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Recherche : à l’université, les spécialistes de la Palestine dénoncent une pression inédite
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Depuis le massacre perpétré en Israël par le Hamas, le 7 octobre, les chercheurs et universitaires spécialistes de la Palestine et du monde arabe ont toutes les peines du monde à porter leurs connaissances dans le débat public. Selon une vingtaine d’entre eux interrogés par l’Humanité, le gouvernement est pour beaucoup dans ce climat délétère.
Ce sont des thésards à qui une bonne âme conseille de changer de sujet de recherche : la Palestine, ce serait gênant, quand même. C’est une chercheuse médaillée du CNRS que des éditocrates somment d’abjurer et de lancer avec le chœur que « le Hamas, c’est Daech » !
C’est un juriste, professeur à HEC, qui se voit, pour avoir parlé d’apartheid en Palestine, ciblé par une pétition signée par des centaines d’anciens élèves exigeant des « mesures disciplinaires » à son encontre. Ce sont des associations étudiantes qui doivent soumettre leurs communiqués à l’administration, avant publication. Ou un syndicat qui, dans une université, est tout bonnement privé d’accès aux listes de diffusion au personnel pour avoir apporté son soutien aux Gazaouis sous les bombes.
Malveillance, dénonciation, insultes et calomnies à tous les étages
Ce sont aussi des soirées-débats privées de salles, des colloques repoussés, un symposium international sur la Cour pénale internationale reporté… Ce sont des demandes d’autorisation qui, échappées du cadre académique, finissent sur le bureau des préfets. Ou encore des publications semi-publiques qui, même très éphémères, sont prélevées et signalées comme illicites sur la plateforme Pharos.
C’est aussi de la malveillance, de la dénonciation, des insultes et des calomnies à tous les étages. Ce sont ensuite des sanctions possibles, de la mise en retrait à la suspension temporaire. Derrière ces signaux plus ou moins faibles, ou quasi inexistants selon le ministère, le climat général vire à la censure et, à tout le moins, à l’autocensure. Et ça, pour beaucoup, ça reste du jamais-vu.
Jusque-là, à l’université et dans la recherche, la muraille avait tenu bon an, mal an. En novembre 2007, sur fond de révoltes à Villiers-le-Bel (Val-d’Oise), Nicolas Sarkozy avait grondé à la télévision : « Quand on veut expliquer l’inexplicable, c’est qu’on s’apprête à excuser l’inexcusable. » Tout le monde, ou presque, avait haussé les épaules. En janvier 2016, le premier ministre Manuel Valls s’était glissé dans ses bottes. « Expliquer, c’est déjà un peu vouloir excuser », avait-il sermonné, et là, les sociologues avaient protesté plus vigoureusement.
Puis, quand Frédérique Vidal a, en février 2021, prétendu enquêter sur « l’islamo-gauchisme qui gangrène l’université », les plus hautes autorités académiques lui ont adressé une volée de bois vert. « Le débat politique n’est pas par principe un débat scientifique, il ne doit pas pour autant conduire à raconter n’importe quoi », avait cinglé la Conférence des présidents d’université. « Regrettable instrumentalisation » d’un terme n’ayant rien d’une « réalité scientifique », avait rétorqué le CNRS en condamnant « les tentatives de délégitimation » de certains champs de la recherche, comme les études postcoloniales.
Mais aujourd’hui, c’est terminé. Adieu « l’indépendance et la sérénité, indispensables à la réflexion et à la création intellectuelle » dans l’enseignement supérieur (article L123-9 du Code de l’éducation). Bonjour, la police et la justice qui font irruption dans le monde académique.
Et au passage : bye-bye Émile Durkheim et l’une de ses grandes leçons : « Un peuple est d’autant plus démocratique que la délibération, que la réflexion, que l’esprit critique jouent un rôle plus considérable dans la marche des affaires publiques. Il l’est d’autant moins que l’inconscience, les habitudes inavouées, les sentiments obscurs, les préjugés en un mot soustraits à l’examen, y sont au contraire prépondérants. »
« Dès qu’on parle de la Palestine, on n’est plus vus comme des savants mais comme des idéologues »
Depuis les massacres perpétrés en Israël, le 7 octobre, par le Hamas, fissures et crevasses se multiplient dans la sphère universitaire française. Et si les digues n’ont pas encore toutes sauté en matière de liberté d’expression et de libertés académiques, de nombreuses voies d’eau sont ouvertes. Chercher à éclairer, à faire comprendre ou, horresco referens, à contextualiser, ce serait non plus seulement justifier, mais bien se livrer à une « apologie du terrorisme » potentielle…
« Dès qu’on se met en tête d’apporter du sens, c’est intolérable, et dans cette atmosphère où l’ignorance crasse comme les positions fascisantes prospèrent, l’émotion sert de clé d’explication », blâme une directrice de recherche au CNRS qui, spécialiste des mondes méditerranéens, a refusé toute intervention dans le débat public « pour ne pas avoir à justifier en permanence de sa légitimité scientifique ».
Pour une de ses collègues, « dès qu’on parle de la Palestine, on n’est plus vus comme des savants mais comme des idéologues. On nous attend au tournant pour nous tomber dessus au premier écart. Le climat actuel est sans précédent, c’est dramatique ». Dans la même veine, une chercheuse précaire s’insurge : « Tous les discours sur l’autodétermination, sur l’histoire coloniale sont littéralement impossibles à tenir aujourd’hui et pour les censurer, on mobilise les accusations les plus graves comme l’antisémitisme. Or, la neutralité, ce n’est pas réduire les sciences humaines et sociales au discours hégémonique qui prend le parti du gouvernement d’extrême droite israélien. »
Sur la vingtaine d’interlocuteurs, titulaires ou non, dans des universités et des laboratoires, sollicités par l’Humanité dans le cadre de cette enquête, beaucoup pointent la responsabilité directe de Sylvie Retailleau, la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, dans ce climat délétère.
Selon eux, c’est sa lettre, diffusée dès le 9 octobre, qui a déclenché la vaste campagne de dénonciations, d’intimidations ou de chantages à laquelle on assiste, alors que le ministère, aujourd’hui, ne veut y voir qu’un « simple rappel à la loi » face à d’éventuels comportements délictuels.
« Ce courrier était simplement inacceptable, juge Jean-Paul Chagnollaud, professeur émérite et président de l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient (iReMMO). Si j’avais été doyen, j’aurais organisé la bronca. C’est gravissime car la ministre a agi dans un tsunami d’émotions, sans la moindre distance par rapport aux principes qu’elle aurait dû défendre. »
Professeure de droit international à l’université Paris-Sud, Rafaëlle Maison alerte sur une de ses conséquences directes. « À la différence des chercheurs, nous donnons des cours en amphithéâtre devant des étudiants qui ne sont pas tous d’accord. Que faire ? Ne pas parler pour éviter des tensions ? Prendre le risque de parler et d’être dénoncés sur les réseaux sociaux ? On est aussi confrontés une police de la pensée par le public. »
Une chercheuse convoquée par le PDG du CNRS pour « apologie du terrorisme »
Au CNRS, le courrier de la ministre a bel et bien, contre tous les usages, circulé. Agrémenté parfois – selon les éléments recueillis par l’Humanité – d’un appel à la délation extrêmement explicite. « Des expressions politiques, proclamations d’opinions, échanges sur les listes de diffusion pourraient troubler l’ordre public et les conditions normales de travail », indique, par exemple, un cadre intermédiaire du CNRS avant de réclamer un « signalement immédiat de tout événement et incident ».
« Quand on a découvert ces messages, on s’est dit que le CNRS allait être à feu et à sang, avec des collègues encouragés à s’épier et à se dénoncer, même si la diffusion n’a pas été générale, et qu’elle a manifestement échappé au PDG », constate l’un de nos interlocuteurs.
Questionné par notre journal, le CNRS évoque « deux cas remontés à la direction générale s’agissant de propos ”problématiques“ tenus dans le contexte du conflit israélo-palestinien ». Et d’ajouter : « Nous ne sommes pas en mesure de donner plus d’informations à ce stade, en particulier, sur leur nature et les suites données. » Dans certains endroits, le zèle et la vindicte ont été poussés loin, et fort.
Pour avoir, le 8 octobre, partagé sur une liste strictement interne, dédiée aux échanges politiques et syndicaux, un communiqué de Solidaires étudiants à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), une chercheuse au CNRS, elle-même syndiquée à la CGT, a été, d’après les témoignages de plusieurs de ses collègues, copieusement insultée, puis dénoncée à la direction générale.
Les syndicats de l’EHESS et du CNRS (CGT, FSU et SUD) ont, dans un message interne que l’Humanité a pu lire, appelé à la retenue : « Nous tenons à rappeler que l’expression d’opinions politiques (…) ne saurait donner lieu à des messages d’intimidation. Il n’est pas acceptable que des accusations diffamatoires, concernant la légitimité et le niveau scientifiques d’une collègue, circulent sur une liste professionnelle. Il est de la responsabilité de tout le monde que nos lieux de travail (y compris numériques) puissent être des lieux d’échange démocratique. »
Malgré une prise de distance, exprimée aux yeux de ses accusateurs sur le même canal et dans la foulée, cette chercheuse a reçu, dès les jours suivants, une convocation du PDG du CNRS pour un passage devant une commission paritaire préalable à de possibles sanctions, sous la présomption infamante d’« apologie du terrorisme ». Cette instance disciplinaire doit se réunir à la mi-décembre pour rendre un avis consultatif.
« Le ministère et le CNRS devraient éviter de nous infantiliser »
« Les controverses très vives, ce n’est pas du tout nouveau dans le milieu académique – pensez aux échanges sur le colonialisme ou à la violence politique dans les années 1960-1970 –, mais avec l’instantanéité des réseaux sociaux, tout bascule aujourd’hui, souligne Laurent Bonnefoy, chercheur CNRS au Ceri – Sciences-Po. Il faut voir comment se construit le débat, ou le non-débat en l’occurrence… Des institutions comme le CNRS ou, dans le champ du journalisme, TV5 Monde, tout à leur quête de réputation, réagissent souvent de manière inadaptée, trop vite, trop brutalement, en mobilisant des instances disciplinaires ou la justice. »
Politologue au CNRS, Vincent Geisser met directement en cause les tutelles. « Le ministère et le CNRS devraient éviter de nous infantiliser, considère-t-il. Au lieu de nous encourager à dépassionner les débats avec des éléments factuels, ils placent les chercheurs sous pression… Les hiérarchies ont extrêmement peur de l’exécutif et elles nous demandent de ne pas nous exposer. »
Selon Stéphanie Latte Abdallah, directrice de recherche au CNRS et spécialiste incontournable du Proche-Orient, « dans la sphère académique, il y a de la pluralité, des clivages certes, des échauffourées pas possibles sur les listes de discussion, mais il n’y a pas de chape de plomb. C’est en haut, au niveau du gouvernement, que ça cloche, avec les injonctions politiques qui alimentent les procès en wokisme ou en islamo-gauchisme »…
Sous la pression du gouvernement, donc, voilà que les pires travers des débats de plateaux télévisés entrent à l’université comme dans du beurre. « On est face à un phénomène systémique, ajoute un doctorant en littérature arabe. Il y a un continuum dans les entraves aux libertés syndicales, à la liberté de manifestation, à la liberté d’expression, aux libertés académiques, et c’est encore accru avec la délation, qui est pratiquée par des gens qui n’ont strictement aucune compétence sur Israël ou la Palestine… »
Pour un autre chercheur, plus installé, ce sont bien les plus jeunes qui paient le prix le plus fort et, avec eux, l’avenir même des connaissances. « En réalité, les pressions ne ciblent pas que ceux qui travaillent sur la Palestine, on les voit aussi à l’œuvre sur les spécialistes de la société israélienne qui sont très peu nombreux à s’exprimer… C’est une grosse perte pour la compréhension de se passer de la science. »
Ingénieure de recherche et administratrice élue SNRT-CGT du CNRS, Dina Bacalexi corrobore. « Toutes ces tensions peuvent avoir des conséquences destructrices sur le long terme pour les scientifiques. Sur les carrières, évidemment, mais aussi sur la connaissance en tant que telle, car certains pourraient renoncer devant les ennuis énormes que peuvent provoquer leurs objets de recherche. Et là, ce n’est pas seulement le débat public qui va être appauvri, c’est aussi le débat scientifique. »
« Une grosse rupture s’est opérée pour moi, confirme, dépitée, une thésarde. Je ne suis d’ailleurs pas la seule, tant nous sommes nombreux à être meurtris. Ce n’est plus possible de supporter la diffamation continuelle que nous subissons et cette crainte de représailles systématiques. Cela me ronge, et je pense quitter la France très bientôt. »