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L’École de Francfort ou les aventures de la critique

Lien publiée le 18 décembre 2023

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

L'École de Francfort ou les aventures de la critique (revolutionpermanente.fr)

Née il y a tout juste cent ans comme institut de recherche marxiste l’École de Francfort a traversé les événements les plus tragiques du XXe siècle.

Si l’histoire de la Théorie critique est celle d’une production aussi riche que stimulante, elle met aussi en lumière un processus de déracinement progressif de la théorie et son éloignement de toute pratique politique subversive. Revisitée aujourd’hui, sa trajectoire éclaire l’état contradictoire dans lequel se trouve aujourd’hui le marxisme et les pensées critiques.

L’année 2023 ne peut s’achever sans que soit célébré le centenaire d’une des premières institutions académiques entièrement dédiée à la recherche marxiste : c’est ainsi qu’en 1923 naissait à Francfort-sur-le-Main l’Institut de recherche sociale (dorénavant simplement Institut ou IRS, en allemand Institut für Sozialforschung). En plus de marquer une étape dans l’entrée du marxisme au sein des universités, c’est autour de ce centre que s’est développée l’école de Francfort, qui s’est imposée comme l’une des principales traditions de théorie critique du XXe siècle. Son fondateur, Max Horkheimer, étant à l’origine de l’expression, on désigne souvent cette tradition comme la Théorie critique [1]. En vérité, cette formule fait référence à un corpus pluriel et fragmenté, bien que son utilisation suscite spontanément l’illusion d’une unité. L’Institut a traversé au cours de son siècle de vie des chamboulements historiques tels que le projet initial ne pouvait rester indemne. Unité institutionnelle ne vaut pas unité théorique : si l’on espérait trouver dans l’actuel Institut l’esprit marxiste de sa naissance, il n’apparaîtrait pas bien différent d’une coquille vide.

Avant d’aller plus loin, il est utile de donner un aperçu du récit officiel de l’histoire de l’école de Francfort, afin d’en découvrir les protagonistes. Ceux-ci sont répartis en trois groupes, compris comme trois générations successives. Horkheimer est incontestablement reconnu comme le père fondateur, ayant à la fois forgé le concept de théorie critique et joué un rôle organisateur essentiel au sein de l’Institut à partir des années 1930. Dans cette première génération sont habituellement inclus Herbert Marcuse et Theodor W. Adorno, deux philosophes prenant une place de premier plan après la Seconde Guerre mondiale. À partir des années 1960, le flambeau est transmis à Jürgen Habermas, un temps assistant d’Adorno à l’IRS et constituant à lui-seul la deuxième génération. Émerge enfin une troisième génération autour des années 1980 dans le sillage de l’apogée de Habermas, dont le représentant le plus illustre est Axel Honneth, directeur de l’Institut jusqu’en 2018.

Le récit de fidélité et d’héritage est évidemment rétrospectif, il est en effet un produit des deux dernières générations. Même si une conceptualité commune et la reprise de certains thèmes existent indéniablement, cette apparence de continuité masque de profondes ruptures, notamment dans le rapport à Marx et à la politique. Alors que le premier projet de Horkheimer s’ancre profondément dans un paradigme marxiste, la référence à Marx se fait de plus en plus ténue à mesure que l’on s’éloigne de cette origine, ce processus débutant au sein même de la première génération à partir de la Seconde Guerre mondiale.

Par la mise au jour de ce processus d’éloignement, il ne s’agit pas de pointer du doigt une trahison personnelle opérée par ces penseurs. Pour comprendre leur évolution théorique, il est nécessaire de restituer l’ancrage historique de ces écrits, sans lequel ils seraient incompréhensibles. Dans la lignée de ce qu’a tenté Perry Anderson dans Sur le marxisme occidental, les aventures de la Théorie critique doivent être saisies à partir de sa séparation nette de toute pratique politique révolutionnaire. Cette coupure a initialement été imposée par l’histoire à ces penseurs, mais ils ont fini par la choisir eux-mêmes. En ce sens, il y a bien une certaine continuité parmi les générations, mais cette continuité réside avant tout dans la commune rupture avec les ambitions du projet originel.

Une telle lecture de l’histoire de l’école de Francfort, en prolongement de ce qu’avait tenté Anderson pour la seule première génération, a récemment été proposée par Stathis Kouvélakis dans une étude très fournie et au titre éloquent : La critique défaite. Émergence et domestication de la Théorie critique, publiée en 2019 aux éditions Amsterdam [2]. Cet article s’appuie en grande partie sur les thèses et matériaux proposés dans par Kouvélakis dans cet ouvrage, sans s’interdire d’avoir ponctuellement recours à d’autres sources.

En suivant la perspective de Kouvélakis, le présent travail tente d’en proposer une synthèse en dressant un tableau historique de l’école de Francfort à partir de ce qui constitue son punctum dolens : le rapport entre théorie et pratique. La limitation aux penseurs inclus dans le récit officiel permet alors de subvertir le sens généralement associé à une telle lignée : non pas continuation d’une même théorie critique, mais bien plutôt processus de déracinement progressif de la théorie de toute pratique politique subversive, provoquant par là l’émoussement de la critique elle-même.

Une conjoncture historique singulière

L’année 1923 constitue pour le marxisme une année charnière. La barbarie de la guerre qui vient de se dérouler est encore dans tous les esprits. Une vague de lutte de classe déferle sur l’Europe, dont le coup d’envoi est donné par les deux révolutions russes de 1917. Les espoirs des révolutionnaires bolcheviques se tournent alors vers l’Allemagne, dont le mouvement ouvrier était avant la guerre le plus organisé et le plus puissant. Mais le Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD) qui a soutenu l’effort de guerre, trahit la révolution et réprime sans pitié en janvier 1919 un début d’insurrection à Berlin, assassinant dans la foulée deux grands dirigeants du jeune Parti communiste d’Allemagne (KPD), Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. Mais cela ne suffit pas pour stabiliser la situation : la profonde crise économique qui frappe l’Allemagne, dont le symptôme le plus éclatant est l’hyper-inflation de 1923, continue d’alimenter la lutte des classes. L’apogée et la fin de cette situation révolutionnaire en Allemagne sont atteintes en octobre 1923 dans l’insurrection préparée, mais finalement abandonnée, par le KPD [3] : on entre alors pendant quelques années dans une phase de normalisation et de recul des forces du mouvement révolutionnaire.

En cette même année 1923, sont publiés en allemand deux ouvrages fondamentaux pour le futur marxisme du XXe siècle : Histoire et conscience de classe de Georg Lukács et Marxisme et philosophie de Karl Korsch. Ces ouvrages sont le fruit de la récente phase de lutte des classes, dans la mesure où les deux auteurs y sont impliqués. Lukács, en tant que membre du Parti des communistes de Hongrie, devient commissaire à l’instruction de l’éphémère république des conseils de Hongrie de 1919. Korsch milite quant à lui d’abord au sein du Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne (USPD) avant de rejoindre en 1920 le KPD, devenant en octobre 1923 ministre de la justice de l’encore plus éphémère gouvernement ouvrier de Thuringe. Ces deux écrits, nés de la lutte des classes mais fortement teintés de philosophie, sont justement considérés par Perry Anderson comme un moment charnière dans l’histoire du marxisme : s’opère en eux la transition du marxisme classique, tourné vers les questions économico-politiques et dont les figures éminentes sont des militants voire des dirigeants politiques, à ce qu’il qualifie de marxisme occidental, davantage tournée vers la philosophie et l’art, et pratiqué dans l’isolement en déconnexion de la politique quotidienne.

L’IRS, fondé en février 1923, voit le jour dans le cadre de cette effervescence théorique. L’Institut en lui-même est le fruit de la volonté de Felix Weil, fils d’un riche marchand et communiste convaincu au sortir de la guerre, de financer un lieu académique de recherche marxiste. L’IRS est dès le départ rattaché à l’université de Francfort, mais il est grâce à Weil financièrement indépendant de l’institution publique, ce qui lui permettra de ne pas être entravé dans ses recherches par les autorités. Une première « Semaine de travail marxiste » est organisée en mai 1923, réunissant Weil, Korsch et Lukács, tout comme de futurs membres importants de l’école de Francfort tels que Friedrich Pollock ou Karl August Wittfogel. La fin de cette année marque de fait le recul temporaire du mouvement ouvrier allemand. Mais loin de naître dans la résignation et le sentiment de la défaite, le jeune Institut est plutôt le fruit de l’enthousiasme de la phase révolutionnaire précédente, ayant provoqué un regain d’intérêt parmi milieux intellectuels allemands pour le marxisme.

À partir de 1924, l’Institut est dirigé par Carl Grünberg, un spécialiste de l’histoire du mouvement ouvrier. L’Institut devient alors pour quelques années le lieu de productions théoriques diverses dans différents champs du marxisme, en particulier en histoire et en économie. Il constitue dans ces années 1920 un carrefour où peuvent se rencontrer divers milieux marxistes, allant d’intellectuels politiquement indépendants à des membres du SPD et du KPD. Cette période, qui mériterait un examen à part, constitue d’une certaine manière la préhistoire de e qui est devenu la véritable école de Francfort : dans la chronologie qui s’est imposée, la Théorie critique ne prend que son début qu’en 1931, au moment où Horkheimer assume la direction de l’IRS.

Le projet fondateur de Horkheimer

Si 1923 marque une défaite temporaire du mouvement ouvrier allemand, en 1931 la débâcle définitive semble proche. Le parti national-socialiste (NSDAP) réalise une percée inouïe au cours des élections législatives de 1930, obtenant 18,25 % des voix et se plaçant ainsi en seconde position derrière le SPD. Le mouvement ouvrier est paralysé par sa division interne entre le SPD et le KPD. La politique désastreuse de la direction stalinisée du parti communiste, qui dénonce alors les sociaux-démocrates comme social-fascistes, est un obstacle profond à la formation d’un front unique. Horkheimer, conscient des risques politiques imminents, a la prudence de transférer les fonds de l’Institut aux Pays-Bas ainsi que d’ouvrir un siège secondaire en Suisse, ce qui facilitera le maintien des activités au moment de l’exil.

Le projet théorique initié par le fondateur de l’école de Francfort s’inscrit entièrement dans la conjoncture tragique des dernières années de la République de Weimar. Ce qui pour les dirigeants ouvriers est un problème stratégique, devient chez lui un problème théorique : quelles sont les causes objectives de l’absence d’unité du prolétariat et de la montée du nazisme ? Pourquoi les profondes crises du capitalisme au sortir de la Première Guerre mondiale et en 1929 n’ont-elles pas mené à la révolution ? Cela implique de refuser les thèses abstraites affirmant l’unité du prolétariat ou son caractère intrinsèquement révolutionnaire que l’on retrouve alors dans certaines caricatures du marxisme. Une étude empirique de la classe ouvrière se fait nécessaire, et non pas seulement pour mettre au jour ses conditions économiques, mais surtout afin de comprendre son comportement face à l’exploitation et son rapport à l’autorité.

Un tel projet implique aux yeux de Horkheimer de dépasser la conceptualité traditionnelle du marxisme, n’ayant jamais affronté comme tel le psychisme humain et le comportement individuel. On trouve certes chez Marx une conception de l’individu, mais elle reste toujours à la marge des analyses économiques ou politiques. La critique de l’économie politique se voit ainsi complétée par d’autres sciences sociales fournissant de nouveaux outils de compréhension : entrent alors en jeu la psychanalyse et la critique de la culture. La première permet de saisir l’individu comme complexe de pulsions se structurant par l’éducation dans la famille, alors que la seconde fournit des éléments d’analyse de l’influence des idées et institutions culturelles sur ce complexe pulsionnel. Cet aspect du projet de Horkheimer est vivement marqué par la collaboration avec le psychanalyste Erich Fromm, qui travaillera au sein de l’Institut jusqu’en 1939.

L’ambition totalisante des écrits théoriques de l’IRS des années 1930 se comprend comme la volonté de poursuivre le projet marxien en intégrant l’étude d’éléments négligés par Marx lui-même ainsi que l’analyse des nouveautés historiques, dont l’émergence de la culture de masse. Cela est rendu possible par la collaboration au sein de l’IRS de spécialistes de tous les domaines en question : pour n’en citer que quelques uns, y participent les économistes Friedrich Pollock et Henryk Grossmann, le psychanalyste Erich Fromm, le spécialiste de littérature Leo Löwenthal ou encore les philosophes Herbert Marcuse et Theodor W. Adorno. La revue de l’Institut, la Zeitschrift für Sozialforschung (Revue de recherche sociale), fournit un cadre unitaire à ces divers théoriciens, et les articles qu’y publie Horkheimer définissent les lignes de recherche et le paradigme dans lequel s’insèrent les différents travaux : c’est bien le marxisme qui permet l’intégration de toutes ces élaborations en un projet cohérent.

Les recherches de l’IRS se centrent sur le facteur subjectif de la classe, non pas au sens de sa direction, mais au sens de la conscience des individus qui la composent : quels mécanismes de subjectivation permettent ou font obstacle au développement de la conscience de classe ? Qu’est-ce qui a permis les succès fulgurant du NSDAP, puis la prise du pouvoir par Hitler en 1933 ? On retrouve là l’une des thèses fondamentales de cette première génération de l’école de Francfort et à laquelle elle restera toujours fidèle, à savoir l’existence d’une continuité entre la démocratie bourgeoise et le régime nazi. La continuité est évidemment celle du pouvoir de classe qui est incarné dans ces deux États : pour survivre, le capitalisme devait muer de sa forme libérale à sa forme fasciste. Mais il existe aussi une continuité plus profonde, ancrée dans les subjectivités.

Le concept permettant de la saisir est celui de caractère développé par Fromm : le caractère est l’ancrage de l’ordre social dans la structure pulsionnelle de l’individu. Horkheimer et Fromm tentent à partir de là de saisir une forme particulière de caractère : le caractère autoritaire. Celui-ci serait caractérisé par une tendance à la subordination à l’égard de l’autorité, couplée à un désir de domination des plus faibles. Ce qui déterminerait le caractère serait à la fois la structure familiale et la position sociale de l’individu. Ces éléments ont pour but de comprendre le soutien de larges pans de la société, dont certaines parties de la classe ouvrière, au NSDAP. Les Études sur l’autorité et la famille, ouvrage collectif publié en 1936 à Paris, sont le fruit de ces hypothèses de recherche, mêlant travaux empiriques et analyses plus abstraites.

Exil et isolement

Sans pouvoir s’attarder ici sur les résultats concrets des recherches menées au sein de l’IRS, venons en au point sensible de toute la tradition en question : le rapport à la pratique. Dans l’idée de son fondateur, l’IRS devait être indépendant de tout parti, et il l’a de fait été tout au long de son histoire. Le KPD, qui aurait été le parti le plus proche du projet politique du jeune Horkheimer, ne tolérait plus depuis plusieurs années des théories hétérodoxes en son sein : Karl Korsch lui-même en avait été exclu en 1926. L’exil de 1933 provoque le déménagement de l’Institut aux États-Unis, où il est accueilli dans la méfiance par l’université Columbia à New York. Pour ne pas fragiliser davantage la position de l’Institut dans un pays hostile à toute forme de communisme, Horkheimer exige de ses collaborateurs l’absence de tout lien avec des organisations politiques.

L’isolement subi par les membres de l’Institut en exil pose toutefois problème pour la cohérence de leur projet : s’inscrivant dans la tradition marxiste, l’union de la théorie et de la pratique est à leurs propres yeux nécessaire. Cette question est affrontée par Horkheimer dans l’article qui inaugure l’expression théorie critique et qui est depuis considéré comme le manifeste de l’école de Francfort : « Théorie traditionnelle et théorie critique » de 1937. La théorie critique se comprend dans ce texte comme une reformulation du marxisme. Face à elle, sous le terme de théorie traditionnelle, sont regroupés l’idéalisme en philosophie et le positivisme dans les sciences. Ces deux formes de théorie ont une même prétention illusoire à l’autonomie et à l’auto-fondation : à leur opposé, la théorie critique a parfaitement conscience de n’être qu’une forme de praxis insérée dans la production sociale dans son ensemble. Elle est donc doublement liée à la réalité sociale, en amont par son ancrage et en aval par ses effets : il s’agit là d’une reformulation du matérialisme de Marx.

En conséquence, la critique émise par la théorie n’est aucunement transcendante, elle ne prétend pas provenir d’un point de vue universel et absolu : la critique de l’existant est seulement possible parce que le théoricien lui-même prend parti dans la lutte des classes pour la classe révolutionnaire. La théorie ne peut être critique que si elle s’ancre dans une pratique elle-même critique. La relation du théoricien à la classe révolutionnaire ne peut cependant pas être celle d’un pur reflet. Il ne peut se limiter à transposer en théorie la conscience factuelle du prolétariat, car celle-ci est contingente et peut très bien évoluer. Il doit bien plus y avoir un rapport dialectique entre théoricien et classe : le théoricien s’ancre nécessairement dans le prolétariat, mais il sait être lui-même un élément actif du processus menant à la révolution et n’hésite donc pas à critiquer et à garder une certaine indépendance par rapport à la classe.

Dans le texte en question, Kouvélakis note toutefois l’existence de fissures dans cette relation dialectique [4]. Il montre de manière convaincante comment l’article érigé en manifeste de la Théorie critique contient en vérité déjà la contradiction qui caractérisera toute l’histoire ultérieure de cette tradition. Cet écrit est publié en 1937, alors que les membres de l’Institut sont très isolés aux États-Unis et les fronts populaires en Europe commencent déjà à faiblir. Le prolétariat allemand semble quant à lui s’être totalement adapté au nouveau régime nazi. Tous les travaux de l’IRS s’efforcent de comprendre cette adhésion, mais ils tendent à en faire un processus nécessaire enraciné dans les structures de la subjectivité du prolétariat. Dès lors, l’ancrage du théoricien critique dans une pratique révolutionnaire effective devient problématique. Tout en affirmant sa nécessité, Horkheimer reconnaît en 1937 que la théorie critique peut en temps de tempête se réfugier dans des très petits groupes, entendre lui-même et ses collègues. Mais pour garantir la justesse de son point de vue, Horkheimer est à partir de là obligé de dévier vers une position kantienne : le penseur est animé par l’intérêt de la raison, il garde toujours en vue une société organisée de manière rationnelle. N’est-ce pas inévitablement retomber dans une forme d’idéalisme qui n’a aucunement besoin du lien avec la pratique ?

La rupture

Si la contradiction dans le rapport entre théorie et pratique est encore souterraine en 1937, elle éclate au grand jour quelques années plus tard, et en particulier dans « L’État autoritaire » rédigé en 1940. L’un des grands mérites de l’ouvrage de Kouvélakis est d’insister sur ce tournant, tout en montrant qu’il coïncide avec l’acmé de l’isolation des anti-fascistes entre 1938 et 1940 [5] : de l’Anschluss à la capitulation française, rien ne semble pouvoir arrêter l’expansion allemande. Le pacte germano-soviétique d’août 1939 est un coup de poignard dans le dos des anti-fascistes, qui voient s’ajouter les partis communistes à la longue liste de leurs ennemis. Le parallèle entre le régime bureaucratique de Staline et les États fascistes européens devient alors naturel pour nombre d’entre eux. Divers intellectuels tentent en ces années tragiques de théoriser ce parallèle comme une dynamique mondiale commune à tous les États, y incluant également les États-Unis du New Deal de Roosevelt. C’est par exemple le cas dans les milieux trotskistes américains, avec La Bureaucratisation du monde de Bruno Rizzi et La Révolution managériale de James Burnham.

L’écrit de Horkheimer est surtout influencé par le membre de l’IRS Friedrich Pollock, essayant lui aussi de penser l’émergence d’une nouvelle phase historique : le capitalisme d’État comme dépassement du capitalisme monopoliste. Cette thèse repose sur l’idée d’une inversion de la primauté entre politique et économique : ce n’est plus l’infrastructure qui est déterminante en dernière instance, ce sont désormais les choix politiques d’une caste bureaucratique qui déterminent au plus haut degré le fonctionnement économique. Avec l’émergence des fascismes et du New Deal, le capitalisme a réussi à dépasser ses propres contradictions par la planification : le ressort de la société n’est plus la recherche du profit, mais la quête du pouvoir social. L’économie étant gérée de manière politique, elle n’a plus de lois de développement propres, toute science économique autonome est alors impossible. De plus, l’URSS apparaît non plus comme un espoir, mais comme la forme la plus aboutie de l’État autoritaire. Pollock et Horkheimer entendent s’opposer aux théoriciens d’un effondrement prochain du capitalisme et par suite des pays fascistes, mais ils aboutissent à l’abandon complet de la critique de l’économie politique de Marx et à l’affirmation de la disparition de toute dialectique interne à l’économie.

À cette thèse Horkheimer ajoute un second élément : la domination dans l’État autoritaire est désormais immédiate et totale. Les anciennes médiations, telles que le droit ou l’idéologie, sont supprimées : par la violence et la complète désubjectivation des individus, ceux-ci deviennent de purs objets manipulables. Dans ces coordonnées, la lutte collective pour l’émancipation est exclue, toute résistance ne peut que prendre la forme d’un acte individuel et désespéré de la volonté. Les seuls conflits sociaux subsistants consistent en des luttes internes à la classe dominante entre différents groupes pour l’exercice du pouvoir. Cette description apocalyptique est sans aucun doute le fruit de la situation historique de ces penseurs, mais elle constitue un véritable tournant : par l’absence de crises du capitalisme et la domination totale empêchant toute résistance collective, l’émancipation repose sur la révolte imprévisible et contingente d’individus absolument isolés. Les quelques fils qui unissaient encore le théoricien critique à la pratique concrète et au prolétariat se voient irrémédiablement sectionnés.

Vers une nouvelle Théorie critique

Le tournant théorique réalisé autour de 1940 est rapidement suivi par un chamboulement du fonctionnement de l’Institut. En 1942, Horkheimer déménage à Los Angeles, où il est suivi par Adorno afin de rédiger ensemble ce qui deviendra La Dialectique de la raison. Pour des raisons financières, de nombreux collaborateurs sont obligés de quitter l’IRS, dont Marcuse, et la revue cesse d’être publiée : cela sonne le glas du projet fondateur des années 1930. C’est également le début d’un nouveau cadre théorique qui trouvera son accomplissement dans l’ouvrage commun de Horkheimer et Adorno. La thèse d’une continuité entre le capitalisme libéral et le fascisme est approfondie : c’est désormais toute l’histoire de l’Occident qui est lue à partir de sa fin, i. e. l’État autoritaire sous ses différentes formes. Cette histoire est comprise comme un processus de rationalisation, tourné à la fois contre la nature externe par la technique et contre la nature interne par le contrôle des pulsions. Cela s’accompagne d’une tentative de comprendre l’antisémitisme nazi non plus comme un produit historique propre au XXe siècle, mais comme produit de tendances plus profondes de la société et en continuité avec l’antisémitisme de l’ensemble de l’histoire occidentale.

Le présent étant désormais saisi comme sommet du processus historique de rationalisation et d’instrumentalisation, la défaite des fascismes ne peut réellement l’interrompre. La tendance perdure dans les démocraties bourgeoises : l’après-guerre est marqué par l’exportation de la culture de masse états-unienne en Europe occidentale, ainsi que par une forte intervention étatique dans les économies. On retrouve là les deux caractéristiques principales de l’État autoritaire : domination des subjectivités et contrôle bureaucratique de l’économie. Horkheimer tombe alors dans un profond pessimisme : le monde se dirige à ses yeux vers une société totalement administrée, point de fuite du processus de rationalisation et véritable dystopie orwellienne. La lutte collective est impossible ou ne fait qu’accélérer le processus. La grande révolution bolchevique, encore vue avec faveur dans les années 1930, se voit à présent accusée d’avoir produit le totalitarisme stalinien.

La seule échappatoire semble résider dans la recherche d’une rationalité autre, qui ne soit pas complice de la domination et enraye la mécanique infernale. Une telle piste est à l’origine des réflexions d’Adorno sur la mimesis, comprise comme rationalité qui ne retombe pas dans l’éternelle domination de l’objet par le sujet, mais permettrait au contraire une véritable ouverture du sujet sur l’objet. Les lieux éminents dans lesquels il est possible de trouver une telle issue hors de la domination sont l’expérience artistique ou l’acte philosophique de pensée. La théorie se voit ainsi définitivement autonomisée de la pratique : la philosophie devient à elle seule une pratique éminente de résistance face au processus irrésistible de domination.

Le retour d’exil

En 1949, l’Institut revient à Francfort sous les auspices de la High Commission for Occupied Germany mise en place par les États-Unis, le Royaume Uni et la France pour superviser le développement de la toute jeune république fédérale d’Allemagne (RFA). Le financement de l’IRS par les autorités occidentales se fait dans le cadre d’un programme de dénazification, dans lequel les recherches de l’Institut sur les origines du fascisme et de l’antisémitisme apparaissent comme un appui utile. Ce nouveau contexte social ne peut que prolonger l’infléchissement qu’a pris la Théorie critique en 1940. En ces débuts de guerre froide, il ne fait pas bon être communiste en RFA : le nouveau régime se veut une démocratie militante luttant activement contre tous les extrêmes considérés comme ses ennemis, de droite comme de gauche. Cela mène à l’interdiction du KPD en 1956 et à l’impossibilité d’accéder à la fonction publique pour toute personne n’adhérant pas profondément à l’idéologie officielle de la RFA, l’ordolibéralisme.

Horkheimer s’efforce de masquer tant que faire se peut l’origine honteusement marxiste de l’Institut par une autocensure dans les textes et par l’éloignement de toute personne jugée trop subversive. Habermas, futur représentant de la deuxième génération, en fait lui-même les frais et se voit obligé de quitter Francfort pour écrire sa thèse d’habilitation. Ce contexte historique particulier a souvent servi d’explication à la rupture de l’IRS d’avec le marxisme après la Seconde Guerre mondiale. Kouvélakis nous met pertinemment en garde contre une telle simplification, l’auto-censure ne fait que prolonger la divergence théorique factuelle de Horkheimer par rapport à Marx initiée en 1940.

La vie de l’Institut de 1949 à 1970 voit advenir un effacement théorique presque complet de Horkheimer à la faveur de la grandissante popularité d’Adorno. Des recherches empiriques sont toujours réalisées en son sein, mais elles sont désormais déconnectées du travail philosophique. Si, à la différence d’Horkheimer, Adorno n’abandonne jamais entièrement une grille de lecture marxiste de la société, la grande majorité de ses réflexions sur la période se concentrent sur l’art et sur la philosophie : ces deux pistes de recherche débouchent d’une part dans sa Théorie esthétique, publiée à titre posthume en 1970, et d’autre part dans la Dialectique négative de 1966. Les thèses économico-politiques émises durant la Seconde Guerre mondiale ne sont pas retravaillées à la lumière des changements historiques : bien au contraire, l’absence de forte lutte des classes en RFA semble confirmer l’idée de son intégration dans le système et la fin de sa vocation révolutionnaire. Cela s’accompagne d’une méfiance profonde envers les mouvements sociaux, toute dynamique de masse étant à présent suspectée de mener au fascisme. On comprend par là les réactions méfiantes de Horkheimer et d’Adorno face au mouvement étudiant émergeant en RFA à partir du milieu des années 1960. Il serait certes injuste de mettre les deux penseurs sur le même plan. Hokheimer finit par s’affirmer ouvertement comme conservateur en s’adaptant totalement à la logique de la guerre froide : contre les revendications du mouvement estudiantin, il apporte son soutien à la guerre au Vietnam comme guerre de défense de la liberté contre le totalitarisme. Contrairement à son collègue et ami, Adorno n’aboutit jamais à de telles positions conservatrices et il partage certaines revendications du mouvement, mais cela ne l’empêche pas d’appeler la police quand un petit groupe d’étudiants déclenche une occupation dans l’Institut en 1969.

La voie singulière de Marcuse

La trajectoire de Marcuse se situe en contrepoint à celles de Horkheimer et Adorno, et démontre qu’une autre évolution théorique était possible pour la première génération de l’école de Francfort. À la différence de ces derniers, Marcuse ne retourne pas en Allemagne au sortir de la Seconde Guerre mondiale et n’aura jusqu’à la fin de sa vie plus de rapports directs avec l’IRS. Il réussit à trouver un emploi comme enseignant dans diverses universités américaines, telles que Brandeis et San Diego, dans lesquelles son audience s’agrandit progressivement pour atteindre son sommet au cours du mouvement étudiant de la fin des années 1960. À l’opposé de ses anciens collègues, il n’abandonne jamais l’exigence d’une révolution collective tout en ayant conscience de sa difficulté dans le monde d’après-guerre. Cette contradiction est explicitement formulée dans ses « 33 Thèse » écrites au sortir de la guerre : au lieu de l’esquiver, son travail ultérieur s’efforce d’affronter le problème pratique de la révolution.

Dans Éros et civilisation de 1955 et L’Homme unidimensionnel de 1964, Marcuse prolonge les analyses freudo-marxistes et la critique de la culture des années 1930 pour expliquer l’intégration de la classe ouvrière au capitalisme par les mécanismes de la consommation, du confort et du contrôle. La révolte ne semble alors pouvoir venir que de l’extérieur du système, de ceux qui en sont les outsiders : toute forme de minorité ségréguée et opprimée par l’ordre établi. Le mouvement étudiant, notamment mai 1968, est pour lui l’occasion de corriger certains de ses jugements, ne tenant pas suffisamment compte de la complexité de la classe ouvrière : la longue grève française de 1968 démontre à ses yeux qu’un mouvement naissant en dehors de la sphère du travail peut réveiller la combativité du prolétariat. À la différence d’Adorno et Horkheimer, Marcuse apporte un soutien bien plus profond au mouvement, ce qui est en accord avec son immense popularité en son sein, là où Adorno reçoit de vives critiques. Marcuse a ainsi le mérite de rester ouvert à l’histoire et revoit sa pensée en fonction des nouvelles expériences de la lutte des classes, là où Horkheimer semble n’avoir jamais réussi à dépasser le moment tragique de l’isolement et de l’exil, Adorno étant à situer quelque part entre ces deux positionnements opposés.

Le projet fondateur de l’école de Francfort a au moment de sa fin au milieu de la guerre mondiale éclaté en une pluralité de trajectoires individuelles divergentes, plus ou moins fidèles à l’esprit initial. Ce constat permet de congédier l’illusion d’unité linéaire qu’induit le terme d’école : les ruptures se sont faites à la fois dans le temps et entre les différents membres d’une même génération.

Habermas ou la critique idéologisée

Sur un point le récit officiel de l’école de Francfort ne se trompe pas : Jürgen Habermas appartient bien à une génération différente de Horkheimer, Adorno et Marcuse, et cette différence n’est pas anodine. Né en 1929, il grandit dans une Allemagne nazie au sein d’un milieu aisé et soutenant le régime. L’occupation par les Alliés et la dénazification qui suit coïncident avec ses années de formation. Ainsi, la RFA est pour lui un immense progrès et constitue le retour d’une véritable démocratie : toute sa pensée est marquée par la défense de la loi fondamentale faisant office de constitution de la RFA, le Grundgesetz de 1949, au point d’en devenir aux yeux de Kouvélakis l’« intellectuel officiel [6] ». Par ces quelques éléments apparaît déjà l’abîme qui sépare Habermas de la première génération. Les fondateurs de la Théorie critique ont vécu la période de Weimar et l’arrivée au pouvoir du NSDAP. La démocratie bourgeoise est pour eux en continuité avec le fascisme : elle lui a pavé la route dans l’entre-deux-guerres, et la fin de la Seconde Guerre mondiale ne constitue pas une rupture décisive. Même si Horkheimer finit par accepter une logique de guerre froide, la dynamique mondiale menant à une société complètement administrée se poursuit selon lui également dans les démocraties occidentales, la liberté qui y subsiste ne peut que s’évanouir peu à peu.

La théorie critique de Habermas est profondément marquée par cet attachement à la démocratie. La première génération est à ses yeux tombée dans une impasse du fait de son pessimisme, qui l’a rendue incapable d’estimer à sa juste valeur le progrès constitué par la chute du nazisme. Cela se traduit dans sa pensée par la valorisation permanente de la pratique de la discussion et de la communication. Depuis sa thèse d’habilitation, L’Espace public, jusqu’à ses derniers écrits, l’idéal d’une prise de décision collective procédant par une communication sans contrainte constitue la norme à partir de laquelle sa théorie prétend émettre un diagnostic et une critique de la société. Ce n’est que par la médiation d’une communication réciproque produisant un consensus que la raison et l’universel peuvent advenir dans le monde humain : on remarquera dans ces concepts la forte influence des réflexions de Kant sur la raison pratique et sur son usage dans l’espace public.

Habermas ne retombe-t-il pas dans une forme d’idéalisme qui fonde sa critique sur une norme transcendante ? La critique que Marx adresse au socialisme utopique de son temps repose précisément sur le caractère transcendant de son idéal : cela le rend parfaitement inoffensif et la réalité peut bien s’en moquer. Au contraire, le marxisme dépasse cette limite en reconnaissant que le communisme n’est autre que le « mouvement réel qui abolit l’état actuel » pour reprendre les termes de L’Idéologie allemande. Autrement dit, le communisme est un processus immanent à la réalité. Habermas commet-il la même erreur que le socialisme utopique, retombant par là en-deçà de Marx ? Il pense échapper à cette difficulté en affirmant l’immanence de son idéal à une certaine pratique sociale : les actes de langage. Dès que l’on prend la parole en voulant argumenter rationnellement et convaincre autrui, on veut selon Habermas arriver à un accord commun qui exclut tout usage de la contrainte et de la violence. Ainsi, à chaque prise de parole dans le cadre d’une discussion, l’idéal d’une communication non contrainte est présupposé par tous les participants sincères.

À partir de son analyse des actes de langage comme impliquant une certaine normativité, Habermas pense pouvoir en déduire l’efficacité historique de telles normes. L’histoire occidentale est alors relue comme réalisation progressive de l’idéal de communication sans contrainte, en lieu et place de l’analyse marxiste en termes de lutte des classes. L’espace public de libre discussion, que toute prise de parole présuppose, travaille avec effort la réalité et finit par s’imposer dans la société. La coordination par la communication doit pour cela lutter contre une forme de coordination qui lui est opposée : à l’agir communicationnel, Habermas oppose l’agir stratégique et instrumental impliquant violence, contrainte et manipulation. À cette dualité dans les formes d’agir humains correspond une topique sociale inspirée de la topique marxienne opposant infrastructure et superstructure. La monde vécu est le lieu de l’agir communicationnel, et donc le creuset des normes permettant de critiquer et de faire progresser la société. Face à cela se dresse le système régi par des pratiques instrumentales, que ce soit sous la forme du marché ou de la bureaucratie.

La Théorie critique devient alors dans cette deuxième génération une critique de la colonisation du monde vécu par les différents sous-systèmes. La sphère publique où devrait régner la libre discussion est minée par les médias et la culture de masse, qui usent de méthodes de manipulation sans passer par l’argumentation rationnelle. On entend là des échos de la première génération, en particulier de ses analyses de la culture de masse et de sa critique de l’avènement d’une rationalité purement instrumentale. Habermas hérite également de Horkheimer sa rupture avec Marx et son diagnostic du capitalisme d’après-guerre. Le capitalisme d’État de Pollock est reformulé comme capitalisme tardif (Spätkapitalismus), poursuivant l’idée d’une intervention active de l’État dans la sphère économique qui rend les lois de développement identifiées par Marx caduques. Le jugement émis sur le prolétariat ne diffère guère des conclusions de ses prédécesseurs : l’ancienne classe révolutionnaire serait désormais définitivement intégrée au système.

Bien que la plupart des thèses fondamentale du marxisme soient récusées, la référence à Marx reste présente chez Habermas : il prétend même en 1976 proposer une Reconstruction du matérialisme historique, ouvrage qui en français sera significativement traduit Après Marx. C’est d’autant plus ironique que la rupture entre la Théorie critique et Marx devient encore plus profonde à partir de cette deuxième génération. Aucun des principaux membres de la première génération, pas même Horkheimer, ne finit par se réconcilier avec le capitalisme. Il reste toujours la trace d’un au-delà, fût-ce sous une forme purement négative et utopique. Habermas affirme au contraire la nécessité de l’existence d’un sous-système économique régi par le marché, il abandonne par là les velléités de dépassement du capitalisme qui subsistaient encore dans la tradition. L’impossibilité d’un au-delà du capitalisme est chez lui proprement technique : démocratiser l’économie est illusoire car ce serait tout simplement inefficace. Habermas se garde bien d’argumenter longuement en faveur d’une telle thèse : il s’agit bien plutôt d’un présupposé de toute sa pensée, qui n’est au fond que la plus banale naturalisation des rapports de production capitalistes.

En reprenant le flambeau de la Théorie critique, Habermas veut dépasser le repli sur soi qu’elle avait opéré chez ses prédécesseurs, il veut donc d’un certaine manière retrouver un ancrage dans la pratique afin d’éviter de tomber dans l’inefficacité et dans l’utopisme. Mais sa rupture avec Marx va de pair avec le refus d’un ancrage de type marxiste dans le mouvement ouvrier : la coupure du prolétariat qui était au départ un constat amer d’isolement du théoricien critique devient chez Habermas un choix délibéré. Il doit alors trouver un ancrage différent, ce qu’il pense faire grâce à l’immanence de la norme de communication sans contrainte. On a toutefois là un ancrage parfaitement illusoire : une telle norme n’existe que grâce à la reconstruction qu’en fait le théoricien et n’a en elle-même aucune efficacité pratique, quoi qu’en pense le concerné.

Comment Habermas a-t-il réussi à s’imposer comme la nouvelle Théorie critique, et même comme un héritier de Marx à partir des années 1970, alors que sa rupture avec Marx est totale et définitive ? La faiblesse du marxisme dans les universités allemandes du fait de son interdiction a sans aucun doute joué. Le succès de Habermas et de sa fausse actualisation de Marx accompagne en vérité une dynamique mondiale de recul du marxisme, dans un contexte politique de reflux du mouvement ouvrier et d’effondrement du bloc de l’Est. Anti-communiste convaincu, il se réjouit de cet effondrement, et voit dans l’unification allemande une révolution de rattrapage de l’Est attardé sur l’Ouest avancé. Tout le parcours de Habermas peut se lire comme la transposition dans la théorie du processus d’abandon du marxisme par la gauche politique, actée par le SPD dans le programme de Bad Godesberg de 1959. Son immense notoriété doit en conséquence se comprendre par la profonde compatibilité entre sa pensée et l’ordre établi : la Théorie critique prend avec Habermas des accents inquiétants d’idéologie dominante.

Honneth, un social-démocrate face au néolibéralisme

Le dernier protagoniste de cette aventure, Axel Honneth, a pu susciter aux yeux de certains l’espoir d’une rédemption. Son célèbre ouvrage La lutte pour la reconnaissance semble en effet inaugurer le retour dans la tradition critique du conflit, et peut-être même en faisant un pas de plus le retour de la lutte des classes. Si ces espoirs ne sont pas entièrement infondés, il faut avant tout rappeler que Honneth est au départ un disciple convaincu de Habermas. Il en hérite un certain nombre de ruptures de Marx et du projet originel de Horkheimer qu’il n’abandonnera jamais. Il a toutefois également conscience des limites internes du projet habermassien, dans un contexte de victoire totale de néolibéralisme : ayant abandonné la sphère économique au système régi par la rationalité instrumentale, la théorie de son prédécesseur est parfaitement inadéquate pour lutter contre les attaques de plus en plus dures menées contre le monde du travail. Malgré la justesse de certaines critiques que Honneth adresse à Habermas, Kouvélakis a dans la partie qu’il lui dédie parfaitement raison d’insister sur la continuité entre les deux [7] : la pensée de Honneth reste au fond une critique immanente de Habermas, n’échappant pas au cadre que celui-ci a posé prolongeant ainsi la rupture avec Marx et avec le projet fondateur.

La principale nouveauté proposée par Honneth consiste en un nouvel ancrage normatif de sa théorie, se traduisant par un remplacement du paradigme de la communication par sa théorie de la reconnaissance. La reconnaissance est comprise comme une attitude intersubjective fondamentale, par laquelle les individus se construisent une identité et un rapport à soi positif. Il existe en conséquence des rapports de reconnaissance dans toutes les sphères de la société : se voit de la sorte abolie l’opposition entre monde vécu et système. En quoi la reconnaissance peut-elle être l’appui de la nouvelle Théorie critique ? Les rapports de reconnaissance impliquent des attentes normatives qui, si elles ne sont pas remplies, provoquent une expérience négative de souffrance morale. C’est à partir de telles émotions négatives que peut être déclenchée une résistance et une lutte pour la reconnaissance ayant pour but de réparer l’injustice commise. Alors que chez Habermas la norme idéale n’a de fait aucune efficacité, la théorie se reconnecte ici à la pratique : ce qui constitue son fondement normatif est également ce qui meut les individus à lutter politiquement pour réparer le déni de reconnaissance.

Dans les années 1980, Honneth esquisse un rapprochement avec le marxisme interprété avec ce nouveau paradigme. Il essaye de saisir les actes de résistance des ouvriers au travail comme le fruit d’une souffrance morale provoquée par l’absence totale de contrôle des travailleurs sur les moyens de production. L’exigence d’une plus grande autonomie au travail est au fond une lutte pour la reconnaissance, en l’occurrence la reconnaissance du droit des travailleurs à disposer de manière autonome de la production. Honneth veut de la sorte corriger la vision classique de la lutte des classe comme lutte d’intérêts antagonistes, pour montrer que ce qui meut réellement les travailleurs correspond souvent à des motivations d’ordre moral.

Un tel rapprochement avec Marx, potentiellement fructueux, est toutefois vite abandonné : la lutte pour la reconnaissance est surtout interprétée comme moyen de comprendre les fameux « nouveaux mouvements sociaux », plutôt que comme réinterprétation de la lutte des classes. Celle-ci finit d’ailleurs par être ouvertement récusée par Honneth, arguant qu’il n’y aurait plus d’opposition franche entre classes et une toujours plus grande diversification sociale. Sa conception d’une lutte pour la reconnaissance implique de plus que le vis-à-vis soit toujours considéré comme un partenaire duquel on exige une reconnaissance, et non pas comme un ennemi contre lequel il faudrait impitoyablement lutter par un agir stratégique et instrumental. Cela s’accompagne de la permanence d’une forme de naturalisation de l’économie de marché capitaliste, celle-ci étant considérée comme techniquement nécessaire au vu de la complexité de nos sociétés actuelles.

Par rapport à Habermas, Honneth a malgré tout le mérite d’affronter la question de la justice au sein de la sphère économique. Il défend en particulier dans son dernier ouvrage, Le souverain laborieux, un ensemble de mesures de contrôle de l’économie de marché, dont une démocratisation des prises de décisions dans les entreprises : il s’inscrit de la sorte dans la lignée de la tradition sociale-démocrate d’après-guerre. Dans un contexte de politiques néolibérales triomphantes, ces propositions apparaissent plus radicales que tout ce que pourrait proposer Habermas. Mais ces deux formulations de la Théorie critique ont au fond le même défaut : abandonnant la critique de l’économie politique de Marx, elles ont perdu le seul fondement stable à partir duquel une efficacité de la théorie devient possible. Incapables de voir que le fascisme tout comme le néolibéralisme sont des réponses nécessaires de la bourgeoisie face à la crise profonde du capitalisme, ces penseurs s’illusionnent dans un « réformisme impuissant [8] », selon la formule efficace de Kouvélakis, qui relève in fine d’un profond idéalisme.

Conclusion

Au bout de l’aventure de l’école de Francfort, on peut bien dire que la critique a fini par s’égarer. De laboratoire théorique marxiste né du bouillonnement de la lutte des classes, l’Institut de recherche sociale est devenu à partir du tournant habermassien le lieu d’une Théorie critique conciliée avec le capitalisme, ne recourant à la tradition marxiste que pour la vider de toute sa radicalité. Cette histoire illustre à merveille l’affirmation de Lénine, que Anderson avait déjà choisi comme épigraphe à Sur le marxisme occidental : « Une théorie révolutionnaire juste ne se forme définitivement qu’en liaison avec la pratique d’un mouvement réellement massif et réellement révolutionnaire. » La tragédie de la première génération consiste en la conscience de la nécessité du lien avec le mouvement révolutionnaire, entrant en contradiction avec son impossibilité factuelle. Les générations suivantes ont résolu la contradiction en abandonnant l’exigence d’une liaison avec la classe ouvrière, tentant alors de trouver un ancrage différent, qui par son échec les a menées à une impuissance politique et dans certains cas à une pure apologie de l’existant.

Y a-t-il en fin de compte quelque chose à retenir de la Théorie critique ? La trajectoire de cette tradition, loin d’appartenir à un passé révolu, nous offre un éclairage essentiel sur l’état actuel du champ théorique critique. Elle permet évidemment de comprendre l’origine d’une partie des théories critiques actuelles ayant rompu avec le marxisme : les deux dernières générations, à travers leur succès international, ont accompagné un processus général de recul du marxisme, en lien avec l’affaiblissement des organisations du mouvement ouvrier ainsi que l’effondrement du bloc de l’Est. Mais le destin de l’école de Francfort est également instructif pour comprendre la situation actuelle du marxisme.

L’ouvrage d’Anderson inaugurant le constat d’un divorce entre théorie et pratique au sein du marxisme a été publié en 1976 : il y exprimait alors l’espoir que le retour de la lutte des classes dans le monde entier mette fin à la scission diagnostiquée et soit l’occasion de la renaissance d’un marxisme ancré dans la pratique politique. Or, l’isolement des penseurs marxistes, loin de s’être interrompu dans les années 1970 comme l’espérait Anderson, a persisté et dans un contexte de néolibéralisme triomphant il s’est même aggravé : la production marxiste des quarante dernières années n’a donc pas réussi à échapper à la scission originelle entre théorie et pratique. La fondation de l’Institut de recherche sociale il y a un siècle a ainsi été l’amorce d’une séparation dont nous ne sommes pas encore sortis : l’histoire tragique de l’école de Francfort prend dès lors le sens d’un avertissement pour le présent. Alors que la dernière décennie a vu un regain de vitalité du marxisme dans un contexte de crise profonde du capitalisme, cette riche production intellectuelle reste encore trop éloignée de la lutte politique. Il est temps de dépasser ce schisme qui pèse sur nous afin de retrouver une union fructueuse entre production théorique et pratique politique, par la régénération d’un marxisme faisant éclater son cloisonnement universitaire actuel pour assumer la tâche pratique de la révolution.

NOTES DE BAS DE PAGE


[1] En suivant l’usage, l’expression Théorie critique avec une majuscule désigne ici la tradition de pensée, elle est donc synonyme d’école de Francfort. Alors que théorie critique avec une minuscule désigne un certain type de théorie, qui a pu être pratiqué dans cette tradition comme en dehors d’elle.


[2] Stathis Kouvélakis, La critique défaite. Émergence et domestication de la Théorie critique, Paris, Éditions Amsterdam, 2019.


[3] Pour plus de détails sur cet événement central, voir dans cette même édition de RPDimanche l’article de Pierre Reip.


[4] L’analyse de ce texte se trouve dans le chapitre « La Théorie critique entre raison et praxis » dans Stathis Kouvélakis, La critique défaite. Émergence et domestication de la Théorie critiqueop. cit., pp. 57-95.


[5] Voir le chapitre « Le grand tournant, ou quand il est minuit dans le siècle » dans Ibid., pp. 163-220.


[6Ibid., p. 278.


[7] Voir sur ce point surtout « De Habermas à Honneth : une continuité inédite » dans Ibid., pp. 445-453.


[8] Il s’agit du titre de l’un des chapitres dédiés à Habermas, mais l’expression fonctionne parfaitement pour Honneth aussi : « Un réformisme impuissant » dans Ibid., pp. 373-411.