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Manuel Bompard - Cagé, Piketty : à la conquête du 4ème bloc ?
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Cagé, Piketty : à la conquête du 4ème bloc ? (manuelbompard.fr)
« Une histoire du conflit politique », c’est le titre du dernier livre de Julia Cagé et Thomas Piketty. Cet ouvrage massif de plus de 800 pages offre une analyse inédite des résultats électoraux à l’échelle du pays depuis le milieu du 19ème siècle en les corrélant avec des données économiques et des données géographiques. Il faut remercier les auteurs pour ce travail de compilation et d’analyse inédit qui fournit de nombreuses ressources pour l’élaboration d’une stratégie de prise du pouvoir. Leur participation à la soirée organisée autour de leur livre par l’Institut La Boétie (que je vous invite à revoir en ligne) aura permis à ce sujet un premier échange. C’est dans la poursuite de cette soirée que je veux mettre ici quelques réflexions par écrit.
La fin de l’obsession identitaire comme grille d’analyse politique
La démonstration principale de leur travail, c’est que les comportements électoraux sont très largement déterminés par des paramètres sociaux et spatiaux. Pour le dire autrement, on peut expliquer une grande partie du vote d’une commune par :
- ses caractéristiques géographiques que Cagé et Piketty regroupent en quatre catégories : les communes membres d’agglomérations de moins de 2000 habitants, les communes membres d’agglomérations entre 2000 et 100000 habitants, les communes centres des agglomérations de plus de 100000 habitants et les communes secondaires des agglomérations de plus de 100000 habitants ;
- ses caractéristiques sociales, notamment le niveau de revenus ou le niveau du patrimoine.
Cela permet d’abord de tordre le cou à une première idée forte, très largement diffusée ces dernières années : non, ce n’est pas l’obsession identitaire qui structure les comportements électoraux mais bien la situation sociale. C’est une mise à distance claire des thèses d’un Christophe Guilly ou d’un Jérôme Fourquet voulant transposer dans notre pays la thèse du choc des civilisations présentée dans le cadre des relations internationales par Samuel Huttington et les néoconservateurs américains.
Non, la gauche n’a pas perdu le vote populaire
L’analysé de Cagé et Piketty confirme la structuration du champ politique en 3 blocs distincts que l’on a pu observer lors des élections présidentielles et législatives de 2022. On y retrouve un bloc libéral autour d’Emmanuel Macron : Cagé et Piketty démontrent que le vote pour Emmanuel Macron est « le vote le plus bourgeois de l’histoire. » En effet son volume croît de manière très forte en même temps que le niveau de richesse des individus. A droite, si l’on regroupe l’électorat de Marine le Pen, d’Éric Zemmour et de Valérie Pécresse dans un même bloc « nationaliste », on voit aussitôt combien il est marqué par une très forte contradiction sociale. Car si le vote pour Marine le Pen est davantage populaire que bourgeois, les votes pour Zemmour et Pécresse sont au contraire largement surreprésentés parmi les électeurs les plus riches du pays. Enfin, le bloc social-écologiste qui rassemble les partis de la NUPES se caractérise par des scores plus importants que la moyenne parmi les plus bas revenus et des scores beaucoup plus faibles que la moyenne parmi les plus hauts revenus.
La présentation de la « composition sociale » des votes des différents blocs permet d’écarter une deuxième idée fausse. Non, la gauche n’a pas « perdu les catégories populaires » : son électorat reste très largement déterminé par le niveau de revenu et c’est dans le vote Mélenchon en 2022 que l’on trouve la plus grande surreprésentation des 10% les plus pauvres du pays. L’électorat traditionnel de l’ancienne gauche s’est désarticulé, sa composante bourgeoise convergeant avec la composante bourgeoise de droite dans le bloc macroniste, tandis que sa composante populaire s’est reportée sur la nouvelle gauche incarnée par la France insoumise. Autrement dit, les classes populaires se sont détachées de « la gauche d’avant », mais elles l’ont fait pour se tourner vers les insoumis.
Quelle stratégie de prise du pouvoir pour le bloc populaire ?
Ce livre fournit de très nombreuses données qui permettent d’alimenter la réflexion stratégique sur la manière d’amener ce que les auteurs appellent « le bloc social-écologique » au pouvoir. Sur ce point, Cagé et Piketty considèrent que la situation de tripartition du champ politique est une situation provisoire. Pour eux, le retour à une forme de bipartition est inéluctable. Dans ce cadre, leur livre dresse deux hypothèses : la plus probable, selon eux, c’est l’affrontement entre un bloc de gauche élargi et une fusion de la partie la plus aisée du bloc de droite avec le bloc macroniste ; la deuxième, c’est un affrontement entre un bloc d’extrême droite élargi et le bloc central.
Bien évidemment, l’objectif pour la France insoumise est de créer les conditions de l’expansion du bloc de gauche. Le livre de Cagé et Piketty propose pour cela deux pistes de travail : la première, c’est l’élargissement vis-à-vis « des abstentionnistes dans le monde urbain » ; la seconde, c’est l’élargissement vis-à-vis « de la fraction la plus sociale des électeurs RN dans les territoires ruraux ».
La réponse aux classes populaires rurales est d’abord économique !
La seconde piste de travail n’est bien sûr pas à écarter. Elle nécessite d’abord une précaution : à partir du moment où il est démontré que la question identitaire n’est pas celle qui structure l’essentiel du comportement électoral, il n’est plus seulement problématique, mais également totalement inefficace, de vouloir séduire la fraction sociale des territoires ruraux en s’aventurant sur le terrain identitaire de l’extrême droite. Ceux qui, à gauche, notamment dans la lignée de Fabien Roussel, s’orientent dans cette direction font clairement fausse route. On ne gagne pas du terrain dans cette fraction de l’électorat en mettant en mode mineur la lutte contre le racisme ou contre les violences policières. On le gagne en répondant aux demandes sociales et géographiques de cette partie de la population. Et c’est aussi à cette condition qu’une éventuelle progression dans cette partie de la population ne se ferait pas au détriment des catégories populaires directement impactées par ces oppressions.
Mais la construction de cette réponse économique et sociale n’est pas une mince affaire. Nous serons nombreux à considérer qu’un angle d’attaque principal doit être celui de l’accès aux biens communs et aux services publics sur l’ensemble du territoire. En cela, la « classe géosociale » dessinée par Piketty et Cagé ne diffère pas, sinon seulement par le nom donné, du « peuple » défini par sa dépendance aux réseaux collectifs qui est central dans la grille de lecture insoumise. Mais d’autres pistes proposées par les auteurs, notamment sur la manière de répondre aux aspirations à la propriété individuelle des classes populaires rurales soulève un certain nombre de débats qu’il faudra poursuivre. Si la demande de stabilité qu’elle exprime peut bien évidemment se comprendre, elle pose le défi de la construction dans ces conditions d’une identité collective de classe. Et quand elle s’accompagne de l’étalement urbain des zones pavillonnaires, elle soulève une contradiction avec les nécessités écologiques comprises par une partie du bloc social-écologique.
La seconde piste de travail proposée par Cagé et Piketty, à laquelle certains voudraient d’ailleurs réduire la portée de leur ouvrage, soulève un certain nombre de débats sur ses implications programmatiques. Elle pose aussi un problème militant plus immédiat. Il est plus facilement envisageable de progresser dans un espace dans lequel on existe déjà, que dans un territoire dans lequel le maillage de présence humaine et de structure collective est quasi-inexistant. Il faut y travailler bien évidemment, mais on voit aussi la complexité d’une telle démarche, qui s’inscrit nécessairement dans du moyen terme.
La conquête du quatrième bloc est la clef de la victoire !
La première piste de travail proposée par Cagé et Piketty (s’élargir « vis-à-vis des abstentionnistes dans le monde urbain ») semble elle plus directement atteignable. C’est ce que nous appelons la « stratégie du quatrième bloc ». Elle ne s’oppose bien évidemment pas à l’idée de militer en milieu rural peu peuplé, dont elle est complémentaire. Mais le travail de Cagé et de Piketty démontre que l’analyse des dynamiques électorales depuis près de 200 ans lui fournit des points d’appui solides et permet de tordre le cou à plusieurs idées reçues.
La première de ces idées reçues, c’est qu’il serait vain de penser progresser dans le bloc des abstentionnistes car il n’y aurait aucune raison que si les abstentionnistes se mettaient à voter, ils le fassent de manière différente que les votants. L’analyse de Cagé et Piketty réfute cet argument. Ainsi, ils démontrent que l’abstention ne pénalise pas de la même manière les différents blocs politiques. Puisque le vote pour le bloc social-écologique est plus fort parmi une fraction de la population de certains territoires, et que cette même fraction est la plus sujette à l’abstention, le fait de faire reculer l’abstention dans cette catégorie de la population se ferait naturellement en majorité au profit du bloc populaire. À ce sujet, Cagé et Piketty écrivent : « Si toutes les catégories de territoires avaient la même participation, tout en continuant de voter en moyenne comme elles le font actuellement, alors le score du bloc libéral-progressiste serait sensiblement plus réduit. Compte-tenu du fait que la participation est particulièrement faible dans les communes pauvres urbaines, une telle remontée de la participation conduirait à une forte hausse du score du bloc social-écologique ».
La seconde idée reçue, c’est que la participation plus forte des riches par rapport aux pauvres serait une constante de l’histoire. Sur ce point, Cagé et Piketty démontrent au contraire que les écarts de participation entre les communes riches et les communes pauvres n’ont jamais été aussi importants dans l’histoire. Ainsi, lors des élections législatives de 2017, la participation a été 1,35 fois plus élevée dans les 5 % des communes les plus riches que dans les 5 % des communes les plus pauvres. C’est un record historique, et donc pas un fait permanent dans le temps. Ainsi, entre 1960 et 2000, le rapport était à l’inverse : la participation dans les communes les plus pauvres était plus importante que dans les communes les plus riches.
On peut déduire de ces deux démonstrations qu’un travail permettant de ramener au vote des électeurs qui s’en seraient détournés peut permettre un élargissement du bloc populaire « social-écologique ». Restent alors deux questions : dans quelle proportion faut-il faire progresser ces votes et quelles sont les conditions à remplir pour y parvenir ?
Sur le premier point, on peut obtenir un ordre de grandeur du travail nécessaire en analysant le résultat des élections législatives de 2022. À cette occasion, le 4e bloc (abstentionnistes, votes blancs et nuls) a regroupé environ 26 millions de citoyens inscrits sur les listes électorales. Si l’on étudie les circonscriptions où le candidat de la NUPES a été battu au second tour, et si l’on classe les écarts de voix par ordre croissant, on peut déterminer le nombre d’inversions du résultat nécessaire pour permettre à la NUPES de disposer d’une majorité relative ou d’une majorité absolue.
Pour la majorité relative, il aurait fallu inverser le résultat de 49 seconds tours afin d’élire 200 députés de la NUPES. Le nombre de députés macronistes aurait alors été réduit à 198, alors que le nombre de députés d’extrême droite serait descendu à 80. Pour y parvenir, il aurait fallu mobiliser environ 50 000 électeurs supplémentaires. Cela représente environ 0,2 % du nombre des abstentionnistes (quatrième bloc) à cette élection.
Pour la majorité absolue, il aurait fallu inverser le résultat de 138 seconds tours afin d’élire 289 députés de la NUPES. Le nombre de députés macronistes aurait alors été réduit à 133 et le nombre de députés d’extrême droite serait descendu à 63. Pour y parvenir, il aurait fallu mobiliser environ 400 000 électeurs supplémentaires. Cela représente environ 1,5 % des abstentionnistes (quatrième bloc) à cette élection.
Du fait du mode électoral, et des différentiels d’abstention entre blocs politiques, on voit donc que la masse des abstentionnistes à déplacer pour permettre une victoire électorale du bloc social-écologique n’est pas du tout considérable. La stratégie du 4e bloc est donc une stratégie de victoire possible. Mais à quelle condition est-il possible de ramener davantage d’électeurs aux urnes ?
Bien sûr, on ne peut pas, sur ce sujet, faire l’économie d’un travail d’analyse profonde des causes plurielles de l’abstention. Mais on peut trouver dans les travaux de Cagé et Piketty une idée forte en analysant la période de l’histoire où la participation était supérieure dans les catégories populaires urbaines au reste du pays. On observe que ce surplus de participation était largement porté par un vote ouvrier fort en faveur du projet communiste. Pour le dire autrement, la mobilisation des secteurs populaires nécessite l’identification à un projet politique clair et radical de transformation de la société. C’est donc ici une clef importante de la stratégie du 4e bloc.
Bien sûr, ces résultats étaient aussi la traduction concrète d’une stratégie d’implantation et de présence militante très forte du PCF dans les banlieues populaires. C’est ce maillage territorial qu’il s’agit aussi de rebâtir en tenant compte de l’ampleur de la crise démocratique. C’est pourquoi le mouvement de la France insoumise a fait le choix depuis sa création de développer des outils nouveaux comme les caravanes populaires, le développement des correspondants d’immeuble ou la multiplication des actions de solidarité concrète. C’est aussi l’objectif de l’école de formation mise en place par l’Institut la Boétie pour doter un maximum de militants des bases théoriques et pratiques nécessaires à la bonne réalisation de cet objectif. Ce travail militant, en lien avec une identification programmatique forte et une dénonciation implacable du racisme et des discriminations, a commencé à porter ses fruits lors des élections de 2022. C’est sans aucun doute dans cette direction qu’il faut poursuivre nos efforts pour permettre au bloc politique populaire « social-écologique » de trouver le chemin de la victoire.