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Assiste-t-on réellement au "retour" du protectionnisme ?
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Assiste-t-on réellement au « retour » du protectionnisme ? (theconversation.com)
Par Léo Charles
La mondialisation néolibérale semble aujourd’hui se transformer sous l’effet d’un renforcement des mesures protectionnistes, à l’image de l’Inflation Reduction Act américain adopté en 2022 ou des velléités européennes de relocalisation. Cependant, plus que de prophétiser un « retour » du protectionnisme, il s’agit de s’interroger sur la présence, ou non, d’un « moment » protectionniste, c’est-à-dire de l’existence d’un bloc social favorable à la protection du marché intérieur face aux méfaits du libre-échange, pilier du commerce international depuis les années 1970.
Le cas de la France est dès lors éclairant. Depuis le début du XIXe siècle, le pays a en effet alterné des périodes que l’on qualifie de libre-échangistes, tout autant que des périodes plus protectionnistes. L’historique des compromis institutionnels et sociopolitiques qui ont installé le protectionnisme en France à la fin du XIXe siècle, que nous avons analysé dans nos recherches, nous permettra d’éclairer la réalité contemporaine.
Un virage protectionniste à la fin du XIXᵉ siècle
Cette alternance est particulièrement visible à partir des années 1870, période à laquelle les droits de douane remontent peu à peu. Si la parenthèse libre-échangiste (1850-1878) couronnée par la signature du traité de commerce avec l’Angleterre (traité Cobden-Chevallier) abaisse le droit de douane moyen de 16 % en 1850 à 3,70 % en 1868, celui-ci remonte de façon régulière jusqu’à atteindre 12,27 % en 1894, après l’application du « tarif Méline » instauré en 1892 par le président de la commission des douanes de la Chambre des députés du même nom.
Jules Méline a mis en place une hausse des droits de douane en 1892 qui marqua un virage protectionniste de la France.
Pour installer ce régime protectionniste, il a fallu que les défenseurs des tarifs trouvent une coalition sociopolitique suffisamment large pour convaincre le gouvernement d’abandonner les principes du commerce sans entraves. Or, sous la IIIe République, un mouvement s’est structuré avec la réunion de différentes associations protectionnistes sous une seule et même bannière, celle de l’Association de l’industrie et de l’agriculture française (AIAF).
Pensée comme un véritable groupe de pression, cette association qui regroupe les industriels des industries lourdes, mines, métallurgie et de la construction ainsi que certaines industries textiles, les agriculteurs (exportateurs ou non) va expérimenter différentes formes de lobbying : création de journaux, formation d’élites intellectuelles (dont des économistes), élection de députés favorables à la protection, etc.
Il est intéressant de noter que le mouvement protectionniste français va réussir à imposer un récit qui embrasse les intérêts du travail et ceux du capital. Face à la concurrence internationale qui s’intensifie, les industries déclinantes et en difficultés se tournent vers l’État pour survivre et sauvegarder leurs profits. Du point de vue du travail, l’accent est mis sur la nécessité de préserver l’emploi national et le savoir-faire français.
Les industriels ont joué un rôle essentiel dans la structuration du bloc protectionniste à la fin du XIXᵉ siècle. « Les merveilles de l’industrie ou, Description des principales industries modernes », par Louis Figuier (1877)
Les défenseurs du protectionnisme français ont ainsi réussi à faire émerger un bloc social suffisamment puissant pour déterminer la politique commerciale française au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. Ce compromis protectionniste perdurera jusqu’à la fin de la IVe république, avant d’être progressivement remplacé par un compromis libre-échangiste au tournant des années 1970, la période des Trente Glorieuses se caractérisant par un régime mixte.
Vers un nouveau « moment » protectionniste ?
Il y a 50 ans, la France s’engageait en effet pleinement dans le régime libre-échangiste imposé par les grandes institutions internationales, soutenu par un bloc social majoritaire et rendu nécessaire par la construction d’une Union européenne d’inspiration libérale. Or, aujourd’hui, il semble que nous assistons à une recomposition d’un bloc sociopolitique favorable à davantage de protection, ce qui pourrait refermer la parenthèse ouverte dans les années 1970.
Ainsi, selon un sondage OpinionWay en 2020, 60 % des Français interrogés se déclarent favorables au protectionnisme. Certes, il existe sans doute un effet Covid, mais les délocalisations, les pertes d’emplois industriels ou encore le déclassement d’une partie de la main-d’œuvre française représentent désormais un coût trop lourd à payer.
La nouveauté de ce bloc favorable au protectionnisme est qu’il s’articule aux crises écologiques, qui concernent tout le monde. Ainsi, les intérêts – ou du moins les aspirations – des citoyens et citoyennes sont pris dans leur ensemble, c’est-à-dire en leur qualité de travailleurs tout autant que de citoyens ou consommateurs.
Face à la crise écologique, ce sont donc les demandes de circuit-court ainsi que de normes de production française ou européenne qui émergent. Du moins, de la part de la classe moyenne et supérieure, les ménages les plus fragiles restant bloqués dans le cercle vicieux néolibéral des salaires bas ne permettant qu’une consommation à prix « cassés ».
Du côté des entreprises, leur rationalité économique les a rapidement fait surfer sur la vague du « made in France » et les possibilités offertes de (certes plus ou moins sincèrement) verdir leur image. Pour les plus grandes organisations, au-delà de l’opportunisme que peut représenter la conversion au protectionnisme ou, tout du moins à la relocalisation, en matière de part de marché et d’aides publiques, c’est surtout les blocages de la mondialisation néolibérale qui ont ralenti leurs élans libre-échangistes. Produire étant prévoir, l’un des moteurs d’une économie en bonne santé est donc la confiance.
Une demande de protection face à l’incertitude
Ainsi, le blocage des chaines de valeur mondiales, la hausse des prix de l’énergie ou des intrants, le renforcement du protectionnisme aux États-Unis ou en Chine constituent autant d’arguments en faveur d’une relocalisation des activités productives. La recherche d’une certaine forme de protection face aux aléas de la mondialisation répond à la volonté de sécuriser les investissements (productifs ou financiers), de se soustraire à l’interdépendance des systèmes de production. Donc, in fine, de protéger le profit.
Parmi les incertitudes figure également la crise climatique. Tout comme les grands patrons au XIXe siècle craignaient une révolte sociale de grande ampleur, il n’est en effet pas exclu que le capital craigne désormais une crise majeure qui en plus des menaces concrètes sur la vie humaine pourrait alimenter une nouvelle crise sociale dans laquelle les « vocations » des travailleurs à alimenter le capitalisme s’effondrerait.
Les derniers maillons de ce bloc social favorable (du moins en partie) au protectionnisme se composent des décideurs politiques. Les relocalisations et la réindustrialisation passent en effet nécessairement par du protectionnisme. Par conséquent, si le terme même de protectionnisme n’est jamais utilisé, le discours politique dominant s’infléchit et considère la possibilité de ne pas respecter béatement les dogmes libre-échangistes.
Il semble donc que nous assistons à l’émergence et la progression d’un moment favorable au protectionnisme, notamment en France. Les classes moyennes et intellectuelles supérieures rejoignent les classes ouvrières (dont l’emploi est délocalisable) dans la défense du « faire français ».