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"Le pouvoir impose la médiocratie et se l’impose à lui-même" - Alain Deneault
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Les médiocres ont pris le pouvoir. Le philosophe Alain Deneault consacrait un livre à ce sujet en 2015, Médiocratie (Lux), republié chez le même éditeur en 2016 avec Gouvernance et un inédit Politique de l’extrême centre. Il explique ici les causes de cette prise de pouvoir, ses manifestations et ses conséquences. Il revient aussi sur les liens qu’elle entretient avec la gouvernance et la politique de l’extrême centre.
Laurent Ottavi (Élucid) : La médiocrité est souvent associée à tort à l’idée de nullité. Pouvez-vous, dans un premier temps, rappeler quel est le sens de ce mot et donner ensuite une définition de la médiocratie ?
Alain Deneault : La médiocrité renvoie à ce qui est moyen, tout comme infériorité et supériorité dénotent respectivement ce qui est inférieur et supérieur. Il n’y a pas en français la « moyenneté », mais la médiocrité. Mais la médiocrité n’est pas non plus assimilable à la médiété dont parle Aristote, au sens d’une pondération qu’on cherche à apporter à nos paroles et actions pour ne pas se laisser aller aux excès ou aux manquements, dans un souci d’adéquation et d’ajustement. Le terme médiocrité ne désigne pas non plus une moyenne au sens d’un profil type, d’une abstraction chiffrée donnant une idée d’ensemble ou un idéal type inexistant comme tel dans le réel. La médiocrité est plutôt une sorte de moyenne en acte, la réalisation de ce qui est moyen. En cela, nous sommes tous médiocres en quelque chose, nous conduisons un vélo de manière moyenne, faisons l’omelette moyenne, dénotons des connaissances moyennes sur l’histoire de la Pologne, et ainsi de suite.
Mais la moyenne pensée à l’ère de la médiocratie devient autre chose. Elle fait l’objet d’une obligation. On nous enjoint d’être moyens, d’être moyens selon une représentation idéologique de la moyenne et non selon une compréhension sociologique ou autrement scientifique, d’incarner la moyenne : comme employé, gestionnaire, consommateur, électeur… C’est en rapport avec cet état de fait que j’ai redéfini le terme médiocratie, emprunté au XIXe siècle lorsque les bourgeois appréhendaient les conséquences de l’essor de la classe moyenne. Maintenant, les pouvoirs ne craignent pas la moyenne, mais l’imposent et se l’imposent à eux-mêmes.
Élucid : Quels sont les facteurs historiques qui ont permis à cette médiocratie de voir le jour ? Sont-ils surtout d’ordre économique ?
Alain Deneault : Les modalités médiocratiques se sont parfaites, de sorte qu’elles s’appliquent efficacement à de très grandes échelles. La standardisation des pratiques, des modes opérationnels, des terminologies, voire même des goûts et des sensations, est sans pareille dans l’histoire. Au terme de la guerre de Trente Ans et de la signature des traités de Westphalie plaçant en concurrence les États les uns contre les autres au milieu du XVIIe siècle, le développement bureaucratique des structures publiques a contribué à jeter les bases de cette standardisation. Puis, la révolution industrielle avec sa terrible division du travail scientifique a transformé les métiers en fonctions, les artisans en ouvriers, le savoir-faire en exécution.
Ensuite, l’éclosion d’entreprises multinationales dans maints secteurs au lendemain de la Seconde Guerre mondiale a encouragé le développement de « processus » et de modalités de contrôle administratif à l’échelle du monde. Enfin, la financiarisation a accentué et consolidé cette évolution sur un mode aveugle. Lorsqu’on suit l’évolution du terme « médiocre » de manière philologique, on voit, du XVIIe siècle des Caractères de La Bruyère aux observations sociales faites par Hans Magnus Enzensberger au XXe siècle dans Médiocrité et folie, en passant par Les Frères Karamazov de Fedor Dostoïevski et les intuitions sociologiques de Lawrence Peter, passer d’un questionnement caractérologique et individuel à un autre de nature sociale et institutionnelle.
« La médiocratie soumet toute réalité sociale et politique à des impératifs de gestion. »
Quelles sont les atouts du médiocre qui lui permettent d’accéder au pouvoir ?
Calculer. Abdiquer sur d’éventuelles convictions. Faire siens les termes et discours d’intérêts de plus puissants que lui. Se penser toujours en fonction de l’échiquier où il se trouve. Parler la langue qui est douce aux oreilles de ceux qui peuvent lui faire gravir des échelons. Jouer le jeu, selon cette expression mafieuse qui suppose l’existence de règles floues et souvent changeantes en marge des modalités formelles et des principes éthiques. Du point de vue managérial, c’est maîtriser la métrique, le formatage, l’uniformisation d’une pensée se déployant toujours à plus vaste échelle. La volonté ou la nécessité de rendre interchangeables les agents d’une structure productive.
La mondialisation des structures industrielles et commerciales toujours plus restreintes en nombre, mais à la portée toujours plus grande, explique par exemple que gestionnaires, employés et clients fonctionnent dans des restaurants-minute selon les mêmes processus au Texas ou à Nagano. On n’a plus de métiers, mais des fonctions. D’abord en usine, c’est archi-documenté, mais aussi dans l’univers bureaucratique, dans les services et le tertiaire, et puis à travers des processus de consommation uniformisés. Les goûts, les désirs, les affects, les sens font l’objet d’un puissant formatage. Du point de vue de la théorie des organisations, la gouvernance est en cause, c’est-à-dire la soumission de toute réalité sociale et politique à des impératifs de gestion.
Comment, à l’inverse, sont considérés ceux qui ne sont pas médiocres et comment cherche-t-on à les soumettre aux codes de la médiocratie ?
Des psychologues du management comme Christy Zhou Koval, principale auteure de « The burden of Responsability : Interpersonal costs of high self-control » (Le fardeau de la responsabilité : les coûts interpersonnels d’un excès d’autocontrôle) vont même jusqu’à imputer aux membres d’un personnel sincèrement engagé dans leur travail la responsabilité des situations d’abus qu’on peut leur faire subir. Leur tendance à travailler scrupuleusement et à se responsabiliser à tous égards quant à ce qu’ils font passe pour un problème : ils dérogent de cette façon à leurs objectifs « personnels », c’est-à-dire leur carrière telle que paramétrée normativement.
On pourrait également citer Laurence Peter qui, dans Le Principe de Peter, donne l’exemple d’un enseignant qui amène les cancres d’une école, isolés dans un groupe dit en difficulté, à surpasser les étudiants des classes normales, le tout en mettant de côté le programme officiel d’éducation, mais qui se fait congédier pour ne pas avoir suivi ce dernier.
« Lorsqu’une entreprise ne fait penser qu’en termes de croissance, de parts de marché et de codes d’éthique, le sujet qui éprouve un malaise est face à un défi considérable : se déprendre de cette organisation lexicale obligée. »
Vous présentez le médiocre comme le contraire d’un individu, un simple rouage d’un système pour qui seul le moyen compte et non plus la fin, un homme-machine qui fait abstraction du monde. Pouvez-vous expliquer le mécanisme psychologique qui le porte paradoxalement à se mettre au service de grosses structures, de ce que vous appelez la « vaste machine » (industrie, bureaucratie, etc.), qui le fascinent ?
Les discours et lexiques idéologiques opèrent un ascendant considérable sur les esprits et il devient très difficile de s’orienter lorsqu’on est entravé par un vocabulaire tendancieux qui nous est exclusivement proposé. Lorsqu’une entreprise (ou une institution d’État se présentant comme entreprise ministérielle) ne pense et ne fait penser qu’en termes de clients, de croissance, de parts de marché, de processus, de transformation, de développement durable et de codes d’éthique, le défi qui attend un sujet éprouvant un malaise est considérable : se déprendre de cette organisation lexicale obligée.
Le médiocre volontaire s’abreuvera dans ce vocabulaire pour parler la langue du moment, quitte à en changer dès lors que les modes passeront. Le sujet résistant se braquera au point d’être inemployable et de se donner la vie dure, rançon du fait de pouvoir se regarder dans la glace. Le médiocre qui s’ignore souffrira de ce vocabulaire souvent puéril, insignifiant ou pauvrement managérial et s’en remettra aux psychotropes pour continuer à marcher droit, en se reprochant ses anomalies. Le médiocre malgré lui tentera de résister, opposera à ces éléments de langage des concepts tirés du vocabulaire politique, en traitant de service public, de droits citoyens et démocratiques, et en débusquant tous les néologismes et euphémismes qui voilent d’insoutenables considérations.
Pour ma part, je m’emploie à faire comprendre à ceux de mon entourage professionnel qui s’entêtent à utiliser l’oxymore idéologique de « développement durable » pour traiter d’écologie politique que l’expression procède à la fois d’un anglicisme et d’un euphémisme, donc qu’il vaudrait mieux, même s’il s’agit encore de s’y opposer pour ma part, traduire l’expression de référence sustainable development par « exploitation endurable ». La discussion peut ensuite partir sur des bases plus franches, mieux fondées, même si on ne se fait pas que des amis en procédant de la sorte.
La médiocratie se confond-elle en politique avec ce que vous appelez « l’extrême centre » ?
Ce phénomène de société, la médiocratie en est le mode de fonctionnement, la gouvernance en dénote la théorie de référence et l’extrême centre la politique. L’extrême « centre » n’a de centrisme que le nom : il s’agit d’un extrême au sens où l’extrémisme en politique n’a pas seulement trait à l’endroit où vous poussez le curseur sur l’axe gauche-droite, mais à une attitude générale : se montrer intolérant à tout ce qui n’est pas soi.
« L'extrême centre passe sous silence le parti pris idéologique du régime, le capitalisme, et présente de façon superficielle et bienheureuse les tenants de politiques écocides, iniques et impérialistes. »
L’extrême centre se distingue par deux facultés : compter suffisamment de relais parmi ceux qui ont accès à la parole publique pour se dire arbitrairement « le centre » ; associer à ce positionnement, de manière arbitraire, les attributs de la pondération, de la rationalité, de la tempérance, du jugement, de la responsabilité et de la normalité ; puis reléguer à d’indésirables marges tout sujet osant discuter de ces points, à coups d’étiquettes péjoratives : irresponsables, complotistes, extrémistes…
Ce procédé permet de passer sous silence le parti pris idéologique du régime, le capitalisme, et présente de façon superficielle et bienheureuse les tenants de politiques écocides sur le plan industriel, iniques sur le plan financier et impérialistes sur le plan culturel.
La médiocratie se traduit-elle, en somme, par le règne de la corruption et de l’argent ? Comment y faire face ?
De la corruption au sens où en parle Aristote, au sens où un élément corrompu en est un qui se trouve tellement modifié qu’on n’en reconnaît plus la nature. À quoi aboutit-on en l’occurrence ? Les institutions publiques, à force d’être désignées par une langue managériale comme entreprises devant satisfaire des clients (ces détenteurs de fonds capables de se prévaloir des droits), se trouvent méconnaissables. Et ce, que ce soit dans le domaine culturel, judiciaire, social, sanitaire ou scientifique. Du principe de démocratie désormais corrompu découle un nouveau régime qui répond au nom de « gouvernance ». L’université corrompue débouche sur des institutions marchandes d’expertise ; l’économie corrompue donne lieu à l’oligarchie financière ; les institutions de justice corrompues ouvrent sur des instances privées et dispendieuses de règlement des différends.
C’est à notre tour, désormais, d’altérer fondamentalement le régime établi en s’affranchissant collectivement de la ploutocratie, de l’oligarchie et du totalitarisme financier. Désormais, nous sommes la force corruptrice qui entend générer une situation nouvelle à partir de celle que l’on rend caduque. Il nous revient de penser un projet politique compris comme une visée de transformation substantielle des choses dans une forme qui nous semble souhaitable. À nous de co-rompre.
Propos recueillis par Laurent Ottavi.