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Palestine: Treillis verbal

Palestine

Lien publiée le 15 décembre 2023

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://lanticapitaliste.org/actualite/international/treillis-verbal

Nombre de commentaires sur la situation en Israël-Palestine ne cessent de se nourrir de « vérités » tendant à délimiter le cadre de ce qui peut être dit et pensé, et à présenter la guerre israélienne comme inévitable et justifiée. Quelques exemples ordinaires de cette langue de guerre.

« Israël a le droit de se défendre »

Cette phrase « bélier », sans cesse répétée, tire sa force de son implicite : Israël est la victime d’une agression, forcément injuste et illégitime. Ne compte plus alors que la « proportionnalité » de sa « réaction ». Israël peut éventuellement être critiqué pour le caractère « disproportionné » de sa réponse, ce qui présente l’intérêt de valider le présupposé de départ (Israël est la victime).

On serait tenté de dire que ce « droit » israélien est pure invention. Ce qui n’est pas tout à fait exact si l’on veut bien reconnaître dans son affirmation même un acte supplémentaire d’accaparement. En effet, l’affirmation « Israël a le droit de se défendre » opère sur le terrain de la langue ce qui se passe déjà sur le territoire physique : occupation des territoires depuis 1967 ; PalestinienNEs chasséEs de chez elles et eux par centaines de milliers en 1948 ; dépossession par l’envahisseur des terres et des maisons (quand elles n’ont pas été détruites). Ainsi, la puissance coloniale occupante, non contente d’accaparer le territoire (et son eau), s’accapare aussi la place et le droit mêmes de celles et ceux qu’elle dépossède. Car, ce « droit de se défendre » existe bel et bien : c’est celui qui est censé être reconnu aux occupéEs dans le droit international, et singulièrement, aux PalestinienNEs, depuis au moins la résolution 37/43 adoptée le 3 décembre 1982 lors de la 90e séance plénière des Nations unies : « l’assemblée générale […] Considérant que le déni des droits inaliénables du peuple palestinien à l’autodétermination, à la souveraineté, à l’indépendance et au retour en Palestine et les agressions répétées d’Israël contre les peuples de la région constituent une grave menace à la paix et à la sécurité internationales […] Réaffirme la légitimité de la lutte des peuples pour leur indépendance, leur intégrité territoriale et leur unité nationale et pour se libérer de la domination coloniale et étrangère et de l’occupation étrangère par tous les moyens à leur disposition, y compris la lutte armée ». Accaparement de la terre (et de l’eau), accaparement des termes mêmes de la reconnaissance juridique de l’occupé : c’est un processus de dépossession intégrale.

« Dans le respect du droit international » ; « […] pour une solution à deux États vivant en paix, côte à côte ».

Ces deux motifs traduisent toute l’ironie des dominants. Le premier est inséparable du « droit d’Israël de se défendre ». Cet appel au « respect » revient à demander à Israël de continuer de piétiner la totalité des dispositions du droit international, mais attention : dans « le respect du droit international ». Mener des agressions militaires illégales au service d’une occupation illégale, pour une colonisation illégale, entraînant des transferts populations illégaux, un recours à des régimes de détention illégaux et à des punitions collectives illégales, le tout « dans le respect du droit international ». En l’occurrence, depuis quelques jours, sous le contrôle sévère des augustes garants du droit international, Israël attaque en toute illégalité des hôpitaux de la bande de Gaza, illégalité qu’il faut lui rappeler de pratiquer « dans le respect du droit international ». Disons alors qu’à défaut d’avoir un sens effectif, ces mots remplissent au moins l’utile fonction de paillasson de menées militaires israéliennes qui risqueraient d’être « disproportionnées ».

La velléité d’œuvrer à « une solution à deux États » relève du même simulacre mortel. Ceux et celles qui l’invoquent aujourd’hui se trouvent être précisément ceux et celles-là mêmes qui depuis environ trente ans ont assisté tout le processus d’anéantissement colonial de la possibilité même d’un État palestinien. Le ralliement néoconservateur des années 2000 – américain, canadien, français (sous Sarkozy et après) – aux forces politiques ultra-réactionnaires florissantes en Israël sur la tombe d’Yitzhak Rabin assassiné signa l’enterrement pour ainsi dire officiel de la « solution à deux États ». Rejouer cette mascarade sénile aujourd’hui tient de l’insulte ultime faite aux PalestinienNEs, tandis que Gaza est rasée, et la Cisjordanie en proie à la sauvagerie décuplée de colons fanatiques sous la protection de soldats veillant au « droit d’Israël de se défendre ».

« Israël est la seule démocratie au Moyen Orient »

Trois dimensions remarquables ici. La première tient au caractère mensonger de la phrase si l’on veut bien tenir compte de la soixantaine de lois discriminatoires à l’endroit des PalestinienNEs vivant en Israël même (en particulier depuis la « Loi Israël : État-nation du peuple juif », loi dite « fondamentale » adoptée en 2018), comme de celles et ceux des Territoires occupés, ces dernierEs formant les non-citoyenNEs de facto d’un unique État couramment reconnu comme État d’apartheid. La deuxième dimension tient à son implicite raciste : les Arabes du voisinage seraient constitutivement incapables d’adopter des formes politiques démocratiques. Resterait à explorer les fondements d’une « âme arabe » éternelle (et « islamique », faut-il supposer), foncièrement incompatible avec la démocratie, pour comprendre ce qui doit relever d’une infirmité. Le soubassement de cet orientalisme raciste consiste en un effacement de l’histoire du Moyen-Orient, troisième caractéristique d’« Israël, seule démocratie... ». En effet, cette affirmation mensongère et raciste ne peut tenir que par l’oubli de l’histoire des revendications populaires démocratiques, des Yémen Nord et Sud (d’avant leur réunification de 1990) et d’Oman dans les années 1960-70 au sud de la péninsule arabique, à l’Iran de Mossadegh au début des années cinquante, en passant par la Palestine elle-même ou le grand mouvement populaire à Bahreïn en 2011, maté avec l’aide de la monarchie absolue saoudienne, grande amie des amis euro-américains de la démocratie. Partout dans la région, Grande-Bretagne, France et États-Unis, de guerres en coups d’État, ont invariablement mis au pouvoir et soutenu d’effroyables tyrannies.

« Israël n’a pas d’interlocuteur »

La destruction génocidaire de Gaza est aussi un aboutissement de la formule de déploration selon laquelle « Israël n’a pas d’interlocuteur ». Car impossible de négocier quoi que ce soit en l’absence d’un partenaire fiable et prêt au compromis. À croire que les dirigeants israéliens étaient fin prêts pour accomplir leur rêve de justice et de paix « dans deux États côte à côte ». Cette formule apparemment pleine de regret remonte au début des années 2000 : elle est due aux stratagèmes du dirigeant travailliste Ehoud Barak, premier ministre d’Israël de 1999 à 2001 (première année de la seconde intifada). Alors que, selon divers responsables israéliens et palestiniens, les négociations étaient sur le point d’aboutir en janvier 2001, Barak proclama à la veille des élections législatives israéliennes qu’Arafat, en exigeant le retour des millions de réfugiéEs - accusation mensongère -, n’était pas un « partenaire » pour la paix ; que le chef de l’OLP avait rejeté une « offre généreuse » ; qu’Oslo avait échoué et que la seule option restante était la répression de l’intifada qu’Arafat était en outre accusé d’avoir lui-même déclenchée pour « liquider Israël ». Comme le documente le journaliste et historien Charles Enderlin, le renseignement israélien, comme les négociateurs eux-mêmes quelques mois plus tôt, affirmaient exactement le contraire. « En fait, écrit Enderlin, ce slogan du non partenaire, aujourd’hui enraciné dans la conscience collective israélienne, est une création de publicitaires. […] Ce thème, repris avec succès par le Likoud au cours de la campagne électorale – et plus tard par l’administration Bush -, est battu en brèche par la plupart des responsables de l’analyse des services de renseignement israéliens, civils et militaires. »1 Arafat et l’OLP hors d’usage, Hamas, initialement vu avec tant de bienveillance par Israël, allait pouvoir devenir l’ennemi ultime, le nouveau « non-partenaire » absolu « pour la paix ».

« Gaza est sous l’emprise de Hamas »

Le Hamas est couramment accusé de s’être « emparé » de la bande de Gaza par la force et la violence en 2007 et d’y exercer un pouvoir tyrannique depuis lors. « Détruire » Hamas équivaudrait alors à une œuvre de libération d’une partie des PalestinienNEs contre leurs oppresseurs. Cette vision de Hamas, despotique et méprisant la vie humaine, se renforce d’ailleurs de l’idée selon laquelle « Hamas utilise des boucliers humains »2 ou que « Hamas se cache parmi les habitantEs de Gaza », territoire le plus confiné et parmi les plus densément peuplés au monde.

De telles affirmations n’ont guère de chance de convaincre après six semaines de guerre et de bombardements intenses (équivalents à deux bombes d’Hiroshima), « boucliers humains » ou pas. Elles semblent pourtant ressurgir à chaque fois qu’un commentateur entreprend de faire passer les milliers de PalestinienNEs tuéEs et mutiléEs par les bombes israéliennes pour les malheureuses victimes de Hamas. De là à suggérer que six semaines de carnage et de nettoyage ethnique israéliens pourraient tenir d’une guerre de libération pour le compte des victimes du Hamas, il n’y a qu’un pas, de plus en plus difficile à franchir, pourtant, tant sont nombreuses les déclarations de guerre exterminatrices prononcées contre l’ensemble du peuple palestinien.

Reste une occultation aussi grave que récurrente : Hamas ne s’est pas « emparé » de la bande de Gaza ; Hamas a remporté les élections législatives palestiniennes en janvier 2006, à la régulière. Hamas qui, à l’époque, proposa de constituer un gouvernement d’unité nationale dut, dans l’année qui suivit, s’affronter à l’arc de force (Autorité palestinienne (AP), Israël, UE, États-Unis) déterminé à le priver de sa victoire et à lui dénier le rôle politique qu’il revendiquait dans une démarche pragmatique et propositionnelle (comme l’a longuement documenté la grande spécialiste du Hamas, Sara Roy). La lutte violente entre Hamas et Fatah en juin 2017 n’était pas une prise de pouvoir de Hamas mais une réaction à une tentative d’annulation du résultat électoral fomentée depuis la Maison Blanche (comme le révéla Vanity Fair en 2008).

Quoi que l’on pense de Hamas, sa construction en figure de l’ennemi monstrueux et absolu s’inscrit dans une démarche maintenant ancienne visant à la dissociation et à la dépolitisation totales et durables de Gaza vis-à-vis d’une Cisjordanie placée sous une AP sous-traitante sécuritaire d’Israël.

« Hamas agit par haine des juifs et veut la destruction d’Israël »

Depuis bientôt vingt ans, Hamas a clairement signifié son acceptation d’un État palestinien dans les frontières de 1967 (lorsque que cette perspective avait encore un sens), avant d’inscrire ce point dans sa nouvelle charte, réécrite en 2017. En outre, dans ce même document, et loin des expressions antijuives de son ancienne version, on lit (§16 et 17) : « Le Hamas affirme qu’il s’oppose au projet sioniste, et non pas aux Juifs en raison de leur religion. Le Hamas ne lutte pas contre les Juifs parce qu’ils sont juifs, mais il mène la lutte contre les sionistes qui occupent la Palestine. En réalité, ce sont les sionistes qui assimilent constamment le judaïsme et les Juifs à leur projet colonial et à leur entité illégale. Le Hamas rejette la persécution de tout être humain ou mise en cause de ses droits nationaux, religieux ou communautaires. Le Hamas estime que le problème juif, l’antisémitisme et la persécution des Juifs sont des phénomènes fondamentalement liés à l’histoire européenne et non à l’histoire des Arabes et des Musulmans ou à leur héritage. » Mais il reste toujours possible de dénier la sincérité de cette révision fondamentale. C’est d’ailleurs tout à fait indispensable si l’on souhaite continuer d’affirmer, même si ça n’est pas vrai, que « Hamas agit par haine des juifs et veut la destruction d’Israël ».

« Hamas est une organisation terroriste, comme Daesh ou Al-Qaida » (voire « pire que Daesh » selon Joe Biden).

Cet amalgame a la vertu d’emprunter le raccourci le plus direct vers plusieurs épisodes traumatiques survenus sur le territoire français en 2015 et après. Cette superposition émotionnelle joue surtout un rôle clé dans le positionnement des dirigeants israéliens et dans l’idéologie d’extrême droite européenne : Israël aurait vocation à être l’avant-poste sécuritaire européen et « occidental », engagé dans « la guerre au terrorisme » venu d’« Orient ». Selon cette reprise du récit néo-conservateur de la « guerre des civilisations », le terrorisme devient un trait élémentaire de la « personnalité » non-européenne, « arabo-musulmane » : le stéréotype orientaliste rend les distinctions superflues.

Quel que soit le degré d’horreur qu’inspirent les évocations du 7 octobre, l’analogie ne repose sur rien. Contrairement aux monstres nés dans l’Afghanistan et l’Irak livrés à des décennies de dévastation, Hamas est un mouvement politique national (avec ses nombreux élus), social (avec son réseau de services sociaux) et religieux, dédié à un projet d’émancipation nationale, dont les actes de violence ne sont jamais sortis de l’espace de la question nationale palestinienne. Hamas a régulièrement participé à des échéances électorales, proposé et respecté des cessez-le-feu. Divers responsables européens de haut rang ont jugé, contre son ostracisation par le couple israélo-américain, qu’Hamas devait être traité en acteur politique et pragmatique à part entière. Comme le rappelle d’ailleurs Yassine Slama sur le site Orient XXI, : « Le Conseil de sécurité de l’ONU s’est [...] refusé à classifier le Hamas comme organisation terroriste, à l’inverse d’Al-Qaida et de l’OEI, car selon lui, la résistance de cette dernière résulte de l’occupation israélienne. »

Assigner cette organisation à la seule dimension terroriste a été une erreur qui a conduit à l’immense catastrophe en cours.

Le 21 novembre 2023

  • 1. Charles Enderlin, Les Années perdues. Intifada et guerres au Proche-Orient 2001-2006, Fayard, 2006, p.14-15.
  • 2. Israël parle en connaissance de cause, pour avoir longtemps eu recours aux boucliers humains palestinienNEs dans le cadre de sa « procédure d’alerte précoce », en violation de la IVe convention de Genève sur la protection des civils en temps de guerre.