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Industrie et Souveraineté – Entretien avec Aurélien Bernier
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Industrie et Souveraineté - Entretien avec Aurélien Bernier - Gavroche (gavrochemedia.fr)
Aurélien Bernier s’est spécialisé sur les questions politiques ayant trait à l’écologie et se réclame du courant de la démondialisation. Auteur de nombreux ouvrages, il est également contributeur au Monde diplomatique. Son dernier livre, L’énergie hors de prix, Les dessous de la crise, vient de paraître aux éditions de l’atelier. Dans cet entretien, il nous livre ses analyses sur les enjeux contemporains qui traversent notre société, sur les plans économique, écologique, social et européen.
La retranscription :
Gavroche : Pouvez-vous revenir sur votre parcours militant ?
Aurélien Bernier : J’ai été assez longtemps dans l’association Attac, donc dans les milieux altermondialistes. J’étais également un sympathisant du Front de Gauche – comme on l’appelait à l’époque. En parallèle, j’effectue un travail de journalisme et d’écriture depuis une quinzaine d’années. Mon premier livre portait sur la création du marché du carbone ; sujet ciblé sur l’appropriation par les grandes entreprises et la sphère financière d’un certain nombre de questions environnementales. Mes autres travaux traitent des questions européennes, de l’impact écologique et social de la mondialisation et surtout, des propositions à diffuser dans le débat public pour reprendre un contrôle politique sur l’économie. En formulant des exemples de mesures de justices sociales et environnementales, j’essaie de ne pas en rester aux constats.
La mondialisation est un sujet qui me tient à cœur car c’est un sujet politique. La démondialisation doit l’être aussi. Il ne faut pas attendre un phénomène naturel de démondialisation de l’économie par elle-même. L’idée est de construire un autre ordre économique et commercial, qui tende à devenir international. Je ne pense pas qu’une nation comme la France puisse s’extraire du système de concurrence libre et non faussée ; mais elle peut s’inscrire dans un autre ordre international. Il ne s’agit pas seulement de réfléchir à comment se protéger, mais comment créer de nouvelles coopérations. Nous avons pris beaucoup de retard sur cette réflexion. Il y a une époque où l’internationalisme était un terrain de réflexion pour la gauche. Aujourd’hui, la réflexion doit être refondée. La gauche ne doit pas se reposer sur ses acquis en matière d’internationalisme.
Quel serait le rôle de l’État dans la décroissance que vous appelez de vos vœux ? Est-il capable d’une telle politique ?
A B. : La place de l’État est aujourd’hui très difficile à penser car l’on est face à un État libéral. J’ai un peu de mal avec certains discours souverainistes qui défendent l’État pour l’État ; parce qu’aujourd’hui l’État est indéfendable. L’État tel qu’il est représenté par E. Macron ou par les dirigeants précédents, se fait le relai des pires politiques libérales ; qu’elles soient européennes, ou émanant du patronat et des multinationales. La question à se poser est la suivante : quel État la gauche peut-elle défendre ?
Si aujourd’hui je défends la refondation de l’État alors qu’originellement je n’ai pas de culture particulièrement républicaine (ou au contraire anti-État) ; c’est parce que je pense que dans une économie mondialisée et face à des puissances économiques colossales, nous avons besoin d’un État puissant, capable de s’opposer à ces forces économiques. Et parmi les théories que j’ai étudié, dans le contexte actuel, la conquête de l’État m’apparaît comme la seule alternative satisfaisante pour reprendre le pouvoir ; c’est-à-dire celle d’une structure nationale qui serait au service d’aspirations populaires. Les théories de dépassement de l’État par le haut, à travers la construction par le droit d’un ordre international, sont aujourd’hui en situation d’échec pour différentes raisons. Quant au dépassement de l’État par le bas, qui s’appuie sur le local voire l’ultra-local ; nous constatons qu’il ne fonctionne pas non plus. Cela ne veut pas dire que ces niveaux n’apportent pas des réponses et de possibilités d’action, mais qu’ils ne possèdent pas les moyens de s’opposer aux grandes puissances économiques, aux institutions supranationales ou à l’Union européenne. Pour moi, l’échelon étatique est un choix pragmatique, qui pourrait permettre, dans certaines conditions, de sortir des politiques libérales.
Plusieurs visions critiques de l’Union européenne s’opposent : certains membres de la NUPES [dorénavant dissoute, ndlr.) appellent à désobéir à l’Union européenne en ne respectant pas les traités, quand d’autres sont favorables à la sortie française. Quelle démarche est à privilégier selon vous et pourquoi ?
Il faut bien comprendre dans quelle situation juridique nous met la construction européenne. Il y a une première étape d’analyse de la situation qui est souvent occultée par les organisations politiques. La construction européenne date maintenant de plusieurs décennies. Il existe un débat pour savoir si la construction européenne était pensée comme un piège, quelque-chose qui devait nous mener à cette situation libérale… A la limite, ce débat est presque secondaire.
Différentes aspirations coexistaient ; des forces progressistes pro-européennes, des forces réactionnaires qui au départ l’étaient aussi – un certain nombre de courants qui ont trouvé une sorte de rédemption dans la construction européenne, après une période de collaboration assez honteuse. Les choses se sont progressivement complexifiées, notamment avec l’opposition de la France à une intégration trop grande .
Dans les années 1960, un véritable droit européen a commencé à être élaboré. Les entreprises invoquaient le traité de Rome devant les tribunaux pour s’opposer à certaines mesures de régulations prises par les États et notamment aux droits de douane. Le libre-échange prévu par le traité de Rome, interdit en effet les mesures nationales qui contreviennent à la libre-circulation des capitaux et des marchandises. La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) qui est une instance créée pour faire respecter le droit européen, rend alors ses premiers arrêts qui font primer le libre-échange sur les droits nationaux. Pendant un certain temps, les approches de la CJUE et des juridictions nationales coexistent. Puis, progressivement, les juridictions nationales ont accepté la primauté du droit européen. L’accélération de la jurisprudence est concomitante de l’approfondissement de l’Europe libérale, avec le tournant des années 1980-1990. C’est à ce moment que les cours nationales considèrent le gaullisme comme révolu, que l’heure est à l’intégration européenne et que le droit doit la favoriser. Dans les années 1990, cette primauté est reconnue au sens large : celle des traités, mais aussi des directives et des règlements. Le dossier est ensuite bouclé avec Maastricht et l’inscription dans la constitution française de l’appartenance à l’Union européenne. Le seul cas de figure où la Constitution française pourrait primer sur des dispositions européennes est celui de la menace de l’identité constitutionnelle de la France. Or aujourd’hui cette identité constitutionnelle n’est pas clairement définie – certains juristes voudraient y inclurent la laïcité. Elle ne comporte par ailleurs, ni les questions économiques, ni les questions sociales.
Cette exception rappelée, que recouvre la primauté du droit européen ? Prenons l’exemple d’un gouvernement qui arriverait au pouvoir en France, avec la volonté de prendre des mesures de justice écologique et sociale, de s’attaquer au droit libéral européen, en s’employant à la reconstruction des services publics. Il souhaiterait reprendre le modèle des monopoles publics comme il en existait dans le secteur de l’énergie (EDF et GDF l’étaient entièrement). Ce même gouvernement qui voudrait stopper la concurrence dans le ferroviaire, reconstruire un monopole intégré pour rouvrir des petites lignes, faciliter les déplacements domiciles-travail, entrerait alors en contradiction avec les directives européennes. Ces directives n’empêchent pas la nationalisation des activités, mais obligent les États à être en situation de concurrence. C’est-à-dire qu’une entreprise peut être publique, mais pas en état de monopole. Dans l’exemple que j’énonce, le juge administratif pourrait être saisi par n’importe quelle entreprise qui s’estimerait lésée (un concurrent de la SNCF, un fournisseur privé de gaz…).
Ces directives n’empêchent pas la nationalisation des activités, mais obligent les États à être en situation de concurrence. C’est-à-dire qu’une entreprise peut être publique, mais pas en état de monopole.
Ce gouvernement fictif serait également confronté à la fuite des capitaux, comme l’a été le gouvernement de gauche en 1981. Une loi qui instaurerait leur contrôle serait déclarée illégale par les traités européens… Alors pour résoudre ce problème juridique, il existe plusieurs possibilités. D’abord une solution radicale, la sortie de l’Union européenne, qui nous permettrait de redevenir souverain et de créer du droit. Mais pas une sortie libérale comme le Royaume-Uni, qui nous conduirait à signer de nouveaux accords de libre-échange avec l’Union… Si le Parti travailliste (une gauche de changement), arrivait au pouvoir avec Jeremy Corbyn, le Royaume-Uni ne serait plus empêché par le droit européen. Mais il n’y a pas que le FREXIT. Il est également possible de modifier la Constitution française ; qui a permis de consacrer l’appartenance à l’Union européenne. On pourrait y introduire des modifications obligeant les juges à ne plus systématiquement considérer la primauté du droit européen sur le droit national. Les degrés de modifications et les sujets concernés dépendent du contexte politique. C’est une solution assez radicale car reprendre la main sur les questions économiques serait considéré comme une sortie de fait. On pourrait aussi décréter que le droit français primerait dans certaines conditions d’adoption d’une loi. Par exemple une loi qui aurait la légitimité d’un référendum primerait sur le droit communautaire. Dans ce cas, on ne limite pas la question aux compétences, mais à l’importance donnée à la volonté populaire. D’un point de vue démocratique, cette question me parait assez défendable, voire souhaitable.
On pourrait également imaginer la sacralisation des services publics. En gardant le titre 15 de la Constitution stipulant que la France participe à l’Union européenne (il s’agit plutôt de l’article 88-1 qui prévoit que « la République participe à l’Union européenne constituée d’États qui ont choisi librement d’exercer en commun certaines de leurs compétences », ndlr.), on pourrait ajouter un article sur les services publics, spécifiant que ceux-ci seraient écartés du champ de la concurrence. Ainsi, on donnerait du contenu à l’identité constitutionnelle française, en y intégrant les services publics. En les rendant intouchables, même au regard du droit européen, cela signifierait que les directives de concurrence sur la SNCF, sur EDF, sur le gaz, etc., tomberaient de facto. Donc à mon sens il existe quand même un panel de possibilités, qui nécessite une bonne compréhension du contexte, car on ne peut pas faire ce que l’on veut du point de vue du droit. Ou alors, cela voudrait dire que l’on remettrait en cause l’État de droit. Il ne peut pas y avoir de désobéissance européenne qui se fasse n’importe comment. Pour pouvoir le faire, il faut changer la Constitution. Et c’est ensuite, dans la façon dont on aborde ce changement constitutionnel, qu’il y a plusieurs possibilités.
Cependant, toutes les solutions que j’ai évoquées, de l’inscription des services publics dans la Constitution, à la restauration de la primauté du droit national de manière générale, mèneraient au conflit. Les dirigeants européens, la Commission, les parlementaires de droite considèreraient qu’il s’agit d’une provocation et d’une rupture avec les politiques européennes, donc une rupture avec l’Union. Il faut donc se préparer à ce conflit. Il faut d’une part préparer l’opinion publique en expliquant véritablement ce qu’est l’Union européenne, ce qu’elle fait aujourd’hui et le sens de ses politiques. Dire que l’on est obligés d’aller au rapport de force et qu’il faudra l’assumer, dans sa violence.
L’immixtion entre le public et le privé n’est-elle pas déjà allée trop loin pour permettre une éventuelle sanctuarisation des services publics ?
Je ne pense pas. On pourrait tout à fait reprendre le contrôle des services publics. Il y a évidemment une question de volonté politique. Il ne s’agit pas simplement de s’opposer à l’Union européenne, mais aussi aux multinationales qui ont bénéficié de ces privatisations. Et c’est sans doute vis-à-vis d’elles que le combat va être le plus compliqué, le plus violent. En fait, il y un combat institutionnel, qui est celui de sortir du carcan juridique européen, suivi de près avec l’affrontement contre le pouvoir économique. Deux choses différentes, certes, mais qui partagent de nombreux liens. La sortie institutionnelle de l’ordre juridique est beaucoup plus simple, finalement – supposant néanmoins un contexte politique très difficile à obtenir.
La bataille avec le pouvoir économique est beaucoup plus complexe ; il faut reprendre ce qu’on a donné aux multinationales. Mais je pense que c’est possible. Aujourd’hui par exemple, dans le ferroviaire, la concurrence ne fait que commencer de façon assez timide. Financer la SNCF pour un grand plan de développement du réseau ferroviaire est un problème d’une autre ampleur. Il faudrait trouver de l’argent; et en restaurant le contrôle des capitaux et en empêchant leur fuite, on pourrait les taxer. Il existe des moyens de créer de la recette. Dans d’autres secteurs où la libéralisation est plus avancée, par exemple dans l’énergie, on a quand même des exemples de renationalisation avec EDF. Alors, c’est une renationalisation vicieuse, puisque derrière, il y a un objectif de re-privatiser certaines activités. Mais par exemple, si on voulait renationaliser Engie, cela coûterait beaucoup moins cher, au regard des sommes investies par l’État depuis le début de la crise des prix de l’énergie. Depuis l’automne 2021, il a subventionné les consommateurs d’énergie et indirectement les entreprises qui les vendent. L’État a dépensé trois fois le montant que couterait la renationalisation complète d’Engie. En comptant aussi les énergies renouvelables et un certain nombre d’activités annexes développées depuis par Engie, la renationalisation complète de ce fournisseur de gaz coûterait beaucoup moins cher que ce que l’État a dépensé en un an et demi de compensations financières. Reprendre le contrôle sur les services publics est une stratégie à planifier sur plusieurs années, mais la France a les moyens de la mener.
Que pensez-vous des nouvelles entreprises non institutionnelles et autogouvernées comme les AMAP ou encore les tiers-lieux ? Font-elles partie de l’illusion localiste que vous dénoncez ou participent-elles au contraire d’une aspiration de respiration démocratique ?
J’ai écrit L’illusion localiste juste avant la crise de la COVID. J’étais alors un peu agacé d’entendre un tas de choses sur l’action locale, notamment le fait que par le local on allait véritablement pouvoir changer les choses, dans l’ordre économique. Ce discours est encore tenu, à la fois par des militants, les pouvoirs publics et des entreprises aussi. Et cela m’a intrigué ; en général, un tel unanimisme, c’est louche. Donc, j’ai travaillé sur cette question, en étant moi-même, évidemment, investi localement. J’étais membre d’une AMAP, j’ai milité contre le projet de Notre Dame des Landes, pendant des années à une époque où on était 250 les pieds dans la boue, parce que le sujet n’intéressait pas encore les partis politiques.
Le combat à l’échelle locale est très important, comme le fait de promouvoir l’alimentation en circuit court ou les AMAP. Mais les discours qui survalorisaient ce type d’initiatives m’ont toujours gêné. De même l’expression qui consiste à dire que l’on peut changer le monde par nos achats, que l’on vote avec notre portefeuille, m’a toujours horripilé. Qualifier ces choix de vote revient à délégitimer la démocratie, en réduisant les citoyens à leur rôle de consommateur. C’est précisément ce que les libéraux essayent de faire depuis des années. Dans un contexte où la quasi totalité des politiques menées sont libérales, il ne nous reste qu’un choix de consommateur à faire entre différents types de produits.
J’avais également envie d’expliquer qu’il existe plusieurs formes de localisme. D’abord le localisme progressiste, qui a pour principal défaut d’éclipser les grandes questions nationales. Une fois cités les exemples d’alimentation, de réparation, d’artisanat, de systèmes d’entraide dans une économie en circuit court, ce localisme nous laisse à sec. Pour produire des médicaments, on ne va pas créer des usines communales ou intercommunales, ni de circuits courts du médicament… Très peu de produits que l’on utilise dans la vie courante peuvent se penser en circuit court ; pensez encore au matériel médical. Ce discours progressiste présente un décalage la réalité économique.
Dans les autres formes de localisme, le problème réside dans le double discours qu’ils tiennent. Le localisme que je qualifie de libéral, est vanté par les pouvoirs publics et économiques, quand la tendance de ces derniers est à la concentration, que l’on transfère des compétences à l’Union européenne, que l’on est soumis à des accords internationaux de libre-échange, etc. Le discours sur la mondialisation heureuse qui a fonctionné pendant quelques années n’a aujourd’hui plus guère d’écho ; mis à part dans de petites fractions des classes supérieures qui en bénéficient toujours. Le discours des institutions s’est adapté en conséquence. Puisque la mondialisation est présentée comme inévitable, c’est par le local que l’on peut encore limiter ces effets. En employant ce discours localiste-libéral, l’État nous ment. Les céréaliers, les grands éleveurs, les producteurs de lait sont totalement dépendants du marché mondial ; ceux qui s’en affranchissent sont extrêmement marginaux et servent de caution. Et malgré les discours des collectivités locales et des distributeurs, la part des importations par rapport à la consommation est aujourd’hui en progression constante, (même sur les fruits et les légumes hors production exotique). L’intérêt de la grande distribution reste de s’approvisionner au coût le plus bas quel que soit l’endroit, pour vendre avec une marge suffisamment confortable ; des produits à bas prix qui sont souvent de mauvaise qualité. Ce double discours doit être dénoncé et déconstruit.
Un localisme identitaire se développe également et avec lui ses dangers. Il existe une théorisation du localisme qui remonte à Maurras, à Barrès, qui ancre le nationalisme une identité locale. Ce localisme n’a pas été à l’objet de discours politiques au sein des partis, jusqu’à ce que le Rassemblement national s’empare aujourd’hui de la question. Il a introduit l’idée que préserver et aimer son territoire était le début de l’écologie. Cette réponse à mon avis très pauvre, a permis d’apporter une réponse différente de celle des écologistes. Le mouvement des Gilets jaunes et avec lui le discours bien que confidentiel sur les dangers de la métropolisation, l’abandon de la ruralité a également été l’occasion pour le Rassemblement National d’opposer les métropoles des riches aux campagnes des pauvres. Le discours localiste permet de réintroduire l’idée d’une certaine ruralité, de revendiquer davantage d’équilibre territorial. C’est une question politique extrêmement importante.
Finalement le discours localiste couvre tous les champs politiques, en véhiculant des motivations extrêmement différentes ; mais qui n’interrogent plus le sens de l’action locale. Que peut-on véritablement faire localement ? Je fais partie d’une AMAP, cependant jamais je ne dirai que cela va avoir un effet sur les politiques agricoles nationales et européennes, ou de lutter contre le lobby de l’agroalimentaire. Une action politique est nécessaire et elle ne peut être locale.
Vous parliez justement des Gilets jaunes, qui vont fêter leurs cinq ans. Quelle est votre analyse de ce mouvement ? Que pensez-vous des principales propositions qui en ont résulté, du RIC, du mandat impératif et révocatoire ?
C’est un mouvement social inattendu ; cela faisait plusieurs années que l’on n’avait pas connu de manifestations qui rassemblaient autant de monde. J’ai fait parti de beaucoup de manifestations, à travers les services publics, contre les politiques libérales et la casse du droit du travail…, on était globalement qu’entre syndicalistes et avait énormément de mal à mobiliser en-dehors. Le mouvement des gilets jaunes s’est constitué de façon assez spontané et s’est caractérisé par une grande diversité tout en restant populaire. Et ce qui est assez frappant, c’est qu’une revendication de défense des services publics s’est rapidement trouvée au cœur de ce mouvement. Le constat de la destruction progressive des services publics s’est rapidement imposé, comme la nécessité du combat pour préserver les outils de redistribution. Selon moi, ces manifestations en faveur des services publics constituent une bascule. La promesse des libéraux ne tient plus : l’austérité conduit à la réduction du budget des services publics aussi essentiels que la santé ou l’éducation.
Ce qui est assez frappant, c’est qu’une revendication de défense des services publics s’est rapidement trouvée au cœur de ce mouvement.
Ensuite, il y a la revendication démocratique. Je ne suis pas sûr qu’il faille beaucoup s’attarder sur les outils démocratiques comme le RIC ou le mandat impératif. Il peut être intéressant de mettre en regard la revendication de référendum avec l’ordre juridique européen qui est verrouillé et qui ne le tolère pas ; et encore moins le RIC. Je ne pense pas que les Gilets-jaunes aient envie de faire un référendum d’initiative citoyenne sur des micros-sujets qui sont autorisés par le droit actuel. Mais des référendums sur les grandes questions économiques et sociales, sur la préservation des services publics, sur la répartition des richesses, sur la circulation des capitaux. Aujourd’hui, discuter de ces questions est interdit et impossible juridiquement, dans l’ordre juridique européen.
Ce qui s’est passé avec le mouvement des Gilets-jaunes est pour moi très positif. Si la répression qu’il a subi a renforcé le sentiment général de fatalisme, il y a eu une prise de conscience qui portera ses fruits plus tard.
Est-ce que la décroissance doit être portée par le peuple ? Est-il capable de faire sauter ces verrous juridiques et de dépasser les freins, les critiques ?
Pendant longtemps, j’ai parlé d’écologie sans utiliser le mot décroissance. Il faut pourtant assumer l’utilisation de ce terme. Ceux qui veulent rompre avec la mondialisation, parlent de démondialisation. Pourquoi ne parlerait-on pas de décroissance si l’on combat le fantasme de la croissance infinie ?
Le problème de la décroissance est d’abord celui de la répartition des richesses. La commercialisation de produits d’une durée de vie plus longue, coûtera évidemment plus cher, de même pour les produits importés. Sans une nouvelle répartition des richesses, on ne peut pas proposer la décroissance et être entendu. Sinon cela sera perçu comme des privations et de l’austérité. La décroissance nécessite de profonds changements politiques, bien au-delà des actions individuelles.
Promouvoir la décroissance est très difficile dans le discours ambiant, non seulement pro-croissance, mais aussi en faveur de la technologie et de l’innovation. Aujourd’hui, la recherche porte sur les technologies de pointe parce que c’est dans ce secteur que l’économie occidentale peut encore faire la différence ; puisqu’on a délocalisé un certain nombre de productions de base avec une faible valeur ajoutée. Cette innovation permanente permet de déposer des brevets, de réaliser des prototypes, de développer des filières qui ensuite seront délocalisées une fois qu’elles seront matures. Mais est-ce que cela répond véritablement aux besoins ? Par exemple, plutôt que de chercher de nouveaux vecteurs énergétiques comme l’hydrogène qui a un rendement déplorable et qui nécessite des investissements colossaux, on pourrait travailler sur le développement de solutions beaucoup plus basiques mais davantage adaptées aux besoins : de la chaleur renouvelable, davantage de chauffage au bois…
Nous disposons des solutions de décroissance, mais elles nécessitent de s’affranchir du dogme de l’innovation et de la croissance à tout prix. L’État n’a pas de stratégie industrielle ; il ne fait que reprendre à son compte les plans de développement industriel des entreprises pour définir sa stratégie. L’avion vert qui vole grâce à du carburant de synthèse est un délire de l’industrie aéronautique. Nous devons retrouver nos choix de production pour décroître. On ne peut pas avoir d’impact politique sur une production qui a été entièrement délocalisée.
Quel serait le scénario idéal pour la gauche en 2027 ?
Ce n’est pas une question simple et j’aime de moins ou moins y répondre… Je pense qu’il est difficile d’établir un travail de fond. Les partis politiques nécessitent des alliances, des compromis, et obligent à parler par slogans… J’aimerais que d’ici 2027 la gauche puisse discuter de sujets structurants, de la question de la primauté d’un droit européen sur le droit national. Au-delà des questions institutionnelles, il faut se préparer à affronter les grandes entreprises. Il faut débattre de ce qui appartient au secteur public et de ce qui relève du secteur privé. Je ne parle même pas des questions internationales, qui sont essentielles. Il faut recréer des relations internationales sur d’autres bases que celles de la concurrence, de cette logique néo-colonialiste du rapport de force.
La stratégie est toujours privilégiée au détriment de la réflexion, du fait de la préparation des élections. Les prochaines échéances, ce sont les européennes. Ma famille politique politique, les partis de gauches étaient occupés avec la réforme des retraite, mais ils doivent se concentrer sur cette échéance.
Il y a quelques années, la fracture entre la gauche et la social-démocratie avait pu être démontrée. C’est cette fracture qui était ressortie des débats autour du traité constitutionnel de 2005, de la campagne comme des résultats. C’est à ce moment-là qu’une partie de la gauche s’est mise à défendre le libéralisme économique, assorti de quelques dispositions pour amortir le choc. Un véritable projet politique de gauche devra revenir sur cette séparation avec la social-démocratie, pour l’abandonner.
Entretien réalisé par Cécile AURIOL et Martin LOPEZ