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Vers une dérive bananière des démocraties ? Le cas de la France

Lien publiée le 18 août 2023

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Vers une dérive bananière des démocraties ? Le cas de la France - Élucid (elucid.media)

Culture du conflit d’intérêts et du pantouflage, contre-pouvoirs affaiblis, muselage financier du monde académique et médiatique : nos démocraties se défont petit à petit de leurs valeurs.

Les valeurs démocratiques sont intrinsèquement vertueuses. Sur papier, la démocratie occidentale est une promesse d’intégrité des institutions, de séparation des pouvoirs, de respect des libertés fondamentales, de maintien de contre-pouvoirs opérants, et d’une transparence de la gouvernance. Dans la réalité, les affaires qui ont défrayé la chronique en France ces dernières années montrent un autre visage des démocraties.

Leur nouveau visage se rapproche de celui d’oligarchies où le pouvoir se fait complaisant avec les collusions et conflits d’intérêts, et répressif face aux contre-pouvoirs et à la contestation. Retour en quelques exemples sur cette détérioration des valeurs démocratiques à travers des événements récents en France.

Éthique bafouée

De part et d’autre de l’Atlantique, les affaires politico-judiciaires concernant des dirigeants politiques (Trump, Sarkozy, Fillon…) n’ont jamais été une exception. Plus insidieuse en revanche est la multiplication de pratiques peu éthiques, sans être clairement illégales, car elle témoigne d’un climat. Celui d’un affaissement des standards d’intégrité des institutions.

En France, l’affaire McKinsey est symptomatique de ces pratiques qui entachent la politique française. Pour rappel, une dizaine de consultants de McKinsey se sont impliqués officieusement en 2016 dans la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron, sans que ces services soient comptabilisés et déclarés formellement dans les comptes de campagne. Cela entravait un principe de base en démocratie, qui consiste à facturer ce type de services et à refuser les dons ou avantages en nature, afin de limiter l’influence des acteurs économiques sur la vie politique.

Plus tard, quand Macron accède au pouvoir, c’est au cabinet McKinsey qu’il attribue des contrats en priorité, offrant des signes troublants de renvoi d’ascenseur, y compris pour des rapports inutilisés et surfacturés. Favoritisme et recel de favoritisme ? Une information judiciaire est ouverte à ce sujet, mais dans ces affaires, il est aisé de jouer sur la lettre de la loi pour éviter d’en respecter l’esprit.

Côté McKinsey, on invoque que « tout salarié de la firme, comme le prévoit la loi française pour tout citoyen, a le droit de s’investir à titre personnel dans la vie démocratique de son pays ». Cet argumentaire vaut-il pour les citoyens qui sont par ailleurs hauts dirigeants de McKinsey et en position d’obtenir un retour d’ascenseur ultérieur, comme ce fut le cas ? Même si la justice s’en tient à une interprétation complaisante, le laxisme éthique qu’illustre cette affaire et qui frappe l’opinion affaiblit la légitimité du pouvoir.

Quelques mois après l’affaire McKinsey éclatait l’affaire du Fonds Marianne. Soupçons de détournement de fonds, accusations de favoritisme, contenus controversés, l’utilisation de cet argent public par le gouvernement fait l’objet de deux enquêtes, judiciaire et parlementaire, car il aurait potentiellement servi un tout autre but, celui de cibler l’opposition contre Macron. Des pratiques qui dénotent, encore une fois, une culture politique dégradée. Si les méfaits s’avéraient difficiles à prouver dans un tribunal, ces agissements réduisent la confiance des citoyens dans l’intégrité des institutions.



Pantouflages normalisés

Un autre indicateur d’un climat éthique détérioré est le brouillage des frontières entre intérêt public et intérêts privés, entre bien commun et intérêts commerciaux. En France, l’Observatoire des multinationales vient de publier, le 29 juin dernier, un rapport qui montre la fréquence à laquelle des députés deviennent lobbyistes ou inversement, des hauts fonctionnaires se mettent au service d’intérêts économiques qu’ils étaient chargés de réguler.

Des allers-retours « devenus silencieusement la norme » sous la Macronie, déplore le rapport. Ainsi, 34 % des ministres et secrétaires d’État de Macron depuis 2017 venaient du monde des grandes entreprises, et 51 % de ceux qui sont partis se sont reconvertis dans le privé.

Contestation réprimée

Les réponses de l’Élysée aux manifestations des Gilets jaunes, puis à celles visant la réforme des retraites, témoignent d’une volonté de délégitimer la rue. Dans le Monde Diplomatique, le journaliste et historien Benoît Bréville parle d’un nouveau paradigme du pouvoir, héritier de l’ère Thatcher, qui consiste à « résister à la rue » :

« Peut-on encore faire reculer un gouvernement, mettre en échec une décision prise par le pouvoir ? Il n’y a pas si longtemps, la réponse allait de soi en France. Quand ils se trouvaient confrontés à des mouvements sociaux durables, déterminés, organisés, qui mettaient dans la rue des foules massives, les dirigeants pouvaient battre en retraite. Et leur recul démontrait la possibilité pour la population de se faire entendre en dehors des périodes électorales auxquelles une vie démocratique ne saurait se résumer. »

Mais dorénavant, les gouvernants ne reculent plus :

« Même devant les poubelles qui s’entassent, les stations-service à sec, les trains annulés, les classes fermées, les routes bloquées. […] Et si la situation devient intenable, ils réquisitionnent, ils répriment. Cette dureté serait même devenue un attribut du pouvoir en République : "résister à la rue" témoignerait d’un sens de l’État, du courage politique. »

Cette conception d’une sorte de démocratie 2.0 se trouve illustrée par les propos tenus par Emmanuel Macron le 21 mars dernier, lorsqu’il a estimé que la foule n’avait pas la légitimité des représentants élus : « L’émeute ne l’emporte pas sur les représentants du peuple et la foule n’a pas la légitimité face au peuple qui s’exprime, souverain, à travers ses élus ».

Cette posture témoigne d’une méconnaissance des mécanismes démocratiques, qui incluent l’expression citoyenne, objecte un universitaire. « Le peuple citoyen est légitime dans son activité de surveillance », explique Patrick Charaudeau, professeur à la Sorbonne et chercheur au CNRS. « Le peuple prend le droit de tout critiquer publiquement », il dispose en quelque sorte d’un « droit de regard ».

Grève générale en protestation à la réforme des retraites, Place d'Italie, Paris, 31 janvier 2023 - Alain Jocard - @AFP

Ainsi, face à la puissance politique, il y a la puissance citoyenne. Ce faisant, deux légitimités s’affrontent : celle, politique, qui a force de la Loi, voire de coercition, et qui est issue de la délégation de pouvoir ; et celle qui représente la force mandatrice du peuple citoyen dans son activité de surveillance, laquelle l’autorise à évaluer, critiquer, protester, revendiquer et éventuellement révoquer. « C’est ce que semble, ou veut, ignorer Emmanuel Macron », conclut le chercheur.

Médias contrôlés ou en perte d'indépendance

Institution clé du débat démocratique, le secteur des médias est, partout dans les pays développés, mal en point. En France, on savait déjà que 90 % des médias appartiennent à 9 milliardaires, comme Vincent Bolloré, Xavier Niel, Serge Dassault ou Patrick Drahi. Mais ce que l’on sait moins, c'est que même les médias restés indépendants subissent un affaiblissement.

Le Canard Enchaîné, bien qu’autonome financièrement, ne semble pas réussir à pleinement réaliser cette indépendance : sa ligne éditoriale ne se distancie pas suffisamment du pouvoir, selon un ouvrage critique récent : macronisme rampant, emploi fictif, pigistes et dessinateurs mal payés, refus de la direction d’introduire un comité d’entreprise, le journal qui avait tout pour rester indépendant ne l'est plus, selon « Cher Canard », le livre-enquête du journaliste Christophe Nobili, ancien membre de la rédaction, qui raconte cette dérive insoupçonnée.

Témoin de cette perte d’influence, la chute de l’audience, passée de 500 000 lecteurs il y a 20 ans à moins de 260 000 aujourd'hui. C'est Off Investigation, un média indépendant qui avait financé par crowdfunding son enquête en 8 épisodes « Emmanuel Macron, un homme d'affaires à l'Élysée », qui offre le compte-rendu du livre sur sa chaîne YouTube.

Plus généralement, un des plus grands dangers qui guette les rédactions est celui d’être noyautées. Des journalistes payés par des agences de relations publiques pour promouvoir discrètement certaines grandes entreprises, ou défendre l'intérêt de lobbies ou de pays, avec des articles qui ont toutes les apparences du journalisme factuel : cette réalité n’est pas anecdotique. C’est un témoignage très lu, d’un journaliste écrivant sous couvert d’anonymat, sur fakirpresse.info, qui l’a dénoncée en détail en 2022. Extrait du témoignage publié sur ce journal en ligne engagé :

« Pourtant, au fil des mois, on propose d’augmenter ma rémunération. Je suis un bon producteur de désinformation, le parfait bras armé (d’un stylo) des lobbyistes. Je n’ai même pas à réclamer : de 60 euros l’article, je passe à 70, 80 puis 90 euros. Et au bout de quelques années, je n’écris pas pour moins de 110 euros. Pour les sujets un peu techniques, les tribunes et les urgences, allez, ça peut aller jusqu’à 200 euros. »

Dès lors, il en résulte une perte de confiance dans l’institution des médias, car le citoyen se demande : combien d'articles de ce genre ai-je lus sans m'en douter ?



Ce problème est loin de se limiter à la France. Aux États-Unis, les médias les plus légitimes ont publié parfois une information biaisée – qui répond davantage à la définition de communication que d’information – sur des personnalités de première importance. Encensé de manière quasi unanime par les médias, adeptes de son « philanthro-capitalisme », Bill Gates a jusqu’ici reçu une couverture médiatique très largement positive. Dans certains cas, le conflit d’intérêts était flagrant, mais non divulgué.

Ainsi, deux chroniqueurs du New York Times, David Bornstein et Tina Rosenberg, ont couvert pendant des années l’actualité sur la Fondation Gates dans les colonnes du journal de référence, sans révéler qu'ils travaillaient aussi pour un groupe lourdement financé par la Fondation : le Solutions Journalism Network (1: Désinformation économique, repérer les stratégies marketing qui enjolivent les chiffres officiels, Myret Zaki, éditions Favre, février 2022.1). Le New York Times, un des journaux qui influencent le plus l’opinion mondiale, a publié des articles promotionnels à propos des projets de la Fondation Gates durant des années. Des articles portés par la crédibilité du journal, alors que des liens d’intérêt disqualifiaient les auteurs.

À l’évidence, il est essentiel que des journalistes indépendants de Bill Gates puissent informer à propos des projets du magnat, car ils ont un impact considérable. Il est dès lors impératif, précisément dans le cas des richissimes fondations, d’avoir une analyse indépendante concernant leurs projets.

Académies sponsorisés

Mi-juin 2023, on apprenait la création d’une chaire d’enseignement et de recherche à l’Institut Polytechnique, financée par Dassault. Cela signifie que les chercheurs des quatre écoles de l’Institut Polytechnique de Paris (École polytechnique, ENSTA Paris, Télécom Paris, Télécom SudParis) devront leurs moyens de recherche au géant de la défense, dans le domaine de l’architecture des systèmes complexes. Comment l'indépendance du corps académique peut-elle être garantie dans ces conditions ?

Le problème va bien au-delà de ce secteur. En Suisse, de nombreux professeurs d’économie des différentes universités reçoivent des revenus complémentaires d’instituts financés par des banques. Cela leur donne-t-il une liberté de ton lorsqu’il s’agit de commenter des événements comme la faillite récente de Credit Suisse, et son absorption par UBS ? Très peu de représentants du monde académique se sont exprimés dans les médias sur cette question.

Au sein des cours donnés dans les facultés d’économie et de finance, les thématiques des crises des marchés financiers et l’actualité bancaire comme celle de Credit Suisse sont très peu, ou pas abordées, encore moins sous un angle critique. De même, la problématique est bien connue aux États-Unis, où les business schools et le monde académique lèvent des fonds auprès des entreprises, ce qui aboutit à promouvoir les idées et concepts des sponsors dans les contenus produits.

Au final, la vie démocratique et ses institutions pourront difficilement résister à une privatisation de leur financement et à une pénétration d’intérêts privés au cœur de leur gouvernance. Le défi : maintenir une gouvernance politique hermétique au sponsoring et au lobbying d’entreprises, ainsi que des médias indépendants et une recherche universitaire indépendante, comme garde-fous indispensables. Ce combat essentiel pour préserver l’imperméabilité des institutions et pour assurer la protection des intérêts les plus larges des citoyens continuera de poursuivre les démocraties. C’est par son échec qu’elles périront.