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Shlomo Sand, historien israélien : “Je ne suis pas ‘pour’ un état binational mais on n’a pas d’autre solution”
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Dans son passionnant ouvrage qui vient de paraître au Seuil, l’historien Shlomo Sand repose la question d’une solution à deux États et revient sur la génèse du sionisme pour tenter d’y voir plus clair et d’espérer malgré toute cette folle violence. Entretien.
Imaginer, au paroxysme de la violence actuelle, qu’Israéliens et Palestiniens puissent un jour vivre côte à côte, au sein d’un État binational, semble une folle utopie. C’est pourtant, comme le met en lumière l’historien israélien Shlomo Sand dans son nouvel ouvrage, Deux Peuples pour un État ?, ce que de nombreux intellectuels juifs installés en Palestine, dès la fin du XIXᵉ siècle et jusqu’à la création d’Israël en 1948, ont souhaité ardemment. Beaucoup de penseurs sionistes craignaient qu’un État juif exclusif sur une terre peuplée en majorité d’Arabes n’entraîne un conflit sans fin. Aucun ne souhaitait « une solution à deux États », que l’intrication des populations semble désormais rendre impossible. N’y aurait-il d’autre perspective que l’enfermement, la répression, le déplacement, l’expulsion ? Relire l’histoire du sionisme, avec Shlomo Sand, redonne de l’espoir.
Écrit avant les massacres perpétrés par le Hamas et les bombardements sur Gaza, votre livre serait-il différent si vous l’écriviez aujourd’hui ?
Dès mon introduction, j’écrivais que, du fait de l’alliance croissante entre religion et nationalisme radical, des deux côtés, israélien et palestinien, nous étions condamnés à traverser des catastrophes. Une maison d’édition anglaise m’avait demandé d’ajouter une postface plus optimiste ! Certes, personne ne pouvait envisager le choc inouï du 7 octobre, cette sauvagerie du Hamas. Je suis également bouleversé par les milliers de civils palestiniens que nous tuons à Gaza. Mais Ariel Sharon [cofondateur du Likoud, parti de droite israélien, et qui fut plusieurs fois ministre, jusqu’à diriger le gouvernement entre 2001 et 2006, ndlr] a été le premier bâtisseur du Hamas, qu’il envisageait comme un contrepoids à l’OLP. Il a tout fait, ainsi que Benyamin Netanyahou, pour favoriser son émergence. J’ajoute qu’en Israël tout le monde sait que Yahya Sinouar, le petit Staline du Hamas, est l’enfant d’une famille originaire de Ashkelon, qui s’est réfugiée dans le camp de Khan Younès en 1948. Abdessalam Yassine, fondateur du Hamas, était né près d’Ashkelon, poussé lui aussi avec sa famille à Gaza par Israël. Refuser de voir que 60 % des Gazaouis sont venus des lieux où nous, Israéliens, habitons maintenant, c’est être aveugle. On ne peut pas comprendre le 7 octobre sans connaître l’Histoire.
Mais contextualiser, n’est-ce pas excuser ?
Je m’oppose aux thèses de Jean-Paul Sartre et Frantz Fanon qui justifient la violence des opprimés. Car la violence crée de nouveaux motifs d’oppression. Pis, tous les mouvements de libération nationale qui y ont eu recours sont devenus des oppressions. Je n’ai aucune illusion sur le Hamas. Mais nous sommes actuellement les oppresseurs. Je refuse le terme de génocide à Gaza, mais nous tuons des femmes et des enfants par milliers, et ce n’est pas la première fois. Surtout, nous faisons cette guerre sans avoir le moindre projet politique.
Arrivée d'émigrants en Israël en 1948. Photo Roger-Viollet
Vous parlez des Israéliens comme de colonisateurs. N’est-ce pas une provocation ?
Les premiers sionistes avaient tous conscience de l’être ! Il y a un siècle, Vladimir Jabotinsky, père fondateur de la droite sioniste, reconnaissait que l’arrivée des Juifs en Palestine s’apparentait à une entreprise coloniale et qu’il était logique que les Arabes s’y opposent violemment. Le peuple errant devait s’imposer par la force en érigeant une « muraille d’acier ». Jabotinsky, comme son héritier Menahem Begin, était plus honnête que la gauche sioniste. À l’époque, le mythe sioniste des origines, selon lequel les Juifs revenaient sur la terre des ancêtres, n’enthousiasmait pas grand monde. Jusqu’en 1924, alors que deux millions de Juifs d’Europe de l’Est avaient émigré en Amérique, 65000 seulement avaient choisi la Palestine [l’Etat d’Israël ne serait créé que vingt-quatre ans plus tard, NDLR]. Les Juifs étaient d’ailleurs assez sages pour savoir qu’il n’était pas très intelligent de venir au Proche-Orient. C’est la fermeture de la frontière nord-américaine aux Juifs (Immigration Act de 1924), puis les lois nazies de Nuremberg en 1935 qui ont entraîné l’immigration. L’Europe nous a vomis, nous, les Juifs, sur les Arabes de Palestine. Et nous payons cela, avec du sang des deux côtés.
Vous montrez pourtant, chez les pionniers du sionisme, de forts courants pacifistes.
On connaît surtout la pensée majoritaire, qui va de Theodor Herzl à David Ben Gourion, celle des sionistes socialistes, laïcs, athées. Et guerriers. À ma grande surprise, j’ai découvert bien d’autres sensibilités, portées par toutes sortes de mouvements et de partis. Qui tous cependant se distinguaient comme porteurs d’une éthique : on arrive dans ce pays nouveau pour y résider en compagnie de ses habitants, pas pour les remplacer. Parmi eux, beaucoup de croyants. Pionnier du sionisme spirituel, Ahad Ha’am, né près de Kiev et mort à Tel-Aviv en 1927, voulait créer un centre spirituel qui sauverait le judaïsme de l’assimilation et ferait renaître la langue hébraïque. Mais il revendiquait « prudence et respect » vis-à-vis des Arabes. Quatre ans plus tard, lors des affrontements avec les Arabes, Judah Leon Magnes (fondateur en 1925 de l’Université hébraïque de Jérusalem) a continué à exprimer des positions pacifistes, comme Martin Buber. Il est allé à Washington en 1948 pour convaincre le président Wilson de ne pas créer un État juif. En cela, il rejoignait Hannah Arendt qui voulait un État binational, sans quoi, disait-elle, il y aurait une guerre tous les dix ans.
Une grande partie de l’intelligentsia sioniste, y compris Ben Gourion, pensait par exemple que les habitants de Palestine étaient les descendants des Hébreux.
Leurs idées étaient-elles minoritaires ?
Pas toutes leurs idées. Une grande partie de l’intelligentsia sioniste, y compris Ben Gourion, pensait par exemple que les habitants de Palestine étaient les descendants des Hébreux. Arthur Ruppin, fondateur du mouvement Brit Shalom, disait lui aussi que les Arabes « il y a deux mille ans étaient appelés juifs » et pensait que nous parviendrions avec eux à une entente culturelle, « meilleure qu’avec l’Europe ». Quant au linguiste Yitzhak Epstein, il insistait pour que, dans son école, les immigrés juifs apprennent aussi la langue arabe –qu’aujourd’hui peu de Juifs israéliens, moi le premier, maîtrisent. Le bilinguisme donne une force aux Arabes israéliens, qui parlent tous hébreu, et j’espère qu’ils seront l’avant-garde qui unifiera les deux populations, puisqu’ils ont déjà établi un pont linguistique. Seulement, même à Haïfa, où Juifs et Arabes vivent ensemble, les Arabes ne se sentent pas tout à fait appartenant à un État qui ne se définit pas comme israélien, mais comme État juif. Ce qui signifie que cet État appartient davantage aux Juifs de Paris qu’à mes collègues arabes de Haïfa. Si on ne comprend pas cette injustice, on ne comprend pas le conflit.
À partir du moment où certains Juifs parlent d’eux comme un peuple-race, l’antisémitisme européen a gagné.
Vous n’êtes plus pour la solution à deux États ?
Huit cent cinquante mille Israéliens, et, parmi eux, six ministres, vivent en Cisjordanie, et on n’arrachera pas ces gens de l’endroit où ils vivent. Deux millions d’Arabes sont intégrés en Israël. Je ne vois pas comment on peut nous séparer. Je suis pour une sorte de fédération telle que la prônait Menahem Begin. Les gens de gauche se hérissent au nom de Begin, pourtant moins extrémiste que Netanyahou ! Dans son discours devant la Knesset en 1977, il déclare qu’Israël, pour ne pas devenir la Rhodésie (qui pratiquait un apartheid radical), devait intégrer les Arabes de Judée-Samarie et de Gaza, leur offrant la possibilité d’acquérir la nationalité israélienne, et même des terres en Israël. Il ne visait pas un état binational, mais démocratique, qui déboucherait sur une « mixité culturelle originale ». Cette proposition a suscité l’effroi de la droite israélienne et le rejet de la gauche.
Les Israéliens ne veulent plus de cette solution…
La conscience nationale israélienne n’est pas républicaine, comme en France, avec des bases universalistes, elle est ethnocentrique. Pourtant, le nationalisme sioniste est incapable de définir un peuple juif, avec une origine commune autre que la religion. Alors certains s’obstinent à chercher des gènes juifs, chose absurde quand on sait, par exemple, que tout un royaume du sud de l’Arabie, Himyar, l’actuel Yémen, s’est converti au judaïsme au Vᵉ siècle. Si vous traversez Israël, vous pouvez constater que nous sommes tous très différents ! Pour que naisse une conscience nationale, il a fallu créer ce mythe de l’exil et du peuple dispersé. À partir du moment où certains Juifs parlent d’eux comme un peuple-race, l’antisémitisme européen a gagné.
Il n’y a pas d’avenir ici pour mes petits-enfants sans les Palestiniens.
Le refus d’une solution binationale n’est-il pas avant tout dicté par la peur ?
Je veux bien admettre que les bases mentales du nationalisme, c’est la peur, ennemie de l’égalité et du rapprochement, mais elle pousse aussi parfois les gens à chercher des solutions. Comment peut-on penser qu’on gardera éternellement les réfugiés palestiniens de 1948 dans une enclave comme Gaza ? Il y avait jusqu’à présent un mépris des Juifs israéliens envers les Palestiniens, à cause de leur faiblesse. Ce mépris était tellement profond qu’il empêchait tout compromis. Je comprends que cela choque, mais la violence crée une forme de respect. Vladimir Jabotinsky, qui venait de l’empire russe, avait compris qu’on ne respectait que la force. Pour ma part, je ne suis pas « pour » un état binational, je dis qu’on n’a pas d’autre solution. Il n’y a pas d’avenir ici pour mes petits-enfants sans les Palestiniens. Donc je suis pour une fédération, une confédération, peu importe. Souvenez-vous que les pacifiques suisses, avant l’État confédéral de 1848, s’entredéchiraient ! Il faut se battre contre le Hamas, mais donner de l’espoir à ceux qui acceptent de vivre à nos côtés. Nous devons reconnaître la tragédie de 1948, et corriger en partie l’injustice subie. C’est un processus douloureux mais nous n’avons pas le choix.