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Chili 50 ans après, quelle voie au socialisme ?

Chili histoire

Lien publiée le 17 septembre 2023

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Chili 50 ans après, quelle voie au socialisme ? (revolutionpermanente.fr)

La difficulté, lorsque l’on rend hommage au Chili des années 1970, c’est que l’on se retrouve le plus souvent comme pris en étau. D’un côté, il y a le face-à-face entre le général aux lunettes fumées, sorte de symbole d’un fascisme latino-américain, Pinochet, et la figure d’Allende, qui préfère mourir plutôt que se rendre aux militaires félons. De l’autre, il y a le souvenir de la répression, d’une extrême violence, avec son cortège de disparus. C’est donc généralement une sorte de tribut que l’on rend à l’Unité Populaire, le cartel d’organisations de gauche qui remporte les élections en 1970, plus qu’une évocation de ce qui fait, avant tout, les années 1970-1973 au Chili : des années d’espoir de changement radical et de profondes transformations sociales, dans les quartiers, à la campagne, dans les entreprises, dans les écoles. En un mot, des années de révolution.

Le processus chilien met en mouvement celles et ceux que l’Histoire entend généralement reléguer au rang de spectateurs ou de victimes et qui deviennent, tout à coup, des sujets : ouvrières et ouvriers du rang, mineurs, habitants des quartiers et des bidonvilles, paysans et jeunes. Mais au moment d’évoquer le processus, leurs espoirs et leurs combats sont comme écrasés par la conscience que nous avons du coup d’État sanglant du 11 septembre 1973, comme annulés par les longues années du pinochetisme qui a perduré pendant plus d’un quart de siècle après la fin de la dictature, jusqu’à l’explosion d’octobre-novembre 2019. Lors de la cérémonie du cinquantenaire qui s’est tenue à Paris, place Salvador Allende, le 11 septembre 2023, Jean-Luc Mélenchon déclarait à la tribune qu’il ne « peut y avoir d’Unité Populaire autrement que dans une rupture absolue et implacable avec les agents du capitalisme et du néolibéralisme ». Comme le faisait déjà il y a un demi-siècle la gauche social-démocrate et communiste à la lumière du processus chilien pour justifier sa stratégie d’alliances et de blocs électoraux, « l’Union de la gauche », en France, ou encore le « Compromis historique », en Italie, la prise de position du dirigeant de La France insoumise est autant un hommage qu’une déclaration programmatique qui doit être comprise à l’aune des enjeux actuels, fonctionnelle au projet de la NUPES et révélatrice de la stratégie mélenchoniste.

S’il y a eu, le 11 septembre 1973, contre-révolution, c’est bien parce que les années qui précèdent le putsch sont celles d’une potentialité révolutionnaire qui est loin de coïncider avec les coordonnées de l’Unité Populaire (UP) telle que la présente Mélenchon. Si les agents directs de la contre-révolution sont connus, on connaît généralement moins le cadre dans lequel la poussée révolutionnaire s’est exprimée, comment elle a cherché à se structurer et comment elle a également été bridée et, finalement, désarmée, à la fois politiquement et militairement. On connaît moins la tension interne entre celles ceux qui ont cherché à « avancer sans renoncer » [« avanzar sin transar »], et celles et ceux qui ont avant tout défendu et imposé la ligne consistant à « consolider pour avancer » [« consolidar para avanzar »]. C’est ce que rappelle Maurice Najman dans l’un des premiers bilans du « Chili populaire », publié en 1974 : « Il ne suffit pas de dire qu’il y a deux conceptions du ‘processus’ chilien, il faut encore les caractériser. Il ne suffit pas de désigner le réformisme, il faut éclaircir son rôle [1] ». C’est donc sous l’angle du développement de l’affrontement social et du déploiement du processus chilien, dont le dénouement n’était aucunement joué d’avance, qu’il s’agit ici d’aborder les années 1970-1973. Sous l’angle, également, des débats qui parcourent la gauche et la gauche radicale chilienne, au sein du mouvement ouvrier et populaire. C’est la proposition que nous faisons dans ce dossier « Chili, 50 ans après 1973 » et que nous publions dans ce numéro de RPDimanche en hommage à la Révolution chilienne.

Une histoire chilienne de l’infamie

Toutefois, de façon à la fois à lever tout malentendu par rapport à ceux que l’on peut considérer comme les agents actifs et les responsables directs du coup d’État, mais également pour montrer la profonde conscience de classe dont sait faire preuve la bourgeoisie, on commencera par une sorte d’histoire chilienne de l’infamie : un passage en revue de quelques-uns des protagonistes de la préparation et de la mise en œuvre d’un coup d’État qui est en gestation trois ans durant et se prépare, en réalité, avant même l’arrivée au pouvoir d’Allende.

Nixon-Kissinger et l’impérialisme US

Au premier rang des conspirateurs, on trouve l’impérialisme états-unien - peu ou prou secondé par les autres chancelleries occidentales -, avec une implication généralisée de tout son appareil, depuis le plus haut niveau de l’État, en l’occurrence la Maison Blanche, alors occupée par Richard Nixon, et le Département d’État, dirigé par son âme damnée, Henry Kissinger. Ils vont s’appuyer sur tous les relais officiels, officieux et privés, pour faire dérailler le processus chilien. Ainsi, dès le 15 septembre 1970, soit moins de deux semaines après les élections et avant même qu’Allende ne soit investi, on apprend dans un rapport déclassifié qu’au cours d’une réunion entre le président, Kissinger et John Mitchell, ministre de la « Justice », Nixon exige de « mettre le paquet ». Il met alors10 millions de dollars sur la table et demande à ce que l’on « fasse pleurer l’économie » pour « sauver le Chili ». Washington câble par la suite à l’ambassadeur en poste à Santiago, Edward Korry, de tout mettre en œuvre pour éviter qu’Allende ne soit officiellement intronisé en tant que président, sans pour autant en arriver à une intervention, comme en République dominicaine, cinq ans plus tôt [2].

L’enjeu, d’un côté, est d’empêcher que le pays ne sorte du pré carré géostratégique états-unien et de défendre les intérêts des firmes nord-américaines, très présentes dans le pays. La participation du capital états-unien dans le secteur agraire chilien est de 35%. Il en va de même que dans le commerce. Elle atteint 40% dans l’industrie, 47% dans le secteur des transports et des télécoms et avoisine les 75% dans le secteur minier. L’exploitation et la commercialisation e cuivre, dont le Chili est le premier exportateur mondial, est solidement contrôlé par trois multinationales US. De l’autre, derrière la volonté « d’endiguement du danger marxiste », typique de la rhétorique de Guerre froide, il s’agit de briser les reins à un mouvement ouvrier et populaire en plein développement, comme nous le verrons. En tout état de cause, dès septembre 1970, les États-Unis vont injecter d’énormes quantités d’argent pour soutenir la presse, très largement hostile à l’UP, pour financer les associations patronales et pour appuyer les organisations d’extrême droite. L’autre élément clef, pour Washington, est de maintenir des rapports fluides avec l’état-major chilien, formé à la doctrine de la « sécurité nationale », l’idéologie anticommuniste diffusée par l’impérialisme états-unien pendant la Guerre froide, et fidèle soutien de ses intérêts.

L’armée aux ordres de l’Empire

Les militaires sont bien entendu l’autre agent actif de l’organisation du coup d’État. Avec cette première contradiction, à première vue incompréhensible : tout au long de la période, la gauche gouvernementale, au premier rang de laquelle se trouvent Allende et la direction du Parti communiste, est persuadée que jamais les forces armées chiliennes n’interviendront contre un président démocratiquement élu et gouvernant dans le cadre de la Constitution. Il y a, selon Allende, une « exceptionnalité » des officiers chiliens qui, à la différence de leurs homologues latino-américains, des Brésiliens (putsch du général Branco, en 1964) ou des Boliviens (coup d’État du général Bánzer, en 1971), seraient « constitutionnalistes ». Et pourtant, tout porte à croire depuis le début qu’une fraction des officiers conspire contre le gouvernement ou, au bas mot, laisse faire les plus radicalisés et réactionnaires.

Dès 1970 certains s’activent pour empêcher l’arrivée de la gauche au pouvoir, par tous les moyens nécessaires, même ceux qui semblent tirés du manuel du parfait traître, en organisant plusieurs attentats pour déstabiliser le pays. Le plus connu est « l’Opération Alfa », consistant à enlever puis assassiner le chef d’état-major, le général Schneider, pour en attribuer la responsabilité à la gauche [3]. La fronde reprend de l’ampleur au cours de l’année 1972, lorsque l’état-major donne de la voix, pour réclamer un retour à « l’ordre » face à l’agitation sociale et au chaos économique en fait largement orchestré par le patronat. Une conspiration est découverte en mars, impliquant deux officiers supérieurs. En 1973, de façon paradigmatique, une partie de l’état-major est impliqué le 29 juin dans la tentative de coup d’État du lieutenant-colonel Soupper, le « Tancazo », au cours duquel se soulève le second régiment blindé et auquel les travailleurs répondent par une mobilisation générale sans précédent dans les usines et les quartiers.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la gauche répond à ces provocations ou, plutôt, n’y répond pas, en cherchant à intégrer les militaires au gouvernement, pour calmer la situation et rassurer la droite. Dès novembre 1972, plusieurs hauts-gradés reçoivent un portefeuille ministériel. Après le « Tancazo », Allende décide de former un nouveau cabinet intégrant ou associant les chefs des trois armées, armée de terre, de l’air et marine, ce qui revient dans le même temps à promouvoir un certain Augusto Pinochet à la tête de l’état-major. Tous vont participer au renversement de l’UP quelques semaines plus tard.

Une droite haineuse et factieuse

Une partie du centre et de la droite chilienne a choisi, à l’occasion du cinquantième anniversaire, d’accepter la main tendue au nom de la « réconciliation nationale » par l’actuel président de gauche chilien, Gabriel Boric, pour faire bonne figure. Les plus réactionnaires et revanchards, eux, ne renient rien de leur passé. Tous, en réalité, ont été les bons soldats du coup d’État, à commencer par la Démocratie chrétienne. On songe à la trajectoire du sénateur Raúl Morales, membre du bien mal nommé Parti de la démocratie radicale, situé à l’extrême droite de l’échiquier politique, en 1970. Ce dernier est formellement impliqué dans l’assassinat de Schneider. Jamais, pourtant, ses collègues du Sénat, où la droite et la Démocratie chrétienne (DC) sont majoritaires, n’accepteront de lever l’immunité parlementaire dont il jouit. Au contraire, tout au long de la période, ils couvriront les agissements des commandos d’extrême droite, au premier rang desquels le tristement célèbre « Patria y Libertad ».

Les démocrates-chrétiens - qui après 1990 vont participer à toutes les coalitions gouvernementales post-dictature avec le PS et même avec le PC, entre 2014 et 2018 - jouent au cours de la période 1970-1973 un rôle absolument délétère. Dans un premier temps leur direction va chercher à conditionner le plus possible l’action du gouvernement Allende, en entravant ses initiatives et en bloquant systématiquement l’adoption des propositions de loi. Dans un second temps, à partir de la grève patronale d’octobre 1972, la DC va passer ouvertement du côté des putschistes et intégrer avec la SOFOFA, le Medef chilien de l’époque une « Confédération Démocratique », qui n’a de démocratique que le nom. La structure va se transformer, au fil des mois, en une sorte de d’officine de putschistes ayant pignon sur rue. Depuis le Parlement et le Sénat, la DC va joindre ses voix à toutes les initiatives visant à destituer les fonctionnaires du gouvernement, à suspendre les ministres, à demander la mise en accusation des proches d’Allende et du président lui-même. Toutes ces manœuvres sont destinées à donner un cadre « institutionnel » aux conspirateurs.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, encore une fois, l’UP, mais surtout Allende et le PC, vont privilégier une stratégie d’association avec la DC qui est censée incarner politiquement la fameuse « bourgeoisie nationale » avec laquelle il faudrait mener la première étape de la révolution « démocratique et anti-impérialiste », selon les communistes chiliens. Le gouvernement va multiplier les mains tendues, les signes de bonne volonté. Face à lui, la DC va droitiser de plus en plus ses positions. Plutôt que gagner du temps, l’UP va en perdre.

Une bourgeoisie et un patronat adeptes de la « grève »

Pour ce qui est du patronat, sa responsabilité dans la préparation du coup d’État et sa conduite est aussi centrale que le projet économique de la dictature sera taillé sur mesure pour le capital impérialiste et chilien. Le patronat va en effet orchestrer consciencieusement le sabotage de la production pour mieux organiser la pénurie des biens de première nécessité et lock-outer les usines, dès lors que la colère va commencer à déborder dans les ateliers. Pour certains secteurs, comme la multinationale étatsunienne ITT, ce sera chose faite immédiatement, pendant la campagne présidentielle de 1970. D’autres attendront 1972, à partir du moment où ils vont considérer d’un très mauvais œil la poussée continue du mouvement ouvrier que le gouvernement de gauche parvient mal à brider

Mais là encore, systématiquement, le gouvernement va céder du terrain plutôt que d’en gagner ; reculer pour essayer de négocier avec un patronat aveuglé par la haine de classe. Un seul exemple : après la grève patronale d’octobre 1972 qui s’étend sur plusieurs semaines, les travailleurs répondent en occupant les usines, et parfois en les faisant fonctionner sous leur propre contrôle. Ils organisant alors eux-mêmes l’approvisionnement et les transports. Ils forcent la main du gouvernement, qui est contraint de « réquisitionner » les entreprises occupées [4]. Après octobre, ce sont près de 232 entreprises qui sont donc plus ou moins étatisées et fonctionnent dans ce que l’on appelle l’Aire de Propriété Sociale alors qu’elle était censée n’être constituée, selon le programme originel de l’UP, que par 91 entreprises dites stratégiques. Mi-janvier 1973, le ministre PC de l’Économie, Orlando Millas, et le ministre de l’Intérieur, le général Prats, dévoilent un plan visant tout bonnement à restituer aux patrons 123 usines et, à terme, à réduire l’APS à seulement 49 entreprises. Cela n’empêchera pas le patronat, bien au contraire, de poursuivre dans ses menées séditieuses.

Le « léninisme » des classes dominantes

On pourrait rajouter d’autres protagonistes à cette cartographie des agents directs, des complices et des amis du putschisme, à commencer par la presse et les médias, mais également la hiérarchie de l’Église catholique chilienne et ses relais au Vatican. Le cas chilien est assez paradigmatique du fait que lorsque la bourgeoisie commence à pressentir que ses intérêts pourraient se trouver menacés, elle met de côté son respect des institutions, son attachement aux valeurs démocratiques et devient une machine infernale, criminelle et génocidaire. Si, au fil des mois, le capital et l’impérialisme mettent sur pieds un puissant état-major de la conspiration puis de la contre-révolution, le moins que l’on puisse dire est qu’Allende et l’UP n’ont pas constitué ne serait-ce que l’embryon d’un réel état-major de la résistance. Comme le souligne Armand Matellart dans La Spirale, bilan cinématographique de l’expérience chilienne, « la bourgeoisie a su être beaucoup plus léniniste que le prolétariat ». Il s’agit, bien entendu, d’une formule volontairement oxymorique. Matellart entend par là souligner qu’en termes de décision et de résolution, de radicalité de leur action et de planification de leurs menées factieuses, les classes dominantes n’ont pas eu à faire face, au niveau gouvernemental, à l’opposition qui aurait dû être mise en place.

La voie pacifique au socialisme, « Front Populaire » ou pas ?

Lorsqu’il gagne les élections, en septembre 1970, Allende ne devance que de 34 000 voix le candidat de la droite conservatrice, Jorge Alessandri, qui fait 35,3%, alors que Radomiro Tomic, de l’aile « progressiste » de la Démocratie chrétienne sortante, recueille un peu plus de 28% des suffrages. C’est suffisant, néanmoins, pour que les députés et sénateurs réunis en Congrès ratifient son arrivée à la présidence, comme le prévoit la Constitution. Cela ne se fait pas néanmoins sans grincements de dents du côté des démocrates-chrétiens ni une opposition frontale de la part des parlementaires de droite qui crient au « danger marxiste ». C’est en effet la première fois dans l’histoire du Chili, en Amérique latine et dans le « Bloc occidental », Europe de l’Ouest inclue, qu’une coalition de gauche intégrant socialistes et communistes arrive au pouvoir par les urnes en temps de Guerre froide [5].

Allende est un socialiste au verbe haut, se disant ouvertement marxiste, mais le programme qu’il porte est à l’image de la coalition qu’il conduit. On peut assimiler l’UP à une sorte de « Front Populaire », non pas tant pour forcer de façon artificielle les similitudes formelles avec d’autres expériences « classiques » des années 1930 mais en raison de leurs échos en termes de dynamique interne et externe. L’UP intègre en effet l’ensemble des organisations du mouvement ouvrier chilien, en l’occurrence les partis socialiste et communiste qui comptent d’importants relais au sein de la Centrale unique des travailleurs (CUT), mais il est volontairement conditionné par la bourgeoisie. Cela n’est pas simplement dû à la présence en son sein du Parti radical, qui n’est pas complètement anecdotique, bien que réduit à la portion congrue par rapport à ce qu’il avait pu représenter auparavant sur l’échiquier politique du pays. En vue de gagner les voix des représentants de la Démocratie chrétienne au Parlement et au Sénat, nécessaires pour faire élire Allende à la présidence le 24 octobre par les deux chambres réunies – aucun des candidats n’ayant atteint la majorité absolue au premier tour des élections présidentielles -, l’UP choisit de ratifier un « Pacte de garanties constitutionnelles » qui lui est dicté par la DC et qui va restreindre considérablement sa marge de manœuvre [6]. Par ailleurs, Allende intégrera des militaires à son gouvernement, à partir de 1972, une logique qui ne tombe pas du ciel et qui est en lien avec la conception stratégique de l’alliance de classe avec des secteurs de la « bourgeoisie national » ou « non-monopoliste » que l’UP entend nouer pour mener à bien une transformation par étape. Ce n’est donc pas simplement l’ombre de la bourgeoisie qui conditionne les agissements de l’UP, mais la présence des secteurs les plus sombres de la bourgeoisie, en la personne de ses représentants les plus rétrogrades – les forces armées – ou centristes.

Les fameuses « quarante premières mesures de l’UP », qui tiennent lieu de programme et qui pour beaucoup ne seront jamais appliquées, faute de majorité parlementaire, sont en réalité un plan de développement du pays visant à améliorer les conditions de vie des classes populaires et des travailleurs des villes et des campagnes. Tomic, le candidat de la gauche de la Démocratie chrétienne qui s’est présenté contre Allende et Alessandri, défend d’ailleurs peu ou prou la même chose, mais sans l’appareil rhétorique du marxisme.

Elections, État et transformation

La « voie chilienne au socialisme » que soutient Allende est une déclinaison locale des thèses défendues par les PC en Amérique latine : avec le soutien populaire, de façon démocratique et par les urnes, il serait possible de porter une coalition de gauche au pouvoir et de constituer un gouvernement qui utiliserait les rouages de l’État plus ou moins réformés pour, d’abord, sortir le pays de la dépendance vis-à-vis du « capital étranger monopoliste ». Dans le même temps, l’enjeu serait d’accélérer la réforme agraire, mais sans exproprier de front les grands propriétaires, et d’améliorer les conditions de vie de la population en associant au développement économique la « bourgeoisie nationale » qui aurait tout intérêt à collaborer. La révolution socialiste, elle, n’arriverait que dans un second temps. Cette « voie chilienne » est doublement discutable. D’une part, c’est cette construction programmatique séparant les tâches démocratiques et nationales de la perspective de la libération sociale qui va dicter la politique du gouvernement et explique sa recherche constante d’accords, en vain, avec la Démocratie chrétienne et le patronat. D’autre part, la « voie chilienne » ou « voie pacifique » ou encore « voie démocratique au socialisme » présupposent qu’il serait possible de recourir aux institutions, telles qu’elles existent, du Parlement aux organismes de répression de l’État, pour mener à bien une transformation sociale au bénéfice du monde du travail et des classes populaires. Cette stratégie s’est révélée plus que bancale et aucun appel rhétorique, jamais suivi d’effets, n’arrivera d’ailleurs à ce que les difficultés rencontrées par le gouvernement soient palliées par un « pouvoir populaire » à construire.

Une poussée ouvrière, populaire et paysanne préalable à 1970

Si la victoire de la gauche chilienne représente une rupture dans le champ politique du pays, il s’agit avant tout de l’expression d’une dynamique préalablement existante au niveau des classes populaires [7]. Au Chili en 1970 comme ailleurs au cours du XXème siècle, lors de la constitution ou de la victoire de gouvernements de type « Front populaire », l’arrivée au pouvoir de la gauche n’est pas tant le ressort de grands chamboulements ou sa cause essentielle que l’expression d’une radicalisation antérieure que cette même gauche, souvent, essaye de contrôler, voire de corseter au nom du « réalisme politique ». Les trois à l’origine de la dynamique « par en bas » des « mille jours » chiliens sont les classes populaires urbaines les plus précaires, la paysannerie et le monde du travail. Or, le début de leur mobilisation se situe en amont de la victoire allendiste.

Ce n’est pas un hasard si, de façon plus résolue que lors des campagnes précédentes - Allende ayant perdu les élections présidentielles en 1952, 1968 et 1964 - les travailleurs et les couches populaires se détournent massivement des forces conservatrices et de la DC et votent plus à gauche, portant l’UP en tête du scrutin de 1970. Le score de la gauche est le résultat d’un processus profond de luttes – qui s’inscrit dans ce que, au niveau mondial, on appelle « les années 1968 » et qui courent, selon les pays, parfois sur plus d’une décennie. Ce phénomène se traduit par un renforcement politique et syndical des organisations ouvrières, des plus traditionnelles aux plus radicales. Cette dynamique est à l’œuvre au Chili dès la seconde moitié des années 1960, à trois niveaux : dans les nouveaux quartiers populaires des grandes villes, les « poblaciones », dans les campagnes et dans les entreprises. Ces luttes sont animées par des militantes et militants de gauche, du PC, du PS, dont la base se situe plus à gauche que la ligne officielle d’Allende, mais aussi des organisations chrétiennes de gauche et de la gauche radicale, dont l’organisation la plus importante est le MIR, qui se positionne le plus souvent dans une distance/soutien critique de l’UP, sans pour autant y participer.

Dans les zones rurales, les sans-terre et les paysans pauvres se mobilisent aussi. Dans un premier temps, à travers notamment une loi de Réforme agraire votée en 1967 sous Frei, les démocrates chrétiens ont pensé qu’ils allaient pouvoir les organiser et structurer les bases d’une modernisation capitaliste des campagnes, mais le mouvement paysan se radicalise. La redistribution des terres s’accélère sous Allende sans pour autant faire cesser les actions collectives des journaliers alors que les occupations se multiplient. Les campagnes chiliennes sont en moyenne le théâtre de 826 mouvements de grève annuels pour la période 1960-1966, contre près de 1800, pour la seule année 1970. Environ 250 grands domaines sont occupés par des paysans, pour la première moitié des années 1960 contre 1100 en 1970 [8].

Dans les entreprises, on assiste également à un renforcement des positions syndicales et politiques du monde du travail. La syndicalisation, au sein de la CUT, fondée en 1953, prend corps dans des secteurs qui, jusque-là n’était que peu ou très peu syndiqués. Au niveau de la conflictualité sociale, on assiste également à une poussée réelle, avec un peu moins de mille conflits en 1967 et 1968, une légère inflexion pendant la pré-campagne en 1969, mais 1500 en 1970 [9]. L’objectif du gouvernement de l’UP est d’encadrer cette mobilisation pour appuyer le nouveau gouvernement et, en aucun cas, de la développer. L’accent est mis sur « la bataille de la production » : il faut produire pour le développement du pays, se retrousser les manches plutôt que de lancer des grèves sauvages, les fruits de la croissance étant appelés à être répartis de façon plus équitable dit-on dans les ministères, à la direction de la CUT ou dans les syndicats paysans. Cette mobilisation, que l’UP reçoit en héritage du gouvernement précédent, se poursuit néanmoins. Elle progresse y compris pendant les premiers mois de gouvernement, les plus calmes, et elle s’intensifie dès lors que vont se multiplier les provocations du patronat et de la droite, notamment après octobre 72. Si en 1971 on enregistre 2 500 conflits sociaux d’entreprise, le chiffre monte à près de 3 300 l’année suivante [10].

Aller de l’avant ou consolider ?

Depuis la présidence et au sein du gouvernement, Allende et le PC en appellent à la modération et défendent l’orientation consistant à « consolider pour avancer » [« consolidar para avanzar]. A l’inverse, les partisans d’une plus grande radicalité, que ce soit de la part du gouvernement ou dans le mouvement populaire et ouvrier, prônent une ligne consistant à « avancer sans renoncer / transiger » [avanzar sin transar »]. S’ils sont mis en minorité au sein du cabinet, cela ne veut pas dire que leur influence, à la base, dans le PS, au sein de la gauche chrétienne et à l’extérieur de l’UP, ne va pas aller se renforcer au fil des mois [11]. Ils manquent néanmoins d’une orientation politique indépendante et alternative, alors que la conflictualité sociale, « par en bas », reste extrêmement forte. C’est par exemple le cas de Perlak, une grosse conserverie alimentaire de la commune de Maipú, en banlieue de Santiago, en juin 1972. L’équipe militante, proche de la gauche du PS, met l’usine en grève pour dénoncer le sabotage de la production par la direction. Dans un second temps, ils demandent « l’intervention » et le passage à l’APS pour évincer le patronat, repenser la production et réorganiser les modalités et les conditions de travail. Le cas est loin d’être isolé et montre l’état d’esprit qui parcourt le salariat industriel pendant l’ensemble du processus, avant même que le patronat, dans son ensemble, ne bascule résolument dans le camp de la contre-révolution.

Il existe donc un débat sur les causes de la persistance de la mobilisation : est-elle favorisée par l’arrivée au pouvoir d’Allende ou en est-elle autonome, la gauche gouvernementale ne jouant pas davantage dans le Chili du « Front populaire » que dans autres expériences similaires un rôle d’aiguillon ? Tout l’enjeu derrière ces questions à la fois historiographique mais surtout politique. Il s’agit de savoir si, en dernière instance, le gouvernement d’Allende a favorisé le développement des mobilisations. Fallait-il ou non soutenir l’UP, y compris de façon critique, de l’intérieur ou de l’extérieur, non pas face à la réaction et aux putschistes mais en règle générale ? Fallait-il, ou non, défendre, dans la pratique, la perspective d’une politique alternative et indépendante en mesure de gagner l’affrontement contre la droite, le patronat, l’impérialisme et ses chiens de garde.

De la conflictualité sociale à sa structuration et coordination

Il est vrai qu’il existe dans un premier temps un effet d’entraînement dans les conflits sociaux, que ce soit dans les entreprises, les quartiers ou les campagnes. Cela est lié au fait, d’abord, que la base sociale de l’UP veut traduire concrètement, sur les lieux de travail, une victoire qui est ressentie comme la sienne. Les Chiliennes et Chiliens sont de moins en moins disposés à tolérer les pratiques paternalistes ou autoritaires du patronat et des cadres dans les entreprises ou des contremaitres et des grands propriétaires à la campagne. Au cours des premiers mois de gouvernement, par ailleurs, l’étau répressif se desserre en comparaison avec la période précédente. Les travailleurs se mobilisent sans courir le risque de devoir affronter, quasi immédiatement, les carabiniers [12].

Cependant, très rapidement, la musique va changer, notamment à partir de 1972. En mai 1972, à Concepción, la seconde ville du pays et place forte de la gauche, les partis de l’UP, la CUT et le MIR appellent à une contre-mobilisation pour dénoncer une manifestation de la droite. La contre-mobilisation, le 12, est un succès et réunit plus de 10 000 personnes, bien que les communistes se soient retirés de l’organisation, remettant en cause son contenu « gauchiste ». Le préfet provincial, membre de la direction du PC, envoie d’ailleurs la police pour « maintenir l’ordre » et les carabiniers tuent un étudiant durant les affrontements. Au cours de la même période, les autorités multiplient les recours et les ordres d’expulsion contre les salariés occupant leurs usines pour protester contre leur restitution à leurs anciens patrons après une période « d’intervention ». A Maipú, par exemple, dans la banlieue de Santiago, les travailleurs affrontent les forces de police pendant deux journées, les 25 et 26 janvier, pour protester contre les menaces de restitution. A Fensa, grosse entreprise d’électroménager de cette même zone, où le syndicat, dirigé par le PC et resté très lié à la CUT, refuse d’appuyer toute action « gauchiste », c’est la base ouvrière elle-même, notamment des salariés liés à la Démocratie chrétienne, qui sont en première ligne, en juillet 1972, pour refuser tout retour à l’ordre ancien.

La base ouvrière et populaire, qui déborde largement celles et ceux qui ont voté UP en septembre 1970, se situe, d’un coup, plus à gauche que le gouvernement alors que ce dernier tente de ramener l’ordre pour rassurer l’opposition. Ces mouvements de dépassement vont se cristalliser dans une multiplicité de formes organisationnelles : des Comités paysans à la campagne, sortant souvent du cadre prévu par les autorités, des Commandos communaux, à l’initiative du MIR, dans les poblaciones, mais également des nouvelles structures dans les entreprises. Ces phénomènes, connus sous le terme générique de « pouvoir populaire » indiquent la césure qui commence à poindre, qu’elle soit consciente ou non, entre la base ouvrière et populaire, d’un côté, et le gouvernement, de l’autre, alors que droite et patronat poursuivent leurs menées déstabilisatrices [13].

Entre ces deux tendances, qui sont les deux lignes de force de la révolution et de la contre-révolution qui se dessinent, le gouvernement est comme suspendu en l’air. Il refuse d’aller chercher du côté de la mobilisation créative, spontanée et puissante du peuple et des travailleurs un soutien face aux factieux. Il continuera en effet jusqu’au bout à opter pour le dialogue - avec une opposition qui refuse tout dialogue - et la conciliation - avec un camp ennemi qui est récuse toute conciliation. Il va donc chercher du côté des structures dirigeantes de la CUT, d’une part, et surtout de l’armée, de l’autre, deux assises sur lesquelles s’appuyer et qui vont se dérober sous lui.

Les Cordons Industriels, des soviets à la chilienne ?

La riposte « par en bas » qui se manifeste, par contre-coup, face à l’offensive patronale, secoue l’ensemble du territoire. Dans le cas des entreprises, la pointe avancée de la résistance prend corps autour des principaux centres économiques du pays, à Santiago, mais également Arica et Antofagasta, dans le Nord, l’une des portes de sortie du cuivre chilien, à Valparaíso, l’ouverture portuaire de la capitale, ainsi qu’à Concepción, Osorno et jusqu’à Punta Arenas, dans l’extrême Sud du pays.

Cette riposte par en bas répond à une double nécessité. Il s’agit, d’un côté, de contrer la sédition patronale, mais aussi continuer à vivre et à produire dans un contexte de désorganisation généralisée. Il s’agit, d’autre part, de combler un vide politique : face aux différentes charges de la réaction, le gouvernement semble presqu’absent. C’est ce que note dans son journal l’ambassadeur du Mexique, nation amie du Chili, en poste à Santiago. Pendant la crise d’octobre face au patronat, Allende semble complètement effacé. Ce sont les travailleurs qui sont, eux, en première ligne [14]. Cette riposte naît également de façon tendanciellement auto-organisée dans la mesure où elle se structure en marge de la CUT, qui est davantage un frein et une courroie de transmission de la politique de conciliation gouvernementale qu’un instrument de mobilisation. Elle est, également, auto-organisée, car ces structures inter-entreprises regroupent au-delà des seuls secteurs syndiqués. Comme ces formes ouvrières de résistance apparaissent à la périphérie ou dans les banlieues industrielles qui ceinturent les villes et qu’elles organisent, en les coordonnant sur une base interprofessionnelle et territoriale, différentes usines et entreprises mobilisées, elles prennent le nom de « Cordons Industriels » (CI) dans le sillage du premier qui voit le jour, sur la commune de Maipú. Faut-il y voir des soviets à la chilienne ?

Là encore, il s’agit d’un débat historiographique mais surtout politique. La question ne consiste à savoir si les CI ont été des copies conformes des soviets russes de 1905 et 1917, mais des formes soviétistes d’auto-organisation de la classe, un pouvoir constituant à même de disputer la direction de la situation à tous les autres pouvoir constitués : au niveau du territoire productif, c’est-à-dire dans l’entreprise, face au patron, au niveau politique, face au gouvernement - en l’occurrence, ici, un gouvernement qui se dit populaire mais qui cède du terrain, jour après jour, à la réaction -, et au niveau militaire, pour affronter la réaction qui se structure au sein des organes dirigeants des forces armées et des carabiniers.

En termes de représentativité de la base, d’intervention politique, de capacité à agir sur la production en la contrôlant, à organiser également le contrôle du territoire et l’auto-défense, les CI sont une potentialité qui se cristallise différemment, selon le niveau de maturation politique de tel ou tel territoire, plus qu’un tissu d’organismes comparable à celui qui parcourt la Russie en 1917, l’Allemagne en 1918-1919 ou même l’Iran en 1978-1979 ou la Pologne en 1980-1981, pour ne citer que quelques-uns des principaux processus révolutionnaires du XXème siècle.

Ce qui est à la fois intéressant et tragique, c’est qu’ils naissent sans avoir été inscrits, nulle part, comme un horizon programmatique et stratégique des principales organisations du mouvement ouvrier, y compris celles d’extrême gauche. Cela montre l’intelligence et la créativité du mouvement ouvrier lorsqu’il est confronté à des situations imprévues. Il se révèle, tout autant que le patronat, capable de se radicaliser, de sortir du cadre légal. Il s’agit d’une expérience tragique également parce qu’un temps précieux a été perdu, en amont, en termes de préparation, d’organisation et d’accumulation de forces. Ce temps aurait pu être mis à profit pour que les CI aient la possibilité de se transformer pleinement en des organismes de type soviétiste, ce qui aurait donné la possibilité de poser un certain nombre de questions du point de vue de la classe, non plus seulement face au patronat, mais y compris face aux indécisions et oscillations du gouvernement, pour être en capacité de résister.

Ce qui est sûr, c’est que les CI portent en eux les germes d’un pouvoir suffisamment alternatif pour que, de l’autre côté de la barricade, du côté de la contre-révolution qui s’organise au grand jour, on parle au cours de l’hiver 1973 de la menace que représentent les « Cordons de la mort », pour reprendre les termes qu’emploiera par la suite Pinochet pour justifier le coup d’État [15]. Dans un jeu de mot douteux entre cordones, les « lacets » de chaussure en espagnol, et « Cordons industriels », brocardant l’embonpoint du président ou lui suggérant, entre les lignes, de se pendre ou de se démettre, La Tribuna, le quotidien du Parti National, d’extrême droite, demande, début juillet, après l’échec du putsch de Soupper, « que celui qui a les mains libres ligote Allende avec les Cordons ». El Mercurio, l’organe du grand patronat, affirme dans son édition du 24 juillet que « les marxistes sont capable d’exercer leur contrôle sur les moyens de production, sur les quartiers résidentiels, les écoles, et, en général, sur toutes les activités de Santiago ».

Ces « menaces » sont largement exagérées et visent avant à justifier le coup d’État, mais n’y voir qu’exagération comme s’y attache un certain courant historiographique, c’est faire passer le soi-disant réel historique, reconstruit, comme la seule réalité politique, c’est-à-dire ne pas reconnaître la possibilité d’autres bifurcations, d’autres issues. Il ne s’agit pas, comme met en garde Henri Lefebvre, de se « risqu[er] imprudemment sur le terain des propositions conditionnelles commençant par un "si" et remettant hypothétiquement en cause l’histoire accomplie », mais de faire un bilan politique des acteurs de cette histoire pour, précisèment, « éviter les jugements hâtifs [16] ». De ce point de vue, les éléments les plus convaincants à passer en revue sont ceux qui recoupent la séquence finale, celle du dénouement, entre le coup d’Etat de Soupper, le 29 juin, et le mois de septembre.

Hiver austral et semaines décisives

Cette période est catastrophique pour le gouvernement et la population qui, néanmoins, tient bon. D’un point de vue économique, la situation est au plus bas : inflation et pénurie sont la règle et structurent la vie quotidienne, faite de longues files d’attente devant les commerces qui manquent de tout alors que la bourgeoisie se fournit au marché noir, tout en dénonçant, dans des mises en scène savamment orchestrées, la pénurie générée par « le régime marxiste ». D’un point de vue politique, la DC se déchaîne au Parlement, demandant la mise en accusation du gouvernement, pour donner un cadre « légal » au putsch qui se prépare. Sur sa droite, dans un mécanisme bien huilé de répartition des rôles, les commandos fascisants multiplient les attentats pendant tout le mois de juillet. Le 26, l’attaché naval de la présidence est assassiné.

Dans l’armée, à part le général Prats qui a été fidèle à Allende pendant le « Tancazo », les autres officiers supérieurs n’ont pas fait grand chose. Ils attendent. Le 20 août, ils outrepassent leurs fonctions et demandent la démission de Prats de l’armée et du gouvernement. C’est chose faite le 24 quand Allende accepte le retrait de son ministre pour complaire les détracteurs de Prats, ce qui ne les empêchera pas de demander la tête du président lui-même et d’être de fervents partisans de Pinochet, quelques semaines plus tard. La justice militaire commence à intenter des procès contre des responsables politiques de gauche, ce qu’Allende permet dans le cas de Miguel Enríquez, délégué général du MIR, contre qui est lancé un mandat d’arrêt, alors que l’immunité parlementaire du leader du PS, Carlos Altamirano, accusé lui aussi d’incitation à la sédition par la Marine, est levée. Le gouvernement laisse faire. Dans l’armée pourtant, la troupe, les sous-officiers, des centaines de carabiniers du rang, sont loin de sympathiser avec les factieux. Organisés, à la base, en comités clandestins pour certains, ils dénoncent aux autorités fin juillet et début août différents plans de soulèvement et les organigrammes des putschistes. Mais là encore, le gouvernement laisse arrêter les principaux leaders, notamment dans la Marine. Ces derniers sont jugés en cour martiale pour insubordination et incitation à la mutinerie.

Dernier élément mais non des moindres : un relevé topographique des « positions populaires » est organisé consciencieusement par l’armée tout au long de l’hiver, sur la base des pouvoirs accrus que lui donne la mise en place de l’état d’urgence, par le gouvernement, et la Loi de contrôle sur les armes, à laquelle Allende n’a pas mis son veto [17]. Elle est mise en application non pas pour désarmer les commandos d’extrême droite mais pour organiser des perquisitions systématiques auprès des sièges des partis de gauche et des syndicats d’entreprises membres des Cordons, soupçonnés cacher des armes.

Les militaires engrangent ainsi de l’information : ils sauront où viser et qui viser. Ils ne se refusent même pas une sorte de répétition générale parfaitement légale, à laquelle Allende n’oppose aucun veto non plus, le 17 août, avec le lancement d’une opération héliportée de quadrillage et de répression dans la région de Temuco, au Sud, une zone très fortement structurée par les comités paysans mapuches organisés par le MIR et la gauche du PS. C’est ce que soulignent dans un entretien donné après le coup d’État Hugo Blanco et deux autres militants trotskystes latino-américains actifs au sein du petit Parti socialiste révolutionnaire : « La répression visant à désarmer et à immobiliser le peuple a en fait commencé avant le coup d’État. Elle a visé les usines, les "poblaciones", les locaux des partis de gauche (...) Les usines ont été perquisitionnées [et] cela a été possible grâce à la Loi sur le contrôle des armes (...) Il y a eu aussi la répression des paysans pour avoir manifesté contre la tentative de coup d’Etat du 29 juin [1973]. Ces paysans ont été suspendus à des hélicoptères, puis traînés au sol et torturés en présence de leurs familles. Les marins qui avaient manifesté contre le coup d’État [du 29 juin] ont également été torturés et emprisonnés. Tout cela s’est passé avant le 11 septembre. À Santiago, les usines Cobre Cerrillos (dans le Cordon Cerrillos) et Sumar (dans le Cordon Vicuña Mackenna) ont été perquisitionnées. Trois jours plus tard, le coup d’État a eu lieu. Toutes ces perquisitions dans les usines avaient pour but de désarmer le peuple et d’arrêter les éléments d’avant-garde. C’est ainsi qu’a commencé une répression sélective, avec la passivité d’Allende et de la direction de l’Unité Populaire. C’était aussi une façon pour la droite, les putschistes, de tester la force du mouvement ouvrier et le degré de résistance qu’il pouvait opposer [18].

Dénouement tragique

Ce sont ainsi les prolégomènes de la guerre civile qui se vivent. Les militaires attendent le moment propice pour asséner le coup. Ils ne veulent pas courir le risque d’un nouvel échec, comme en juin, qui a provoqué une exacerbation ultérieure de l’affrontement de classe. L’aile modérée de l’UP et Allende tentent de se rassurer en affirmant que, de toute façon, comme le répètent les paroles de l’hymne de la coalition, popularisé par Quilapayún et Inti Illimani, « le peuple uni ne sera jamais vaincu », que les militaires, intégrés au gouvernement, n’oseront pas tenter un nouveau putsch et que l’urgence est d’éviter les provocations qui font le jeu de l’impérialisme et du grand patronat. L’aile gauche du mouvement ouvrier ne l’entend pas de cette oreille. Confrontée depuis des mois à la pénurie organisée, aux lock-outs, à la répression des carabiniers, aux attentats de Patrie et Liberté, elle n’est pas seulement plus lucide mais également consciente que le dénouement final est proche.

Le 5 septembre, la Coordination des Cordons de Santiago, qui est dirigée par l’aile gauche du PS, adresse au président un courrier qui se passe de tout commentaire. Le ton est d’autant plus tragique et urgent lorsque l’on sait, rétrospectivement, que le coup d’État aura lieu quelques jours plus tard, et qu’un temps précieux a été perdu pour organiser la riposte : « Nous vous avertissons, camarade, avec tout le respect et la confiance que nous vous portons encore, que si vous ne réalisez pas le programme de l’Unité Populaire, si vous ne faites pas confiance dans les masses, vous perdrez le seul appui réel dont vous disposez en tant que personne et en tant que gouvernant, et vous serez responsable de mener le pays, non pas à une guerre civile, qui est déjà en plein développement, mais au massacre froid, planifié, de la classe ouvrière la plus consciente d’Amérique latine. Et ce gouvernement en portera la responsabilité historique, ce gouvernement porté et maintenu au pouvoir au prix des sacrifices des travailleurs, des "pobladores", des paysans, des étudiants, des intellectuels. Il portera la responsabilité de la destruction et de la décapitation, pour combien de temps et au prix de combien de sang versé, non seulement du processus révolutionnaire chilien, mais également de celui de tous les peuples latino-américains qui luttent pour le socialisme. Nous vous adressons cet appel urgent, camarade président, car nous croyons que c’est la dernière occasion d’éviter la perte de milliers de vies des meilleurs éléments de la classe ouvrière chilienne et latino-américaine ».

La veille de la publication du courrier, pour célébrer la victoire électorale, trois ans auparavant, près de 800 000 personnes défilent sur la Alameda, dans le centre de Santiago, ainsi que dans les grandes villes du pays. On y manifeste largement son soutien au gouvernement, l’opposition à la menace de coup d’État et au fascisme, et nombreux sont ceux qui réclament des armes. À l’image de ce qu’exprime la « Lettre ouverte à Allende », c’est un moment de scission, un instant où les plus radicalisés et déterminés commencent à rompre à tous les niveaux avec ce qui était vu, jusqu’alors, comme « leur » gouvernement et leurs organisations, et ce au prix d’un apprentissage de plusieurs mois, dans les quartiers, les campagnes, dans les Cordons. Une scission qui n’a, néanmoins, pas le temps de se développer.

« Ce n’est pas un hasard ni une erreur de conception, ni une preuve d’aveuglement ou de mauvaise volonté si le gouvernement a effectivement dévalé la pente comme il l’a fait, souligne Régis Debray au lendemain du 11 septembre. Car pour l’essentiel, il ne pouvait rien faire d’autre [19] ». Il n’y a rien de plus faux que ce déterminisme historique qui tient autant de l’analyse erronée que de la justification politique et que l’on retrouve chez d’autres auteurs, partisans hexagonaux de « l’Union de la gauche » [20] » . Il n’existait aucune fatalité à la victoire du putsch : c’est l’alternative politique qui faisait cruellement défaut.

La tragédie chilienne, dans un sens, c’est que non seulement la « voie pacifique au socialisme » a désarmé de bout en bout ses meilleurs enfants. C’est aussi qu’à aucun moment l’UP, ni son noyau dur Allende-PC, ni son aile gauche, n’a voulu ni su constituer un état-major de résistance face à l’état-major de la contre-révolution qui se mettait en place au grand jour. À la gauche de l’UP, ce qu’il y a de tragique, c’est qu’en raison d’erreurs préalables, stratégiques, politiques et organisationnelles dans les années 1960, par manque de préparation et par soutien critique au gouvernement après 1970, aucune alternative, indépendante et révolutionnaire, n’a pu voir le jour. C’est ce qui aurait pu transformer les éléments d’une potentialité de la situation non pas en processus révolutionnaire écrasé, par manque de direction aussi résolue que celle de l’impérialisme et du patronat, mais en une révolution sachant avancer contre la réaction et, en tout état de cause, ne pas subir la défaite sans combat qui a été celle de la classe ouvrière chilienne en septembre 1973. Aucune histoire n’est écrite à l’avance pour celles et ceux qui veulent s’y préparer et entendent l’affronter, politiquement.

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NOTES DE BAS DE PAGE


[1] Maurice Najman, Le Chili est proche : révolution et contre-révolution dans le Chili de l’Unité Populaire, Paris, Maspero, 1974, p.36.


[2] Voir Coll., Chile, el diálogo o las armas : documentos y comentarios para un balance crítico, Vol. 2, Mexico, Centro Documental de América Latina, 1975, p.235


[3] L’opération est commanditée par l’extrême droite chilienne, appuyée par la CIA, soutenue par les services secrets britanniques. De nombreux hauts gradés y participent, dont le général Roberto Viaux. Ce dernier est déjà à l’origine d’une tentative de coup d’État, en 1969. En décembre 1972, après la fin de la grève patronale d’octobre, une Cour martiale finira par réduire de 20 à 2 ans de prison la peine de Viaux, pourtant convaincu d’être l’un des cerveaux de l’Opération ayant conduit à l’assassinat de son supérieur.


[4] N’ayant aucune majorité parlementaire, le gouvernement ne peut avancer sur aucun projet de loi. Il doit donc recourir à la législation existante par décret. Celle-ci lui autorise ainsi de « réquisitionner » temporairement, en nommant un administrateur externe, une entreprise faisant face à un confit important entre salariés et patronat. C’est à cette revendication que vont se raccrocher les secteurs les plus combatifs pour faire pression sur le gouvernement et exiger le passage d’une entreprise privée à l’Aire de propriété sociale (APS) au sein de laquelle figurent les entreprises nationalisées.


[5] La victoire d’Allende est un coup de tonnerre pour Washington pas uniquement au niveau « hémisphérique », dans les Amériques et la Caraïbe, mais à un niveau plus global. Si on laisse de côté les cabinets travaillistes, en Grande-Bretagne, sociaux-démocrates en Allemagne de l’Ouest et conduits par les SFIO, en France, sous la IVème République – autant de partis fidèles à Washington -, il s’agit bel et bien de la première victoire d’une coalition socialo-communiste après 1948.


[6] La logique constitutionnelle aurait voulu que, de toute façon, ce soit le candidat étant arrivé en tête des élections qui soit ratifié par le Congrès, plus encore compte tenu du fait que le candidat de la droite conservatrice, Jorge Alessandri, faisait figure de « cheval de retour », ayant été à la présidence entre 1958 et 1964, et que la campagne de Tomic, pour la DC, ne l’avait pas épargné. Le fait d’avoir choisi de négocier avec la DC, d’entrée de jeu, des voix qui aurait dû lui être acquises place l’UP dans une position de faiblesse volontaire. Il s’agit, de toute façon, du premier acte de la recherche permanente, de la part de l’allendisme, d’un terrain d’entente avec des Démocrates chrétiens qui ne veulent rien entendre et qui, à partir de 1972, basculeront dans le camp du putschisme avec le reste de l’opposition de droite et d’extrême droite


[7] Ce changement d’état d’esprit des classes populaires et la transformation du climat social expliquent les scores électoraux de l’UP qui, soit dit au passage, connaîtront une progression continue lors des principaux rendez-vous électoraux, tout au long des trois années de pouvoir.


[8] Chiffres officiels de l’administration, reportés par Silvia Hernández V., « La campagne chilienne », in Critiques de l’économie politique n°15, Paris, Maspero, 1974, p.56-57.


[9] Voir Franck Gaudichaud, Chili 1970-1973. Mille jours qui ébranlèrent le monde, Rennes, PUR, 2013, p.98.


[10Ibid.


[11] La ligne conciliatrice est validée lors de deux réunions importantes du Comité politique de l’UP, en février 1972 à El Arrayán et en juin 1972 à Lo Curro, marquant la victoire des plus modérés, PC et Allende en tête, et la défaite de l’aile gauche, notamment du ministre de l’Économie Pedro Vuskovic, alors évincé du gouvernement. Cet appel à davantage de responsabilité et à renvoyer à plus tard certaines des revendications du mouvement ouvrier ne suffisent pas, comme l’espérait les partisans d’Allende, à faire taire les critiques du patronat qui est résolument engagé sur la voie de la déstabilisation.


[12] Parmi les chansons les plus connues de Víctor Jara, lui-même assassiné à la suite du coup d’État, se trouve « Preguntas por Puerto Montt ». Le chanteur-compositeur y dénonce la répression contre 90 familles de squatteurs, le 9 mars 1969, à Puerto Montt, dans l’extrême-Sud chilien, sur ordre du ministre de l’Intérieur démocrate-chrétien et qui se solde par la mort de neuf habitants, dont un nouveau-né. L’une des promesses, tenues, par le gouvernement d’Allende, concerne la dissolution du « Groupe mobile », sorte de brigade d’action rapide des Carabiniers, la gendarmerie chilienne, employée lors des manifestations. Le corps militaire de police, quant à lui, reste inchangé.


[13] On notera que ces formes de « pouvoir populaire » sont distinctes de ce que l’UP promettait de mettre en place dans son programme de campagne présidentiel pour seconder le gouvernement et qui n’avaient jamais véritablement vu le jour « par en haut ».


[14] Voir Gonzalo Martínez Corbalá, Instantes de decisión : Chile 1972-1973, Mexico, Grijalbo, 1998, p.64.


[15] Augusto Pinochet Ugarte, El día decisivo : 11 de septiembre de 1973, Santiago, Editorial Andrés Bello, 1979, p.219.


[16] Henri Lefebvre, La proclamation de la Commune. 26 mars 1871 [1965], Paris, La Fabrique éditions, 2018, p.295


[17] Proposée par la DC et adoptée en octobre 1972, sans qu’Allende n’y oppose son veto, cette loi se transforme en un puissant instrument légal contre la gauche et le mouvement ouvrier, populaire et paysan.


[18] Hugo Blanco, Ernesto González et. al., La tragedia chilena, Buenos Aires, Ediciones Pluma, 1973, p.41


[19] Régis Debray, La Critique des armes, T. I, Paris, Seuil, 1974, p.304.


[20] On songera notamment à Vie et mort du Chili populaire d’Alain Touraine (Paris, Seuil, 1974), dont les conclusions recoupent celles de Debray.