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(Politicoboy sur X) sur la situation états-unienne
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Alors que les Etats-Unis ont connu une grève retentissante dans le secteur automobile, il nous a semblé opportun d’interroger Christophe (Politicoboy sur X) sur la situation états-unienne. Christophe est spécialiste des Etats-Unis et co-auteur du livre « Les illusions perdues de l’Amérique démocrate » (Vendémiaire, 2021).
Positions : Le 14 septembre 2021, Beth McGrath filme et relaie en direct sur les réseaux sociaux sa démission de la chaîne de supermarchés Walmart. Le retentissement est énorme et fait écho à la démission, un an plus tôt et aussi chez Walmart de Shana Ragland qui s’était elle aussi filmée en direct. Toutes deux dénoncent dans leurs vidéos les conditions de travail. Beth McGrath dit notamment : « Tout le monde ici est surchargé de travail et sous-payé », « J’espère que vous [les membres de la direction] ne parlez pas à vos familles de la façon dont vous nous parlez », avant de conclure par « fuck this job ! ». A la suite de la crise du COVID-19, les économistes ont nommé « Grande démission » ou « Grand mécontentement », cette vague de démissions à laquelle les femmes ont largement participé. En août 2021, cela représentait 2,9 % de la main d’œuvre, alors même que les Etats-Unis ne connaissent pas une situation de plein emploi. La pandémie a semblé provoquer un électrochoc au sein des classes laborieuses sur l’exploitation dont elles étaient victimes, dans un contexte de précarisation accélérée. Le mouvement #Quitmyjob dénonce publiquement ces inégalités par le biais des réseaux sociaux. Au cœur du capitalisme international, comment comprendre et expliquer ce phénomène de la Grande démission aux Etats-Unis ?
Politicoboy : S’il ne faut pas trop exagérer le phénomène de Grande démission et son impact sur le capitalisme américain, il est clair qu’il découle d’abord de la crise du COVID. Si on en croit les analystes et économistes proches du pouvoir, on peut expliquer cela par le fait que les personnes ayant perdu leur emploi durant le COVID ont bénéficié pour beaucoup d’aides qui n’existent pas en temps normal mais qui ont été mises en place pour la crise sanitaire. Par exemple : l’assurance chômage décrite comme une assurance « sous stéroïdes » consistait en une allocation de 600$ par semaine en plus des aides éventuelles qu’auraient pu recevoir les travailleurs. A partir de 2021, lorsque Biden a pris le pouvoir, ont été mises en place des allocations familiales généreuses de 300$ par enfant et par mois pour chaque foyer éligible. Tout cela a longtemps été mis en avant pour justifier que les travailleurs préféraient vivre des aides plutôt que de retourner travailler. On s’est rendu compte par la suite, grâce à de nombreuses études, que cette perception était fausse. Certains états gouvernés par des Républicains ont mis fin aux aides plus tôt que d’autres états démocrates et, dans ces états, on n’a pas constaté de retour à l’emploi plus rapide. La véritable raison est plutôt à chercher dans ces deux éléments : la prise de conscience par la classe ouvrière américaine que ses conditions de travail n’étaient plus acceptables – cela ayant été rendu possible par le fait de ne plus occuper son travail un certain temps pendant les confinements ; et la deuxième raison, c’est qu’en quittant leur travail, de nombreuses personnes se sont rendues compte que leur emploi, qui nécessitait d’envoyer les enfants à la crèche et de faire de multiples déplacements, entraînait beaucoup de frais et de stress, et ce alors même que ces personnes occupaient des emplois précaires avec des rythmes de vie décalés et difficiles. Tous ces inconvénients ne justifiaient plus le salaire touché en fin de mois et pour eux, il fallait mieux gagner moins quitte à perdre du pouvoir d’achat, mais récupérer du temps libre. On a constaté que cette prise de conscience touchait aussi les classes sociales supérieures, en particulier pour les questions portant sur le sens du travail et les choix de carrières.
Aussi, il faut noter que cette Grande démission a été accompagnée de hausses de salaire sur le marché de l’emploi américain car de nombreux employeurs ont été contraints de les augmenter et d’améliorer les conditions de travail pour encourager le retour à l’emploi. Ce qui est le signe d’une première victoire pour les travailleurs.
« Le COVID a accéléré la prise de conscience de la classe ouvrière en amenant de nouveaux enjeux, en particulier celui des conditions de travail. »
Positions : Ce mouvement de démissions et de dénonciations de l’exploitation des travailleurs s’est accompagné d’un renouveau des grèves dans les secteurs syndiqués, mais pas seulement : chez les professeurs (en 2018 en Virginie de l’Ouest, en Arizona, au Colorado…), dans l’industrie cinématographique, dans l’industrie agricole (John Deere), agroalimentaire (Kellogg’s, Nabisco), dans le secteur de la santé (Kaiser Permanente, Rite Aid et CVS)… Et ce, dans un pays où seulement 12 % des salariés sont syndiqués. L’élection de Biden et certaines positions des Démocrates en faveur d’un durcissement de la législation contre les employeurs ne respectant pas le droit du travail ont-elles favorisé l’émergence de ces grèves, ou les causes sont-elles à chercher ailleurs ?
Politicoboy : Aux mesures prises par l’administration Biden se sont ajoutées des causes plus profondes qui peuvent expliquer ces multiples grèves. Nous pouvons en donner quelques-unes. La première réside dans une amélioration du rapport de force capital-travail. D’une part, la dégradation des salaires et des conditions de travail motivent la contestation ; de l’autre, une amélioration du marché de l’emploi offre plus de marges de négociation pour les travailleurs, notamment du fait qu’il devient moins risqué de perdre son emploi ou de compromettre ses chances d’avancement. Il y a donc un rapport de force favorable aux travailleurs dû à la reprise économique débutée sous Obama autour de 2015.
Ensuite, la question de la syndicalisation est déterminante. Si de moins en moins de personnes sont syndiquées dans le privé aux Etats-Unis, il y a eu un véritable travail militant accompli par la base à la fois dans le public et dans le privé qui a été facilité par les campagnes politiques de Bernie Sanders et par le renouvellement de la gauche américaine. On peut établir un lien direct avec les premières grèves impressionnantes des enseignants dans le comté de Chicago, qui avaient permis en 2012 de remporter des victoires importantes contre la privatisation de l’école publique et pour l’amélioration des budgets.
La campagne présidentielle de Bernie Sanders en 2016 a remobilisé beaucoup de forces militantes et a contribué à politiser de nombreuses personnes. Ces personnes-là se sont retrouvées dans des syndicats – quand elles n’y étaient pas déjà – et ont utilisé leur expérience, réseaux et savoir-faire acquis pendant la campagne pour remobiliser et organiser leur syndicat. Ce qui leur a permis de mener par la suite des grèves impressionnantes et victorieuses. En 2017 et 2018, il y a eu des mouvements de grève dans l’enseignement qui ont commencé à prendre et nous pouvons les considérer comme une seconde phase de la mobilisation enseignante.
Enfin, le COVID a accéléré la prise de conscience de la classe ouvrière en amenant de nouveaux enjeux, en particulier celui des conditions de travail. Grâce à la reprise économique forte, ça a permis de construire un meilleur rapport de force sur le plan structurel pour la classe ouvrière américaine.
Nous pouvons aussi ajouter à ces observations « l’activisme » de l’administration Biden qui a nommé à la tête de l’agence NLRB (en charge de faire respecter le droit syndical et d’arbitrer les conflits sociaux en cas de litiges) des personnes favorables aux syndicats. Le contexte d’accroissement de l’activité syndicale galopante et les luttes ont favorisé de tels choix.
Positions : Récemment, le principal syndicat du secteur : UAW (United Auto Workers) s’est vue engager un bras de fer avec le « Big Three », les trois plus grands constructeurs automobiles (General Motors, Ford et Stellantis). Peux-tu revenir sur les grandes étapes qui ont structuré ce conflit (en évoquant notamment ce qui a changé par rapport à 2019 et la grève chez GM) et préciser les particularités du secteur de l’industrie automobile américaine et du rôle des syndicats ?
Politicoboy : Il faut savoir qu’aux Etats-Unis, les conflits sociaux se déroulent essentiellement au sein des entreprises. Mais la représentation syndicale n’y est pas automatique. Pour qu’un employé soit syndiqué, il faut qu’un syndicat soit implanté dans l’entreprise, ce qui nécessite de monter une pétition signée par un tiers des employés. Ensuite, une élection a lieu organisée sous forme d’un référendum demandant aux employés s’ils veulent ou non l’implantation d’une antenne syndicale sur le site. Ce qui signifie qu’il y a donc deux étapes au cours desquelles le patronat peut influencer les employés pour qu’ils ne votent pas en faveur d’une représentation syndicale. C’est souvent à ces stades-là qu’il y a des violations du droit du travail pouvant être sanctionnées par l’administration fédérale, si tant est que celle-ci soit favorable au syndicalisme. Près d’un référendum sur quatre échoue à déboucher sur la création d’un syndicat, malgré les bénéfices évidents.
Dans le cas des grèves du secteur automobile, on est en présence d’entreprises qui ont une longue histoire syndicale et d’un syndicat majoritaire, UAW, qui représente 146 000 employés pour les trois principaux constructeurs historiques des Etats-Unis. Les grèves dans les entreprises ont généralement lieu au moment des négociations d’un nouvel accord salarial, sachant que chaque accord est valable entre 2 et 5 ans. Ce qui permet de prévoir la date à laquelle aura lieu une grève s’il n’y a pas eu d’accord lors des négociations salariales. Dans le cas de UAW, la date était connue et les demandes avaient été formulées en amont pour éviter la grève. Cette grève est originale car elle ne s’est pas faite contre une seule entreprise. D’ordinaire, UAW avait pour stratégie de faire grève contre le constructeur le plus « faible » face à la force syndicale en présence afin de le contraindre à accepter les conditions du syndicat et à lâcher un maximum de concessions. L’idée était que les deux autres constructeurs devraient ensuite s’aligner sur ces conditions afin de conserver une certaine attractivité vis-à-vis de la main-d’œuvre ouvrière. Ici, UAW a choisi de provoquer une grève dans les trois entreprises en même temps et de jouer sur cette rivalité, notamment à coup de communiqués de presse distribuant les bons et mauvais points au fil des négociations. Chaque constructeur risquait ainsi de voir son image de marque être durablement abîmée par le conflit social et avait intérêt à apparaître plus flexible que ses rivaux.
Cette grève a été construite de manière d’autant plus stratégique qu’au lieu de mettre tous les employés en grève dès le départ pour essayer d’instaurer un bras de fer et de remporter le rapport de force rapidement, UAW a opté pour une « Stand-up strategy » (« Se lever »). Cette stratégie fait référence à la grève historique de 1946 qui avait été appelée « Sitting strike » (« Grève assise ») et durant laquelle les employés avaient occupé les usines en s’asseyant et en refusant de travailler et de quitter l’usine. Cette référence visait à motiver les troupes. L’idée de la « Stand-up strike » était de mettre en grève les usines une par une au fur-et-à-mesure que les négociations avançaient ou n’avançaient pas. Il s’agissait de cibler les sites de manière stratégique pour désorganiser un maximum la production tout en évitant de mettre trop de travailleurs en grève immédiatement. Il faut aussi savoir qu’aux Etats-Unis les grèves sont presque systématiquement reconductibles et reconduites. Lorsqu’une entreprise se met en grève, plus personne ne travaille jusqu’à ce que la grève soit terminée.
En agissant ainsi, UAW qui disposait d’une caisse de grève de 825 millions de dollars, soit de quoi continuer de payer les salaires de ses 146 000 grévistes potentiels pendant deux mois, a pu éviter de mettre tous ses syndiqués en grève d’un seul coup tout en perturbant la production. Ils ont ciblé d’abord des sites importants pour la logistique, puis des sites particulièrement lucratifs pour l’entreprise afin de frapper au portefeuille le patronat tout en économisant le nombre de grévistes, ce qui leur permettait de prolonger la grève au-delà de deux mois et de conserver un rapport de force maximal. Cela s’est avéré payant.
Non seulement UAW a obtenu des hausses de salaires considérables, la quasi suppression du recours aux intérimaires et le retour d’aides financières et primes diverses, mais il a surtout obtenu le droit de faire grève en cas de fermeture d’usine et des protections contre le risque de dumping social lié à la transition vers les véhicules électriques, dont la production risquait d’être délocalisée. Et ça, c’est particulièrement significatif.
« De nombreux Etats où les usines automobiles sont implantées, comme le Michigan, l’Illinois, la Pennsylvanie, ou le Wisconsin, des Etats de la « Rustbelt », sont déterminants pour remporter l’élection présidentielle. »
Positions : Quel a été, durant tout le conflit, le positionnement des Démocrates, dont l’unité idéologique n’existe pas, et qu’est-ce que cela peut-il préfigurer pour les prochaines présidentielles de 2024 ? Les classes populaires sont-elles récupérables par les Démocrates, et sur quelle base programmatique ? Sachant que la jeunesse du Parti démocrate a critiqué le soutien unilatéral de Biden à Israël, peut-on les voir se rallier à un autre candidat ?
Politicoboy : Dans le cas de cette grève, toutes les sensibilités du Parti démocrates ont quasi immédiatement soutenu les grévistes. C’est rarement aussi unanime. Même Biden s’est positionné très rapidement en faveur des grévistes et pas seulement en faveur d’un accord « gagnant-gagnant ». Il s’est même rendu sur un piquet de grève – une première pour un président américain en exercice.
Néanmoins, ça ne veut pas dire que le Parti démocrate va reconquérir la classe ouvrière. Il y a différentes choses à prendre en compte aux Etats-Unis. D’abord, la classe ouvrière est nettement plus vaste que la classe ouvrière syndiquée car seuls 6 % des salariés du privé sont syndiqués aux États-Unis. Depuis plusieurs décennies, la classe ouvrière a tendance à voter de moins en moins pour le Parti démocrate. Les Démocrates tentent d’inverser ce processus, en partie en adoptant un discours pro-syndical. On verra en 2024 s’ils ont réussi à casser cette tendance. D’autre part, historiquement, les syndicats soutenaient le vote en faveur du Parti démocrate – les syndiqués votaient majoritairement Démocrates. En 2016, on a vu que ce soutien s’était effrité avec la campagne de Trump. En 2020, il y a eu un retour des ouvriers syndiqués et des syndicats vers le Parti démocrate. Même si cela représente une faible portion de l’électorat américain, c’est une portion mobilisée et mobilisable. De nombreux Etats où les usines automobiles sont implantées, comme le Michigan, l’Illinois, la Pennsylvanie, ou le Wisconsin, des Etats de la « Rustbelt », sont déterminants pour remporter l’élection présidentielle. En 2016, c’est Trump qui remporte ces états avec une marge assez faible ; en 2020, c’est Biden avec une marge toujours réduite. Il suffit donc de seulement quelques milliers d’électeurs pour faire basculer ces Etats clés. Le soutien des syndicats et des syndiqués est donc crucial. Il y a un enjeu électoral clair que les Démocrates ont bien identifié.
A propos du conflit israélo-palestinien, le positionnement de Biden ne concerne pas nécessairement les mêmes électeurs. Il n’y a pas un recoupement total entre les électeurs qui sont sensibles à la cause palestinienne et les syndiqués de l’industrie. Quant au soutien à apporter à un autre candidat, le plus vraisemblable est que les électeurs déçus par la politique étrangère de Biden s’abstiennent ou marginalement qu’ils votent pour Trump s’il est le candidat Républicain, ou pour un candidat d’un autre parti – ce qu’on appelle le « Third party ». On parle de Cornel West, mais il n’est pas certain qu’il parvienne à figurer sur les listes électorales. Il reste sinon le parti écologiste à gauche et le parti libertarien à droite, mais les votes vers ces alternatives se feront vraisemblablement à la marge.
« Contrairement à ce qu’aiment répéter les directions syndicales françaises, la grève se décrète et il existe bien un bouton permettant de mettre la production à l’arrêt. Mais pour disposer de ce pouvoir, il faut faire le travail d’organisation en amont, travailleur par travailleur. »
Positions : Si l’on en revient à la situation française, l’hiver et le printemps 2023 ont été le théâtre d’une mobilisation sociale record sans toutefois déboucher sur une victoire politique. Si l’on observe depuis la fin des années 2010 une résurgence de mobilisations sociales dans les entreprises, celles-ci n’entraînent que rarement une amélioration des conditions de travail des travailleurs, et, surtout, restent éparses et sans relais politiques véritables. Au regard de la situation états-unienne, que t’évoque ce qui se passe en France ?
Politicoboy : Le paradoxe entre la France et les Etats-Unis c’est qu’en France il est beaucoup plus « facile » de mettre beaucoup de gens dans la rue. On assiste à d’ailleurs à des mouvements sociaux et à des grèves lorsqu’il y a des réformes du gouvernement contre l’intérêt des travailleurs, comme c’était le cas avec la réforme des retraites. Alors qu’aux Etats-Unis, il est très rare qu’il y ait des mouvements de grève ou de masse dans la rue pour des causes politiques. Les dernières manifestations en date contre un projet de loi ont eu lieu pour combattre la réforme de l’assurance maladie que voulait mettre en place Trump pour supprimer la réforme d’Obama. Mais on était très loin d’un mouvement social comme celui vu en France. Il s’agissait surtout de manifestations ciblées, sans grèves importantes, ou des actions militantes pilotées par des activistes. Cela dit, ça avait tout de même eu un impact important sur l’opinion publique américaine et Trump avait été mis en échec dans son projet de réformer l’assurance maladie. De manière générale, dans l’histoire récente des Etats-Unis, on ne connaît pas de mouvements sociaux d’ampleur coordonnés par les syndicats contre de grandes réformes votées à Washington. Même si on a pu observer, à une échelle plus réduite, des mobilisations sur des questions comme l’avortement, ou la régulation des armes à feu.
A l’inverse, lorsque les Américains font grève dans leur entreprise pour leurs conditions de travail ou de salaire, il y a un différentiel de niveau important avec la France en matière de savoir-faire et de puissance. Le patronat américain n’est pas plus sympathique que le patronat français, il dispose même de meilleurs outils de pression sur les travailleurs. Les salariés américains sont nettement désavantagés par rapport aux salariés français : ils n’ont pas de représentation syndicale automatique ; le droit syndical est plus faible et il est plus facile de perdre son travail en raison d’action syndicale ou de militantisme ; la protection de l’emploi est plus faible. Il y a donc un désavantage structurel de la condition des travailleurs américains vis-à-vis des travailleurs français. Néanmoins, c’est compensé par un savoir-faire supérieur en matière de lutte. Lorsqu’il y a des grèves aux Etats-Unis dans une entreprise, pratiquement tous les salariés y participent et la grève est systématiquement reconduite pendant des semaines voire des mois et elle débouche souvent sur une victoire. Les statistiques parlent d’elles-mêmes : les salariés syndiqués gagnent nettement mieux leur vie que les salariés non syndiqués à poste, secteur et zone géographique identiques. De plus, les salariés travaillant dans des entreprises sans présence syndicale mais à proximité d’une entreprise concurrente avec présence syndicale bénéficient indirectement des victoires des travailleurs syndiqués et grévistes. Par exemple, suite à la grève de UAW, Toyota, qui est peut-être le 4e constructeur aux Etats-Unis derrière le « Big Three », a annoncé des hausses de salaires pour ses employés alors même qu’il n’y a pas de représentation syndicale dans ses usines. Et ce, pour éviter que ses employés démissionnent et aillent travailler chez la concurrence, ou qu’ils s’organisent et mettent en place des antennes syndicales au sein de Toyota.
Si les grèves portent davantage leurs fruits aux Etats-Unis qu’en France, c’est en partie parce que les syndicats recrutent des professionnels de « l’organizing » afin de mobiliser les troupes. Il y a beaucoup de travail fait en amont des grèves, alors que celles-ci sont relativement prédictibles car elles se déroulent lors des négociations des accords salariaux. Ce travail de terrain implique de multiples discussions en face à face entre le syndicat et les syndiqués pour juger de l’appétit pour une grève, de la colère et des revendications afin de pouvoir déclencher une grève qui soit massivement suivie et reconduite jusqu’à la victoire. C’est un travail de fourmi méticuleusement accompli sur le terrain durant les mois précédents la grève et qui en réalité permet souvent d’éviter la grève. Récemment, l’exemple le plus frappant concerne les 340 000 livreurs de l’entreprise UPS qui ont obtenu des hausses de salaire de 20 à 40 % sans faire grève, tout simplement parce que le syndicat avait fait un tel travail en amont que le patronat avait compris que la grève serait longue, suivie et qu’elle serait extrêmement coûteuse pour l’entreprise. S’il y a une chose que le syndicalisme français peut apprendre du syndicalisme américain, c’est cette capacité à organiser les salariés en amont des conflits sociaux et de déclencher ces derniers avec stratégie. Contrairement à ce qu’aiment répéter les directions syndicales françaises, la grève se décrète et il existe bien un bouton permettant de mettre la production à l’arrêt. Mais pour disposer de ce pouvoir, il faut faire le travail d’organisation en amont, travailleur par travailleur.