujours), on a tendance à oublier que les bergers sont des travailleurs pris dans des conflits sociaux. Lucie est syndiquée et me rappelle qu’une grande partie des bergers sont des salariés, désormais en lutte pour améliorer leurs conditions de travail.
Un peu à l’image de ces touristes qui reviennent des pays pauvres en trouvant que les gens là-bas y sont « souriants malgré la misère » et nient au passage les rapports néocoloniaux qu’ils subissent, on a tendance à oublier que les bergers sont des travailleurs pris dans des conflits sociaux.
« Les reportages sur les bergers contribuent à invisibiliser les bergers salariés, qui sont pourtant largement majoritaires. Très souvent, les reporters appellent « bergers » des personnes qui sont en réalité éleveurs, éventuellement « éleveurs-bergers » (lorsque c’est le propriétaire du troupeau qui en assure également la garde). » Les rapports entre éleveurs et bergers sont des rapports salariaux avec des circonstances qui peuvent être défavorables aux seconds : les bergères et bergers doivent vivre en altitude, à proximité du troupeau, et leurs conditions de logements sont donc compliquées : « De très nombreux collègues sont encore hébergés dans des conditions médiévales. Dans mon cas, j’ai un employeur plutôt volontaire. Sur les 5 quartiers que nous occupons, il y a 2 cabanes neuves (financées par la commune il me semble). L’eau courante n’est disponible que dans l’une des deux. L’électricité dans les 2. Dans les autres secteurs, nous logeons dans des « cabanes d’urgence » de 4m2. Si nous sommes contraints de nous loger dans autant de quartiers différents, c’est à cause de la nécessité d’être toujours à proximité du troupeau. Lors de saisons passées, j’ai connu une cabane en dur qui ressemblait à une grotte, sans eau, sans électricité, infestée de rongeurs et qui ruisselaient lors des fortes pluies. Mon voisin d’estive de l’époque disait que je vivais dans une « tute de marmotte » (= un terrier). »
Dans Le Secret de Brokeback Mountain (2006), deux bergers font face à de nombreux aléas (attaques d’un ours, foudre, neige précoce…) sur fond de relations conflictuelles avec un patron odieux.
Les journées des bergers débutent avec le lever du soleil et suivent le rythme du troupeau (« Quelqu’un qui n’exerce pas notre métier peine aussi à se figurer qu’un troupeau qui mange a besoin de calme, et que toute perturbation peut complètement bouleverser et complexifier le programme de la journée. Il importe de déranger les animaux le moins possible, de ne pas s’en approcher tant que c’est possible »), pour se terminer dans la soirée, parfois vers 22h. La convention collective impose une journée de repos par semaine mais vue la distance entre leur lieu de travail et le premier village (entre 45 minutes et 4h de marche selon les localisations, nous dit Lucie), ce jour tant attendu est souvent passé en altitude.
On est loin du berger qui joue de la flûte en contemplant l’horizon : « Il faut s’imaginer travailler 12h de suite, par tous les temps. Rentrer à la cabane les jambes fatiguées. Lutter pour trouver un endroit ou faire sécher nos vêtements. Ne pas pouvoir se doucher. Et se dire qu’il faut encore aller chercher de l’eau. C’est mignon 2 jours mais je vous promets que le charme s’évanouit très vite ».
“Le syndicalisme permet de nous extirper des visions virilistes du métier, et d’assumer de ne pas vouloir se flinguer au travail.“
Des conflits qui existent par ailleurs dans la société n’épargnent pas les gardiennes et gardiens de troupeaux : le sexisme et les agressions sexuelles y sont une réalité : « Les violences sexuelles et sexistes sont assez présentes. Les propos misogynes sont monnaie courante, les attouchements type main aux fesses ne sont pas si rares (et considérés comme très normaux et très rigolos). Enfin, certaines collègues ont connu des agressions très graves (agressions physiques et viols). Il y a aussi une forme de pression mise sur les femmes, issue d’une vision très viriliste et axée sur les performances physiques du métier. Lorsque cette pression est accompagnée de propos violents et de remarques désobligeantes (exemple “une femme ça n’a rien à faire à la montagne”), elle décourage parfois à continuer dans le métier. Les femmes sont de plus en plus nombreuses à devenir gardiennes de troupeau, pour autant il y a un vrai enjeu à les protéger de ces violences, pour leur donner toutes les chances de durer dans cette profession. »
Ancienne cabane de berger devenue abri pour randonneur sur le GR 10 en Ariège
Pour Lucie, il ne faut pas non plus oublier l’homophobie qui reste assez présente dans le métier. Elle se souvient de l’un de ses collègues en couple avec un homme qui cachait, « car il avait peur de se faire casser la gueule ».
Comme toutes les professions dont la société nourrit une vision romantique, le métier de berger est souvent considéré comme un « métier passion » qui justifierait des conditions de travail dégradées. Lucie se souvient encore d’une publication d’offres d’emploi qui qualifiait la saison de berger de « vacances différentes ». C’est un métier qui nécessite des compétences particulières, une bonne connaissance de la montagne et qui pousse parfois à en faire beaucoup pour faire ses preuves, surtout quand on est une femme. Pour Lucie, la syndicalisation est un remède à cette course à la légitimité : elle permet selon elle « de nous extirper des visions virilistes du métier, et d’assumer de ne pas vouloir se flinguer au travail. » Un premier Syndicat des Gardiens de Troupeaux (SGT), affilié à la CGT a vu le jour en Isère en 2014 et s’est depuis étendu à l’Ariège et aux Alpes du Sud. « Même si ces structures sont récentes, on commence à être visibles et « connus ». On construit petit à petit le rapport de force. » se réjouit Lucie.
Le tourisme n’est pas le seul futur possible
Comme la plupart des gens qui travaillent dans le secteur agricole, Lucie est clairement passionnée par son métier. Sur son compte Instagram, elle publie des photos à faire pâlir d’envie toutes celles et ceux qui, comme moi, se sentent mieux à la montagne que partout ailleurs.
Le tourisme lié à la montagne est pourtant ambivalent vis-à-vis de ceux qui y travaillent et y vivent. Le développement des résidences secondaires fait flamber les prix et les conditions demandées pour louer un logement peuvent être aussi contraignantes que dans les grandes villes. Les personnes croisées en Ariège ont un rapport variable au problème des résidences secondaires : d’un côté, les habitants occasionnels redonnent vie à des petits villages désertifiés, mais de l’autre, est-ce vraiment la vie ? Lucie estime que ces « villages témoins » composés d’une majorité de résidences secondaires ne sont pas le seul avenir possible de la montagne et que le choix du tourisme comme unique mode de développement empêche des jeunes de venir s’installer et de vivre pleinement dans les petites communes de montagne. Les Pyrénées ont perdu durant ces 50 dernières une forte activité industrielle (en particulier minière) et agricole (l’élevage qui a fortement diminué). Est-ce pour autant une région condamnée à devenir un simple décor pour touristes ?
Plusieurs communes et leurs habitants se battent contre la désertification : le collectif « Que la montagne est rebelle » a été lancé en 2011 par les mairies et citoyens des communes de Mérens-les-Vals et l’Hospitalet en réaction à la réduction croissante des services publics. En référence à la chanson de Jean Ferrat « La montagne », où la phrase « que la montagne est belle » vient ponctuer des couplets racontant le départ à la ville des habitants des montagnes, elle entend offrir un autre futur aux communes d’Ariège. On trouve encore de nombreux stickers avec ce nom-slogan collés dans les refuges, bistrots et cabanes mais le site internet du collectif est hélas hors service…
L’expérience de Lucie nous rappelle que le touriste a toujours tendance à vivre dans un monde parallèle, où les rapports de domination et les conflits sont gommés, les travailleurs invisibilisés.
Comment bien se comporter quand on est un touriste visitant une autre région ou un autre pays ? L’expérience de Lucie nous rappelle que le touriste a toujours tendance à vivre dans un monde parallèle, où les rapports de domination et les conflits sont gommés, ou les travailleurs sont invisibilisés. Mais n’est-ce pas cela que nous promet le capitalisme touristique ? Une « expérience » à la fois authentique et apaisante, donc… inauthentique. Car hélas, il n’y a pas un seul endroit du globe qui n’est pas traversé par des conflits sociaux auxquels notre présence touristique, souvent, contribue. Au-delà de l’interrogation individuelle sur ses propres comportements, un questionnement collectif est nécessaire. Et particulièrement pour nous, habitants d’un pays qui reste la première destination touristique mondiale : voulons-nous vraiment que le tourisme soit le seul avenir de nombreuses régions ?
Affiche du collectif Droit à la ville Douarnenez, réalisée par Marion Riotgrrl, à télécharger ici
Les habitants des montagnes comme ceux des littoraux, écrasés par le poids de l’immobilier de location courte durée ou par les résidences secondaires, commencent à répondre à cette question : bien loin des Pyrénées, en Bretagne, la ville de Douarnenez compte désormais un collectif de recherche-action (qui lie activisme et recherche) pour le « droit à la ville » et contre la « touristification » de la petite ville portuaire en passe d’être transformée en musée et résidence AirBnb de masse. En mai dernier, une manifestation y a perturbé l’arrivée des passagers d’une croisière de luxe, ouvrant le débat sur l’avenir de la ville. A Marseille, les graffitis hostiles à la plateforme de location se multiplient dans le centre-ville et un appartement en location courte durée a été tagué et saccagé en mars. Pendant ce temps, tel David contre Golliath, la communauté de commune de l’Île d’Oléron a réussi à faire condamner Air Bnb pour le non-paiement des taxes de séjour. Une « victoire symbolique », nous dit la presse, mais une victoire tout de même. De notre côté, on espère et on souhaite que celles et ceux qui, comme Lucie, pensent que leur vie et leur travail ne sont pas destinés à devenir des cartes postales pour touristes aisés ont de beaux jours devant eux. Pour que la montagne reste belle, il faudra qu’elle soit rebelle.
Nicolas Framont
*Le prénom a été modifié
Merci à Lucie de m’avoir parlé de son métier, de ses contraintes et de ses joies
Image d’en-tête : la montagne d’Ariège en juin 2023, NF