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    Cagé et Piketty ne nous aveuglent-ils pas ?

    Lien publiée le 8 octobre 2023

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    Cagé et Piketty ne nous aveuglent-ils pas ? | Alternatives Economiques (alternatives-economiques.fr)

    Christophe RamauxMaître de conférences à l’université Paris I-Panthéon Sorbonne, membre des Economistes atterrés

    Une histoire du conflit politique (Seuil, 2023) de Julia Cagé et Thomas Piketty est une somme qu’il faut saluer à plusieurs titres : par la masse des données collectées, la capacité à mobiliser des équipes entières de chercheurs dont il est le produit et aussi, en ce qu’il présente une grille de lecture qui a le mérite de nourrir le débat et donc… la critique.

    Le livre commence par évoquer la longue marche vers l’égalité, au niveau politique, avec l’affermissement du suffrage universel, mais aussi au niveau économique. Le néolibéralisme a entraîné des régressions, en particulier en termes de patrimoine. Nous ne sommes toutefois pas revenus aux inégalités de la fin du XIXe siècle comme le soutenait peu ou prou Thomas Piketty dans Le capital au XXIe siècle (Seuil, 2013). Changement d’optique donc, déjà opéré – à défaut d’être explicité – dans Une brève histoire de l’égalité (Seuil, 2019).

    Comment relier conflits politiques et évolutions socio-économiques ?  La question était déjà traitée dans Capital et idéologie (Seuil, 2019) en croisant deux grandes variables : les inégalités de richesse et celles en termes de diplôme. Cette dernière est à présent remplacée – mais ce changement d’optique n’est pas plus explicité – par le clivage entre urbain (métropoles et banlieues) et rural (villages et bourgs), d’où les classes géo-sociales.

    Les bourgs sont entendus – ce n’est pas sans conséquence sur l’analyse comme on va le voir – dans un sens extensif : ils regroupent les communes jusqu’à 100 000 habitants. En y ajoutant les villages, la France serait donc, de quoi surprendre les géographes, un pays majoritairement rural (53 % la population).

    Selon les auteurs, nous avons connu successivement une tripartition politique, de 1848 à 1910, puis une bipartition, de 1910 à 1992, suivie depuis lors d’une nouvelle tripartition. Avec cette dernière, l’écartèlement des classes populaires rurales (à droite) et urbaines (à gauche) permet au bloc bourgeois-libéral de gouverner.

    Qu’une tripartition opère aujourd’hui, nul ne le contestera. La lecture proposée sur une longue période est-elle pour autant pertinente ? La bipartition vaut-elle sous la IVe République, lorsque la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière) gouverne avec le MRP (Mouvement républicain populaire) ? Est-il judicieux d’assimiler dans un même bloc De Gaulle et Tixier-Vignancourt ? Au risque de l’anachronisme, les auteurs ne plaquent-ils sur le passé leur grille de lecture sur la période actuelle1?

    Le débat politique serait aujourd’hui dominé par trois blocs : social-écologiste, libéral-progressiste et national-patriote. Alors que la gauche a réalisé l’un de ses plus piètres scores aux dernières élections et ne cesse de se déchirer depuis lors, les auteurs invitent à un « optimisme raisonné » (p. 846) pour cette partie de l’échiquier politique. Mais à l’appui de cet optimisme, ne gonflent-ils pas ses performances électorales ?

    Des artefacts biaisés en faveur de la gauche

    Les études post-électorales indiquent que les classes populaires – les ouvriers en premier lieu mais aussi les employés – ont massivement basculé dans l’abstention mais aussi vers le Rassemblement national en 2017 et plus encore en 2022.

    Comme pour mieux se rassurer, les auteurs s’échinent à relativiser cette bascule. D’abord reconnue, celle-ci est ensuite méthodiquement relativisée. Avec à l’arrivée ce diagnostic : le vote pour le bloc national-patriote aux dernières législatives est « presque aussi fortement croissant avec le revenu que le vote pour le bloc libéral-progressiste » (p. 606), aussi bourgeois donc.

    Les artefacts pour aboutir à ce résultat sont nombreux : « l’effet résiduel du revenu » dont il est en fait question ici est obtenu en raisonnant « toutes choses égales par ailleurs », en neutralisant donc les différences de revenu liées aux catégories professionnelles, aux diplômes, à la taille des communes, etc. soit la plupart des facteurs qui rendent justement les revenus inégaux ; dans l’ouvrage, ce sont les communes qui votent et non les individus, choix compréhensible pour les périodes passées mais qui aurait mérité d’être systématiquement croisé avec les études post-électorales depuis qu’elles existent ; le bloc national-patriote rassemble le RN et Reconquête mais aussi Les Républicains ce qui l’embourgeoise d’autant…

    Une illustration de la bascule opérée par ces artefacts : après tous les « contrôles socio-démographiques », le bloc national-patriote obtient 10 % de plus que sa moyenne nationale dans les communes regroupant les 5 % d’habitants au revenu les plus élevés (p. 604), alors qu’avant contrôle il en obtient 20 % de moins (p. 607). Et en fouillant dans les annexes en ligne, on découvre qu’avant tout contrôle et pour le seul Rassemblement national c’est… 60 % de moins (p. 838 des annexes) !

    Les résultats s’inversent à l’autre pôle des revenus : beaucoup moins populaires après contrôle qu’avant. Plus important encore : ce sont les mécanismes exactement opposés qui valent pour la gauche. Aux législatives de 2022, le bloc social-écologiste obtient 10 % de moins que sa moyenne nationale dans les communes où vivent les 5 % les plus aisés avant contrôle, mais 30 % en moins après tous les contrôles (pp. 604-607). La gauche apparaît bien plus populaire « après les contrôles » qu’avant. Le tout en gardant à l’esprit que les résultats sont présentés en pourcentage de la moyenne nationale obtenue par chaque bloc, laquelle est plus faible pour… la gauche2.

    Comment répondre au Rassemblement national ?

    Les auteurs pointent non sans raison les dangers qu’il y a pour la gauche à mépriser la petite propriété, la terre pour les paysans hier, les maisons individuelles aujourd’hui.

    Alors que Thomas Piketty dans ses premiers travaux, focalisé sur la seule fiscalité, occultait largement le rôle de l’Etat social, celui-ci est mis en valeur.

    L’Insee vient de le rappeler : loin des discours catastrophistes laissant entendre que l’Etat n’est plus qu’au service du capital, l’écart entre les plus aisés et les plus pauvres passe de 18, avant redistribution, à 3, une fois pris en compte les prélèvements et plus encore – car c’est la répartition de la dépense qui assure l’essentiel de la redistribution – les prestations sociales et services publics reçus.

    Contre les errements de sa frange libérale qui ont conduit au désastre social et politique, il y a bien lieu de déployer un programme ambitieux de mesures socio-économiques. Est-ce suffisant ? Faut-il nier que d’autres questions, dont l’immigration – qui n’est pas sans conséquence sur des acquis sociaux comme l’accès au logement social – demandent aussi des réponses progressistes ?

    La hausse de l’immigration en particulier d’origine non européenne constitue un « changement significatif par rapport aux périodes antérieures » (p.179) est-il reconnu.

    Mais, contre l’évidence, les auteurs soutiennent qu’elle n’interfère guère pour les électeurs du Rassemblement national, d’où l’idée qu’il suffirait de s’adresser à eux par des mesures socio-économiques pour les ramener à gauche3. Ils arguent du fait que le vote en faveur du RN n’est pas corrélé à la proportion d’étrangers dans la commune. Est-ce une preuve ? Le cas échéant : peut-on reprocher à des électeurs de voir au-delà de leur clocher ?

    Les auteurs plaident en un sens pour l’intégration républicaine à la française à l’opposé du développement séparé, longtemps prédominant aux Etats-Unis, d’où leur opposition légitime aux statistiques ethniques. Mais ils se prononcent surtout pour une « attitude ouverte » face aux « flux migratoires » (p. 831).

    Pour s’opposer aux discriminations et aux racistes, relancer l’intégration n’importe-t-il pas de tourner le dos aux postures, fort libérales finalement, du type no border ? Les auteurs n’y aident pas.

    Référendums de 1992 et 2005 : les leçons ne sont pas tirées

    La nation et la patrie ont été historiquement portées par la gauche (« Vive la nation » contre « Vive le Roi » à Valmy). Une partie s’en éloigne. N’a-t-on pas là l’une des racines de sa crise ? Julia Cagé et Thomas Piketty le soulignent : les référendums de 1992 et de 2005 ont été majeurs. Jamais le clivage entre classes populaires et bourgeoises, celui-là même qu’ils appellent à revivifier, n’a été aussi fort.

    Les leçons n’en sont malheureusement pas tirées. Les gouvernements nationaux ont à prendre des mesures (fiscales, sociales…) unilatérales indiquent-ils, et ce n’est pas rien. Cela ne signifie pas rompre avec les Traités nuancent-ils toutefois d’emblée.

    Et c’est dans le social-fédéralisme européen que la gauche doit surtout se ressourcer à l’horizon, afin de « passer de la logique actuelle d’Etat social-national à celle d’Etat social-global » (p. 828). Avec ce souci : l’étude de l’Insee évoquée précédemment n’évoque jamais l’Europe. Et pour cause : il n’existe ni prestation sociale ni service public européens et on ne voit pas ce qu’ils pourraient être.

    Les auteurs pointent le sentiment d’abandon, de dépossession des classes populaires. En soutenant qu’il suffirait à la gauche de déployer un programme centré sur la redistribution et l’accès aux services publics pour reconquérir les classes populaires rurales, ils évacuent la demande de souveraineté populaire. Au risque de renforcer le césarisme, ils proposent de fusionner la date des élections présidentielles et législatives.

    L’histoire longue aurait pourtant pu leur permettre de saisir à quel point l’institutionnel, le social et le national, ces trois dimensions qui structurent le champ politique reconnaissent-ils, sont en fait toujours imbriqués. La Révolution s’est radicalisée en politique (le suffrage universel) et pour le social en s’opposant aux monarchies coalisées. La Commune de Paris, Marx ne l’a pas saisi, a d’abord été un combat de libération nationale. Et n’est-ce pas par la mondialisation et l’Europe que le capitalisme néolibéral s’est déployé ?

    L’optimisme de la volonté de Julia Cagé et Thomas Piketty est louable. « Là où il y a une volonté, il y a un chemin » aurait dit Lénine. Encore faut-il avoir une bonne boussole… Car que les « faits sont têtus » !

    • 1.Les deux groupes de variables géo-sociales – richesses et taille d’agglomération – n’expliquent ensemble que 20 % des écarts de vote entre la gauche et la droite aux législatives en 1848 et moins de 30 % jusqu’en 2007 (p. 408-409). En 2022, on atteint 40 %, mais avec une très forte superposition des deux groupes de variables.
    • 2.Le bloc social-libéral n’a obtenu que 33 % des voix aux législatives de 2022, contre 37 % pour le national-patriote et 30 % pour le libéral-progressiste (p. 604).
    • 3.Dans son dialogue avec eux (à l’Institut La Boétie le 20 septembre), Jean-Luc Mélenchon a récusé l’idée des auteurs de se tourner vers le rural : pour les Insoumis, la priorité ce sont les « quartiers ». On comprend mieux la mansuétude des Insoumis, pour ne citer que celle-ci, à l’égard des émeutiers, élevés au rang d’héroïques révoltés. Cette stratégie sera-t-elle payante dans lesdits quartiers, premières victimes des destructions de commerce et de services publics ? Et au niveau national ?