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Chartreuse : un marquis interdit l’accès à son terrain aux randonneurs mais pas aux chasseurs
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Propriétaire de 750 hectares de la réserve naturelle du massif de Chartreuse, un marquis souhaite interdire l'accès à son terrain aux randonneurs rendant inaccessible la Tour Percée. Une affaire complexe.
Bruno de Quinsonas-Oudinot est marquis mais s’agace qu’on le nomme ainsi. Son titre de noblesse, son château du Touvet et surtout son « fief » en pleine nature remontent au Moyen-Âge et lui valent d’être à la tête d’un domaine immense d’au moins 750 hectares entre la Dent de Crolles et le mont Granier.
Des terres qui ont longtemps été arpentées par les randonneurs et grimpeurs, sans savoir qu’ils pénétraient dans une propriété privée. N’est-on pas là dans la réserve naturelle nationale des hauts de Chartreuse ? Depuis près de 20 ans, l’accueil là-haut peut s’avérer hostile à quiconque s’avise de sortir du droit chemin. Parce qu’en dehors du tracé réglementaire se trouvent des merveilles.
L’instagramabilité de la Tour percée est devenue la malédiction de Bruno de Quinsonas
Bruno de Quinsonas possède des trésors naturels, 16 arches sur ou en limite de ses 750 ha. Et ça se sait depuis qu’en 2005, l’écrivain et arpenteur de versants, Pascal Sombardier, est tombé nez à nez sur la Tour percée. 32 mètres de portée ce qui ferait d’elle la plus grande arche naturelle des Alpes. Alors qu’elle était jusque-là connue de quelques locaux et chasseurs, l’ouvrage Chartreuse inédite aux éditions Glénat (2006) avec la Tour percée en couverture l’a dévoilée au plus grand nombre. Si l’auteur n’a jamais précisé l’emplacement exact pour accéder à ce secteur escarpé et vertigineux donc dangereux, malheureusement « d’autres s’en sont chargés ». Et l’instagramabilité de ce lieu unique est donc devenue la malédiction de Bruno de Quinsonas. Cette arche figurait même l’an dernier sur un des panneaux de l’autoroute A43. Il a été retiré depuis, à la demande du marquis.
Aujourd’hui, plus que jamais, ce dernier entend préserver l’arche des regards, mais surtout de ces « hordes déferlantes de curieux irrespectueux sans foi ni loi », qui viennent dégrader « sa » merveille géologique rebaptisée du prénom de son épouse : Tour Isabelle.
La réalité est que la mise à jour de cette arche a fait bondir la fréquentation du domaine de Marcieu, qui comprend les itinéraires plus accessibles de l’Aulp du Seuil ou encore des grandes classiques, le Dôme de Bellefont, les lances de Malissard. Sans parler du GR9, qui aujourd’hui ne traverse plus son plateau supérieur de part en part.
Si la fronde contre le propriétaire prend autant d’ampleur, c’est que dans le même temps, ce défenseur de la nature ne remet nullement en cause la chasse privée qui a cours et cela de longue date sur ses terres. Au contraire, il bénit « ses gardiens de l’équilibre sylvo-cynégétique » : vous ne lui ferez pas dire chasseurs.
Quand le marquis fait valoir crescendo son droit de propriété, ses détracteurs lui répondent liberté de circulation inscrite dans le code de l’environnement.
Faute de clôture délimitant le domaine et informant de manière exhaustive le public de l’interdiction de pénétrer, le propriétaire est-il en droit d’invoquer la violation de propriété face au sacro-saint droit d’aller et venir ? Une récente évolution législative, qui pourrait avoir un effet contagieux dans nombre de sites naturels en France, conforte les grands propriétaires terriens dans leur droit de propriété inscrit au code Pénal. Au nom du maintien des corridors biologiques et des déplacements de la faune, la loi du 2 février 2023 vise à limiter l’engrillagement des parcelles. Il suffit donc de matérialiser physiquement l’interdiction de pénétrer, en l’occurrence avec des panneaux.
Ce qu’a fait le marquis, sans même attendre les décrets d’application. Et il assume d’avoir pris les devants. Une action qui a fait bondir de rage des observateurs et randonneurs, qui, outre cette poussée de panneaux, en pleine période d’ouverture de chasse, ont constaté que des équipements de sécurité avaient été enlevés, et même des plaques à la mémoire de personnes décédées accidentellement sur la propriété, peut-on lire sur le blog de Pascal Sombardier.
Une pétition signée par plus de 23 000 personnes
La perspective de voir cet immense terrain de jeu pour les randonneurs amputé a mis la communauté montagnarde en ébullition. Clairement, elle redoute la mise en place de gardes privés. Un collectif « opposé à la privation d’accès à la réserve des Hauts de Chartreuse », a lancé une pétition en ligne sur change.org qui a déjà rassemblé plus de 23 000 signatures. Parmi les signataires, l’ancien patron de l’agence de trekking Allibert, Gérard Guerrier, qui vit au pied du massif, n’en revient pas : « Monsieur le marquis interdit tout passage sur son domaine des hauts plateaux de Chartreuse, au cœur de la réserve naturelle. Nous voilà revenus aux temps obscurs d’avant 1789 ! Je crains qu’une pétition ne suffise pas… Mais c’est un début ! La suite ? Un rassemblement sur les terres du bon marquis ? »
Sur les réseaux sociaux, ils l’appellent tous “le marquis”. Rarement Bruno de Quinsonas-Oudinot. Et, à en juger par les commentaires acerbes par milliers qui accompagnent la récente pétition, son nom importe peu. Face à la critique, Bruno de Quinsonas a pris le parti de laisser « la haine de certains alimenter le buzz ». Il préfère se concentrer sur ses affaires forestières. Déjà, quand la polémique autour des intimidations verbales et physiques de chasseurs à l’encontre de randonneurs sur sa propriété avait embrasé les réseaux, il était resté muré dans son château. Sa parole est rare. « Je me méfie énormément de ce que la presse peut écrire ».
Bruno de Quinsonas explique qu’il a écrit un « courrier extrêmement précis, aimable et ouvert » au président du Parc naturel régional de Chartreuse, Dominique Escaron, dans lequel il formule « une proposition de négociation pour une convention de passage ». Ce courrier étant privé, la « correction » l’oblige à la confidentialité. On saisit toutefois que si convention il y a, elle n’existera pas sans contreparties. Le plus grand propriétaire de la réserve paye une taxe foncière conséquente « qui lui donne des droits ».
Son jardin de 750 hectares renferme en son cœur la plus grande arche des Alpes
Toutes les hypothèses restent ouvertes avec l’évolution du tracé du GR9. Mais la discussion, selon l’intéressé, ne peut se résumer à « un problème de circulation ». Bruno de Quinsonas explique qu’il y a une autre urgence : « protéger la nature. Les espaces traversés sont fragiles. Voyez ce qui se passe au lac Achard, ou au cirque de Saint-Même ! Pour protéger, il faut donc faire respecter des droits qui existent ».
À son tour de nous questionner : « Pensez-vous une seconde que je me permettrais ou me croirais autorisé à me rendre chez vous dans votre jardin, quelle que soit sa taille, pour y planter une tente, faire un feu, couper des arbres pour faire griller des saucisses ? » Sauf que son jardin de 750 hectares renferme en son cœur la plus grande arche des Alpes. « Mais ce n’est pas parce que j’ai un Renoir chez moi que les gens doivent venir forcer ma porte ! »
Il cite ce vététiste faisant du vélo sur l’arche puis postant son exploit sur les réseaux. Ou ces personnes gravant leurs initiales à côté des inscriptions romaines. « Réaction de la réserve ? Aucune. Du Parc ? Aucune. Y a-t-il eu des communiqués pour dire que c’était inadmissible ? Non », lance le propriétaire, pour qui « le temps de l’impunité est terminé. Trop, c’est trop » lâche-t-il, excédé par ce « déferlement d’atteintes à sa propriété » qui l’ont conduit à prendre « des mesures plus strictes ». Et « ça ne l’amuse pas. Je n’aime pas le conflit ».
Qui mieux que lui saura protéger ses 750 ha ? Pas les agents de la réserve. Ils ne partagent pas sa définition de la préservation. Seuls les chasseurs, ses « gardiens de l’équilibre sylvo-cynégétique » et alpagistes accomplissent « de manière remarquable » cette mission de conservation des milieux et de régulation des espèces. Dans son combat de protection, il fait alors un peu plus valoir son droit de propriétaire. La loi l’autorise. Aussi s’appuie-t-il sur le rapport de la Dreal (2021) qui stipule que « tout sentier au titre d’un PDIPR (Plan départemental des itinéraires de promenade et de randonnée) amène à l’obligation d’une convention entre la FFRP (Fédération française de randonnée pédestre) et le propriétaire, un sentier ne peut être balisé sans son accord ». La balle se trouverait dans le camp du Parc. Car « sans convention, la propriété restera fermée » et « toutes les pétitions de la terre n’y changeront rien », conclut Bruno de Quinsonas. Il attend du Parc un encadrement plus strict et des garanties de protection, sans quoi ses merveilles de Chartreuse resteront interdites.
GR9 : « Une nécessité de rendre les étapes moins longues et moins techniques en Chartreuse »
La réponse est simple. Déjà, elle n’est pas le fait du marquis. Dominique Escaron, le président du Parc naturel régional de Chartreuse, balaie toute supposée intervention de Bruno de Quinsonas. Par contre, il confirme que cette adaptation de l’itinéraire du GR9, partant du Jura pour se rendre en Méditerranée, est le résultat d’un diagnostic réalisé par la Fédération française de randonnée pédestre (FFRP) en 2017. L’étude a conclu « au besoin d’adapter le tracé en Chartreuse pour renforcer sa cohérence avec le reste de l’itinéraire ». Il y avait « une nécessité de rendre les étapes moins longues et moins techniques en Chartreuse, parce qu’il n’y avait pas d’hébergements donc de ravitaillements sur ces hauts de Chartreuse (comprenez les crêtes de Saint-Eynard, Bellefont, ou encore le vallon de Marcieu) et surtout pas de point d’eau ».
Les randonneurs du GR9 ne passeront donc plus par la réserve des hauts de Chartreuse, mais par des circuits proches des villages « tout aussi intéressants », plaide le président. Une manière (détournée) de limiter une fréquentation croissante sur ce secteur protégé, comprendra le quidam.
Dominique Escaron rappelle toutefois que cette redéfinition du parcours du GR9 n’entraîne pas de modification des randonnées pédestres du Tour et de la Traversée de Chartreuse situées sur les parties hautes. Il faudra attendre la fin de l’année pour que le balisage soit à jour.
Il confirme aussi qu’il n’y a jamais eu de convention de passage signée avec Bruno de Quinsonas dans la mesure où ses terres se trouvent dans une réserve naturelle nationale, qui a fait l’objet d’un arrêté préfectoral de l’Isère (2007). Ce dernier a défini des accès et établi qu’« afin de rendre compatible la pratique de la randonnée avec les objectifs de préservation des milieux de la réserve naturelle des hauts de Chartreuse, la création de balisage, de nouvelle sente, sentier, chemin ou itinéraire ne figurant pas au plan de circulation de la réserve naturelle des Hauts de Chartreuse sont interdits ». Traduction : les randonneurs sont tenus de rester sur les sentiers décrits dans l’arrêté.
« Tout cela va nécessiter un arbitrage juridique »
Mais le code de l’environnement ne permet (encore) pas de sanctionner les contrevenants. La confusion pour les randonneurs est que « dans plus de 90 % des cas, les propriétés privées traversées par des GR ont fait l’objet d’une convention de passage établi dans un PDIPR (Plans départementaux des Itinéraires de promenade et de randonnée) ».
Quant aux panneaux interdisant tout accès aux terres de Bruno de Quinsonas, ils sont dans les faits bel et bien autorisés par la loi. Mais qu’en est-il dans une réserve nationale ? Le Parc n’a pas la réponse. Ce cas particulier a semble-t-il été « oublié des parlementaires ». La pose desdits panneaux va, c’est sûr, nécessiter l’avis du préfet de l’Isère puisque Bruno de Quinsonas a procédé à une modification de la réserve en les installant. « Toute modification doit faire l’objet d’une approbation du comité consultatif. On ne peut rien faire sans autorisation », soulève le président.
Voilà qui complique une affaire déjà bien complexe où propriétaires, gestionnaires, touristes et randonneurs peinent à se frayer un chemin entre le règlement de la réserve, le code de l’environnement et le Code pénal… « Tout cela va nécessiter un arbitrage juridique ».
En attendant, sur la question qui fait débat, la protection du site, le président rejoint la position du marquis. « Il devient nécessaire de rester sur les chemins. Au Charmant Som, qui n’est pas dans la réserve, les gens divaguent partout et en nombre. Ça a créé des désordres sur la faune et la flore. Cette liberté d’accès que les randonneurs veulent conserver, les mêmes qui râlent aujourd’hui sur les réseaux sociaux que l’on interdit tout, mérite qu’ils s’interrogent sur leur propre fréquentation. Elle, aussi, a une incidence. »
Article issu du Dauphiné Libéré