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La réforme agraire au 21e siècle
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://blogs.mediapart.fr/antoine-sallespapou/blog/310124/la-reforme-agraire-au-21e-siecle
Ce billet revient pour l'approfondir sur un débat ouvert lors de la soirée de l'Institut La Boétie avec Thomas Piketty et Julia Cagé en septembre dernier. Il discute le rapport de la gauche de rupture à l'accession à la propriété immobilière et propose de nouvelles revendications révolutionnaires en la matière pour élargir le bloc populaire.
Avec leur livre Une histoire du conflit politique. Elections et inégalités sociales en France, 1789-2022, Julia Cagé et Thomas Piketty ont nourri le débat stratégique à gauche. On a souligné a raison le travail titanesque de construction de données, de leur mise à disposition, de leur traitement en analyses poussées dans l'ouvrage. Mais on a moins commenté l'effet sur la discussion politique. Même si les données qui construisent les thèses de cet ouvrage sont forcément partielles jusqu’à impliquer des biais dans l’analyse, elles ont permis de donner – au moins parfois– à ces discussions l’habitude de se fonder sur des bases matérielles. Et de formuler à partir de ces bases des hypothèses censées. Bien entendu, ce débat, stratégique, c’est-à-dire ayant pour objet la prise du pouvoir en vue de révolutionner la société, a été ouvert par une situation politique. Il existe et se mène parce que la France insoumise a donné par ses résultats électoraux au moins une crédibilité à l’hypothèse de victoire pour une orientation de rupture. Comment prendre le pouvoir ? À quel prix ? En faisant des concessions ou en misant sur la radicalité ? Vers où élargir le bloc populaire ? Toutes ces questions n’existeraient pas sans l’irruption durable des Insoumis lors de deux séquences électorales présidentielles-législatives.
Nouvelle pierre à la galaxie insoumise, l’Institut La Boétie a saisi la perche tendue par les deux économistes en organisant une soirée publique de discussions le 20 septembre dernier avec eux, des dirigeants de premier plan de la France insoumise et d’autres chercheurs comme Stefano Palombarini ou Marion Carrel. Cette soirée fut un fort succès d’audience tant dans la salle que sur les réseaux sociaux. Elle a lancé pour l’Institut une nouvelle méthode : s’appuyer sur l’interface entre mondes universitaire et du militantisme révolutionnaire pour mener de cette façon, et au long cours, les discussions stratégiques nécessaires à notre camp en les détachant des enjeux de personnes. Un colloque sur l’extrême droite, puis sur les luttes contre les grands projets inutiles aujourd’hui à la pointe des sujets brûlants du mouvement climat ont complété depuis cette première séance. Lors de la soirée du 20 septembre 2023, de nombreux points furent méticuleusement discutés : géographie des votes, pertinence ou non de la frontière urbain/rural, stratégie de la radicalité, enracinement militant, quatrième bloc abstentionniste, etc. Si vous voulez un bon résumé de ces échanges, je vous conseille la lecture de la note de blog écrite à posteriori par Manuel Bompard. Il y présente non seulement ses arguments, mais aussi sans malhonnêteté ceux des autres.
Julia Cagé et Thomas Piketty dans la présentation de leurs convictions stratégiques pour le futur insistent beaucoup sur les marges de progression du bloc populaire dans la France populaire dite « rurale ». Je mets des guillemets car ce que l’on s’est habitué à nommer ainsi dans le débat public n’y correspond souvent pas. En réalité, on parle souvent de petites et moyennes villes, ou d’espaces simplement en dehors du pôle d’attraction d’une des très grandes villes du pays. Il faut leur faire crédit de l’intelligence de ne pas aborder cette question à partir des préjugés de l’air du temps réactionnaire qui presse la gauche de faire un aggiornamento sur l’immigration, de mettre en sourdine son antiracisme, d’arrêter de consacrer son temps à militer pour les droits des femmes ou des personnes LGBT - car les ruraux, comme chacun sait, sont tous des hommes blancs hétérosexuels et chasseurs.
Non, Julia Cagé et Thomas Piketty avancent que la gauche peut regagner dans ces milieux du terrain électoral en s’appuyant sur des revendications de partage des richesses. Certaines sont générales, déjà au cœur de la plateforme construite par l’Avenir en commun et confirmée par le programme partagé de la NUPES : augmentation des salaires, progressivité de l’impôt, développement de la sécurité sociale. D’autres sont plus spécifiques à la désertification de ces territoires comme celle du maillage des services publics. Là aussi, c’est en pleine résonance avec l’agenda insoumis : pensons simplement à la proposition de loi de Danièle Obono votée en première lecture par l’Assemblée nationale sur la réouverture des guichets physiques et bientôt transformée en campagne nationale du mouvement insoumis. Cette préoccupation rejoint celle de l'accès aux réseaux, que Jean-Luc Mélenchon fait centrale dans son livre Faites Mieux ! Vers la Révolution citoyenne.
La propriété, c’est la droite ?
Mais une autre piste a de quoi faire tiquer des militants de gauche. Ils l’ont évoquée lors de la soirée de l’Institut La Boétie comme dans leur livre ou dans plusieurs entretiens. La thèse : l’accession à la propriété immobilière est essentielle dans les aspirations de ces groupes sociaux populaires, donc la gauche doit s’en emparer. L’idée : il faut défendre et étendre les dispositifs publics d’aide à l’accession à la propriété conçus comme un moyen de réduire les inégalités de patrimoine. La provocation : il faudrait s’inspirer de Marine Le Pen et de sa proposition programmatique de prêt public à taux zéro de 100 000 euros pour les couples de moins de 30 ans.
Bien sûr, on comprend ici que la référence à Le Pen est faite pour piquer et faire réagir un public de militants de gauche. Et d’ailleurs, ma façon d’en rendre compte est également caricaturale. Mais peu importe. Sur ce coup, Julia Cagé et Thomas Piketty ne manquent pas d’intuition. Et même quand on pense beaucoup de mal - c’est mon cas - du système d’aide à la propriété tel que mis en place depuis la fin des années 1970 comme politique du logement en France, il y a matière à réfléchir.
Car l’aspiration à l’accession à la propriété est largement majoritaire. Un sondage de l’institut Harris Interactive de novembre 2023 indiquait que 61% des français considéraient comme un « objectif important » de leur vie le fait de devenir propriétaire de sa résidence principale. C’est même un objectif « prioritaire » pour 25% des répondants. Les jeunes de moins de 30 ans sont 80% à partager cet objectif pour leur vie. Il faut considérer cette aspiration comme légitime, y compris du point de vue des principes d’émancipation de la gauche. Aspirer à la propriété immobilière ne fait pas de quelqu’un un mini-capitaliste égoïste et calculateur.
Il y a de bonnes raisons de vouloir vivre dans un logement que l'on possède. Notamment le fait de pouvoir le modifier, y mener des travaux pour l'adapter à ses propres besoins et ses propres désirs. Ce n'est pas toujours possible lorsque l'on est locataire. Le statut de propriétaire offre par ailleurs la sécurité sur son lieu d'habitation qui est absente des baux de location. Vouloir disposer librement de l'endroit où l'on habite, dans la limite acceptable par le voisinage, n'est ni illégitime ni dangereux. C'est même le sens complet du « droit au logement » qui n'est pas seulement celui de l’hébergement, c'est-à-dire d'avoir un toit sur la tête.
La maison et le diplôme
La thèse de Julia Cagé et Thomas Piketty concernant la différence entre les classes populaires urbaines et les classes populaires rurales se concentre notamment sur le rapport à la propriété immobilière – ils citent aussi la place dans l’appareil productif, notamment autour des groupes employés vs. ouvriers et CDI vs. précaires. Dans les zones éloignées des grandes villes, l’accession à la propriété est le véritable levier des trajectoires d’ascension sociale. Il faut accéder à la propriété de son logement si l’on veut « devenir quelqu’un ». Dans les zones urbaines, une autre voie de trajectoire ascendante est privilégiée : l’accès au diplôme. En effet, la proximité géographique d’équipements universitaires et de populations étudiantes, comme c’est le cas dans les grandes villes, rend cette perspective plus réaliste dans le second cas. Tandis qu’en zone éloignée, c’est plutôt la proximité de couches sociales pour lesquelles la petite propriété est centrale dans leur place supérieure, comme les petits patrons, les artisans, certains agriculteurs, qui attire les classes populaires.
Thomas Piketty et Julia Cagé, dans leur ouvrage, résument la situation de la façon suivante : « D’une certaine façon, ces deux profils de vote populaire incarnent le fait que les deux mouvements très puissants d’expansion de l’enseignement supérieur d’une part et de diffusion de la propriété d’autre part qui ont eu lieu depuis les années 1960 n’ont pas bénéficié aux différents territoires et classes sociales dans les mêmes proportions. L’expansion éducative a d’abord concerné les classes populaires urbaines, alors que la diffusion de la propriété a profité avant tout aux classes populaires rurales. ». Dans un texte visant à critiquer leur livre, le sociologue Benoît Coquard apporte une partie de l’explication pour l’importance matérielle et symbolique de la propriété dans la vie des classes populaires rurales : « dans certaines campagnes, ouvrier·e·s et employé·e·s aspirent largement au style de vie incarné dans leur monde proche par des artisans, des petits patrons (…) Cette configuration a des implications sur les modèles de réussite considérés localement comme légitimes, sur la façon dont les gens se définissent ». Il invite ainsi Julia Cagé et Thomas Piketty à considérer le rôle des sociabilités locales dans le vote. Mais on peut aussi comprendre son modèle comme une façon différente d’expliquer la différence entre vote populaire urbain et rural : fréquenter des groupes sociaux différents dans les deux espaces, amène des opportunités et des trajectoires différentes. La maison individuelle d’un côté, le diplôme de l’autre.
Le modèle que l’on vient de décrire est un modèle hégémonique. Des groupes sociaux différents votent ensemble, partagent un imaginaire, des symboles et des objectifs politiques. Ce n’est pas par hasard mais bien parce que des intérêts matériels sont pris en charge, soit directement, soit indirectement par une classe dominante. Ainsi, la droite et l’extrême droite prennent en charge une partie des intérêts matériels des classes populaires rurales – même si elles leur détruisent la vie par ailleurs -, par la défense d’un modèle du logement fondé sur l’accès à la propriété individuelle. De l’autre côté, le bloc populaire qui se porte électoralement sur la France insoumise, a formé des revendications formulées pour la défense de la démocratisation de l’enseignement. Pensons par exemple à l’importance prise dans la campagne de Mélenchon par une proposition comme la suppression de Parcoursup.
Hégémonie et contre-hégémonie
Le système dominant repose en partie sur une hégémonie, c’est-à-dire un système d’alliance inégalitaire entre groupes sociaux cimenté par une vision du monde commune produite par le groupe dirigeant de l’alliance. Actuellement, tout le monde sent bien que nous sommes en crise d’hégémonie, depuis une quinzaine d’années. Les groupes populaires ne sont plus liés au groupe qui domine la société - plutôt que de la diriger -, par une vision commune. La bourgeoisie est comme repliée sur elle-même. Même si on voit bien, depuis quelques temps, le travail hégémonique reprendre, notamment sous la forme d’un rapprochement réciproque de la bourgeoisie libérale avec l’extrême droite raciste. C’est une menace importante qui rend vitale la construction contre-hégémonique que nous sommes capables d’opposer en face. En France, cette construction a bien commencé sous la forme du bloc populaire. Pour y voir plus clair, il peut être intéressant de s’intéresser à d’autres alliance contre-hégémoniques du passé.
Le philosophe italien Antonio Gramsci décrivait par exemple dans ses Cahiers de prison comment la bourgeoisie révolutionnaire de la Révolution française avait incorporé à son programme les intérêts révolutionnaires de la paysannerie, la redistribution des terres, la réforme agraire. Il décrit la même opération en 1917 concernant le parti bolchevik, parti ouvrier, et la paysannerie russe. Au cours des 19e et 20e siècles, la « réforme agraire », c’est-à-dire le démembrement des grandes propriétés agricoles, la redistribution des terres aux petits paysans et parfois la collectivisation d’une partie du travail de la terre, a souvent été le ciment de l’alliance de classe entre ouvriers et paysans dans une perspective progressiste. Encore récemment, nous avons commémoré les 50 ans du coup d’État fasciste au Chili contre Allende. Mais ce fut également l’occasion de nous souvenir de l’Unité Populaire chilienne et de la place que tint la réforme agraire dans cette coalition.
L’exemple de la réforme agraire est intéressant. Il est valable pour une époque où les paysans représentaient un groupe social majeur au sein du bloc populaire. Ce n’est plus le cas, en France et dans de nombreux pays du monde. Même chez les ruraux, les paysans ne pèsent qu’une toute petite minorité de la population. Mais l’histoire de la réforme agraire nous parle d’un groupe populaire rural qui en vient à l’alliance avec le groupe révolutionnaire urbain à partir d’un enjeu d’accès à la petite propriété. Il n’est donc pas inintéressant de faire un parallèle avec la situation actuelle du bloc populaire. L’accès à la propriété est toujours une question centrale chez les classes populaires rurales. Mais ce n’est plus de la propriété d’une terre agricole dont on parle, c’est de la propriété immobilière. Et d’ailleurs celle-ci est en crise.
La première phase néolibérale, en France, a été marquée par une extension de l’accès à la propriété. De plus en plus de couches populaires pouvaient obtenir ce graal. Cela pouvait fonctionner comme une sorte de compensation sous forme d’une sécurité individuelle pour toutes les contre-réformes qu’elles subissaient par ailleurs dans les domaines de la sécurité collective. Mais aujourd’hui, la situation est renversée. La part des jeunes ménages propriétaires de leur logement stagne autour de 45% depuis le début des années 1990. Pire, depuis cette période, cette même part mais parmi les 25% des jeunes ménages les plus pauvres est tombée de 34% à 16%. Dans le quart juste au-dessus en matière de richesse, d’un peu supérieure à 40%, cette part est passée à un peu inférieure à 40%. Bref, ici aussi, la crise hégémonique fait son œuvre. Une grande partie des mondes populaires reste encore travaillée par l’idéal de l’accession à la propriété immobilière mais de moins en moins peuvent concrétiser matériellement cet objectif.
Révolutionner la propriété immobilière
Cela ouvre une opportunité pour opérer une jonction entre les groupes populaires tentés par la nouvelle hégémonie réactionnaire et les groupes révolutionnaires. Là-dessus, je pense qu’on peut dire qu’il y a une intuition chez Julia Cagé et Thomas Piketty. Mais là où je refuse de les suivre, c’est sur le contenu à donner aux revendications de la gauche en la matière. Pour eux, il faut en quelque sorte simplement distribuer du patrimoine immobilier. C’est pourquoi des propositions comme l’extension des prêts subventionnés par l’État ou de « capital universel » leur conviennent généralement bien. Mais la propriété, immobilière aussi, est un rapport social. Ce qui signifie qu’elle porte en elle une certaine logique, une certaine dynamique de la société. Cette dynamique c’est celle du marché immobilier, un mécanisme, qui, à moyen comme à court terme renforce toujours les inégalités face au logement.
Toutes les politiques de redistribution de petites propriétés immobilières sans réforme de la propriété immobilière ont fini dans l’accélération de la spéculation et la hausse des prix. Ce fut le cas au Royaume-Uni, suite à la loi right to buy de Thatcher dans les années 1980. Ce fut aussi le cas en France, suite à la politique des aides à la personne enclenchée dans les années 1970. Il y a donc besoin d’abord d’une réforme du contenu de la propriété immobilière. Le contenu à lui donner est celui d’une propriété d’usage. On est propriétaire de son logement pour y habiter, pour avoir le droit d’en disposer de l’usage à son loisir, de le moduler, de le modifier de manière souveraine. Mais pas pour faire de l’argent. Donc il faut, d’une manière ou d’une autre, encadrer le droit à vendre son logement. Des expériences existent déjà au niveau des communes, comme la séparation de la propriété (collective) du sol et celle (privée) du bâti, qui donne des droits à la commune sur les opérations de vente. Ou bien la signature dans les actes de vente de « chartes anti-spéculatives » où les propriétaires s’engagent à ne pas faire de plus-value au-delà d’un certain seuil.
Au niveau national, il serait possible de lier cette réforme du contenu de la propriété immobilière avec une revendication révolutionnaire de démembrement des grandes propriétés immobilières. En France 58% des ménages sont propriétaires d’au moins un logement. Mais 7,7% sont propriétaires de 3 à 4 logements, ce qui représente 6,8 millions de logements. 2,9% des ménages sont propriétaires de 5 à 9 logements : 4,5 millions de logements. 0,5% des ménages sont propriétaires de 10 à 19 logements ! Soient 1,6 millions de logements. Enfin, 0,1% de happy few sont propriétaires de 20 logements ou plus, soit tout de même 600 000 logements. Certains de ces logements, bien sûr, font partie des 900 000 logements laissés vacants depuis plus de 3 ans. Et si on s’attaquait au phénomène des multi-propriétaires ? Par exemple, en mettant une limite au nombre de propriétés immobilières qu’il est autorisé de transmettre par héritage. Le programme l’Avenir en commun a déjà imaginé un héritage maximal en argent. Il devrait servir à financer « l’héritage de la société », c’est-à-dire un revenu pour étudier.
Pourquoi ne pas intégrer à cet « héritage de la société » un héritage maximal en logements ? Par exemple, on pourrait transmettre à sa descendance 3 ou 4 logements et le reste est redistribué par l’État. C’est-à-dire vendu à un prix encadré à des jeunes ménages populaires. Et à ces logements serait attachée une nouvelle conception de la propriété immobilière où la revente à n’importe quel prix serait par exemple interdite. On pourrait rajouter au pot les logements vacants, dont bon nombre sont localisés dans des zones rurales. Une telle proposition permettrait de gérer l’accès à la propriété à partir du stock de logements existant et donc sans continuer à artificialiser les sols. Elle est de nature de raccrocher des groupes populaires au projet révolutionnaire de notre époque. En effet, elle part d’une aspiration centrale pour eux, l’accès à la propriété immobilière, et l’inclut dans les objectifs de remise en cause de la propriété privée absolue, de partage des richesses et de bifurcation écologique.