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Ruines et ruinés, la victoire du capitalisme en Géorgie
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Ruines et ruinés, la victoire du capitalisme en Géorgie (revolutionpermanente.fr)
En Géorgie à l’occasion de la rencontre annuelle de LeftEast, Philippe Alcoy en a profité pour faire un détour par la petite ville de Tskaltubo, grand centre thermal à l’époque soviétique au point où Staline et Béria y avaient leurs habitudes. Depuis la dissolution de l’URSS, la nature et le capital ont repris le dessus. Une visite réflexive, en texte et en photos.
Nous arrivons devant un chantier, une rénovation d’un ancien hôtel de l’époque soviétique. « Les investisseurs privés sont nécessaires, sans eux comment pourrait-on faire ? », nous dit cet homme qui se tenait à un côté et qui se présentait comme un habitant de cet immeuble vétuste, peut-être un réfugié de guerre des années 1990. Il nous offre de la tchatcha, cette eau de vie nationale. Des chiens traînent près de nous, autour de nous, comme partout ici. Ce soir-là on marchait et peu à peu des chiens ont commencé à nous suivre. Au bout d’un moment il n’y avait pas moins de 10 chiens de rue qui tournaient autour de nous, joyeux et amicaux. L’un des chiens, au milieu d’une nuit épaisse et lourde, s’est mis à courir et à aboyer les voitures qui passaient sur la route, à une vitesse folle. Nous avons cru qu’il allait se faire écraser. Puis il l’a fait une autre fois et à nouveau nous avons cru qu’il allait se faire écraser. Et ainsi à chaque fois. Ensuite d’autres chiens ont commencé à l’imiter. Pour moi c’est clair : ce petit jeu va tôt ou tard les amener à la mort.
En voyant ces scènes stressantes, je me suis rappelé des dires de l’homme devant le chantier de l’hôtel cinq étoiles. Il était là à élogier l’énorme investissement privé dans l’immeuble qu’il occupait peut-être depuis plusieurs décennies, tout en nous offrant de sa tchatcha. Or, cet investissement est destiné à des touristes aisés, locaux ou étrangers peu importe, mais pas à des gens comme lui. Bien au contraire, cet investissement se fait en quelque sorte contre des gens comme lui. En effet, ce chantier représente la construction progressive de son expulsion des lieux, la construction de son exclusion. Ce sera la fin de sa tchatcha, de sa présence et peut-être de celle des chiens de rue aussi (bien que l’expulsion des chiens me semble moins sure). Ce soir-là, les chiens courant et aboyant après les voitures, mettant en danger leur vie dans une sorte de jeu, offraient une métaphore vivante de la situation de cet homme qui en célébrant l’arrivée des investissements privés semble courir après une roue prête à l’écraser.
Vu du chantier.
Nous sommes à Tskaltubo, petite ville dans le centre-ouest de la Géorgie. Celle-ci, à l’époque soviétique était l’un des lieux incontournables des vacances et des retraites de soins. En effet, ses sanatoriums et spas étaient très populaires non seulement pour le repos mais surtout pour les soins prodigués aux visiteurs/patients. Staline y avait même un bain réservé dans le coin. Certains affirment qu’à son apogée, Tskaltubo pouvait recevoir jusqu’à 125 000 personnes chaque année. Pour faire face à cette demande 20 hôtels et sanatoriums ont été construits autour du parc. Même si dans l’Union Soviétique la bureaucratie dirigeante avait des privilèges indécents par rapport aux travailleurs, ces sanatoriums n’étaient pas seulement réservés aux membres de la nomenklatura. Des travailleurs de toute l’URSS pouvaient se voir prescrire un séjour dans un des sanatoriums de Tskaltubo pour se faire soigner ou pour se reposer avec leur famille.
Bain exclusif de Staline, dans le Source 6.
Ancien hôtel habité partiellement par des réfugiés internes.
Hôtel Savane abandonné.
Cependant, la dissolution de l’URSS en 1991 et la restauration du capitalisme qui a suivi a signifié pour toute la Géorgie la destruction de son maillage industriel, le pays ayant été pratiquement totalement désindustrialisé. Et cela est assez visible à travers le pays. Ainsi aux alentours des villes ou au long des autoroutes, à côté de certains chantiers d’infrastructures construites par des entreprises chinoises, il est possible d’assister à un sinistre spectacle d’usines abandonnées, de squelettes de sites industriels, de cheminées isolées au milieu d’un champ témoignant d’un passé industriel.
Dans ce pays où le chômage et le sous-emploi touchent 60% de la population, l’Etat le plus inégal de toute la région post-soviétique, la restauration du capitalisme n’a pas seulement signifié la destruction et l’abandon des industries. L’appauvrissement général des travailleurs et de la population couplé à la logique de profits capitalistes a conduit à la destruction de services publics qui faisaient partie du salaire socialisé de la classe ouvrière soviétique. Ainsi, inévitablement, un grand nombre des sanatoriums et des hôtels de Tskaltubo a été vendu pour rien du tout ou directement laissés à l’abandon, se laissant engloutir peu à peu par la nature et la décrépitude. Seulement une partie de ces infrastructures a survécu et est tombée entre les mains des spéculateurs.
Sanatorium abandonné.
Sanatorium abandonné.
Tskaltubo Spa Resort, toujours en activité.
Mais que la vétusté de certains immeubles et les ruines visibles un peu partout dans la petite ville ne trompent pas : incroyablement, certains sont encore habités. En effet, on estime que lors de la guerre en Abkhazie de 1992-1993, opposant les forces de sécurité géorgiennes à des séparatistes abkhasiens et provoquant le déplacement d’autour de 200 000 réfugiés géorgiens, entre 8 000 et 9 000 déplacés intérieurs ont atterri à Tskaltubo. Ces réfugiés ont été logés de façon très précaire dans des maisons de repos désaffectées de la ville. Alors que cette situation devait être temporaire, des milliers de personnes habitent encore entre les ruines de ces anciens hôtels, 30 ans après la fin de la guerre.
Hôtel abandonné habité par des réfugiés d’Abkhazie.
Jouet cassé dans l’hôtel habité par des réfugiés d’Abkhazie.
L’humiliation de la classe ouvrière confinée dans ces contrées s’infiltre partout, comme la nature qui reprend ses droits face aux bâtiments abandonnés. Et pourtant « sans les investisseurs, comment pourrait-on faire ? ». Pour beaucoup cela semble la seule perspective réaliste. Cependant cette aliénation n’est pas seulement une victoire idéologique du capitalisme. Ou autrement dit, elle a été préparée pendant plusieurs décennies de domination d’une bureaucratie stalinienne qui, tout en usurpant le nom du socialisme, a interdit et réprimé toute expression politique, syndicale, sociale ou culturelle de la classe ouvrière indépendante des organisations officielles dans l’Union Soviétique. En ce sens, quand l’idéologie et les organisations officielles se sont effondrées avec le régime qui les soutenait, la classe ouvrière, cantonnée largement à une position de passivité et en même temps en état de sidération face à la violence de la « thérapie de choc », s’est retrouvée dépourvue d’organisations et des outils politiques et idéologiques pour résister face à l’offensive capitaliste.
L’appareil stalinien soviétique a fourni la plupart des politiciens qui allaient en fin de comptes mener à terme la restauration capitaliste. Mais il a également désarmé le prolétariat d’un point de vue politique, organisationnel et idéologique à travers la passivisation, la répression et l’écrasement des aspirations révolutionnaires et socialistes des travailleurs dans l’URSS et dans d’autres Etats dudit « bloc socialiste ». Comment espérer que cet homme, qui semble avoir habité des ruines pendant 30 ans, dans un pays plongé dans la pauvreté, espère autre chose que les « investissements privés » dans l’espoir que les choses s’améliorent si même des représentants du « socialisme officiel » plaidaient pour la propriété privé et l’esprit entrepreneurial face à la crise de l’Union Soviétique ?
Habitants en train de discuter.
La nature reprend ses droits.
L’existence d’organisations politiques socialistes et ouvrières indépendantes de l’appareil d’Etat soviétique aurait-elle pu éviter le désastre et la destruction capitaliste ? Ce n’est pas sûr du tout. Cependant, la classe ouvrière et ses alliés auraient sans doute été dans une meilleure position pour mieux résister face aux capitalistes étrangers et nationaux (qu’ils soient « pro-occidentaux » ou « pro-russes ») qui ont travaillé main dans la main pour écraser les droits et acquis des travailleurs soviétiques tout au long de ces trente dernières années.
Bouteille de Coca-Cola qui gît au milieu des ruines et de la vétusté
Monument de l’époque soviétique.
Vous pouvez consulter l’ensemble du photoreportage ici.
Cet article a été originalement publié en anglais sur LeftEast.