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Sénégal : coup d’État constitutionnel. Vers l’accentuation de la crise.
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
La décision du président sénégalais Macky Sall de repousser sine die la tenue des élections présidentielles initialement fixées au 25 février, ne va pas renforcer son régime mais accentuer la crise qui court depuis les mobilisations populaires de mars 2021 et de juin 2023 contre la perspective d’un troisième mandat pour le président sortant et contre les mesures répressives du pouvoir à l’égard des opposants, notamment le PASTEF d’Ousmane Sonko.
La constitution sénégalaise prévoit un maximum de deux mandats consécutifs pour un président. Pourtant, la pratique politique du pouvoir a suscité la méfiance la plus large dans la population car, dans un pays coincé dans un cadre néo-colonial, l’occupation de postes de pouvoir est un moyen essentiel pour l’accès à la richesse personnelle à défaut d’un fonctionnement capitaliste classique.
Le partage des positions gouvernementales et dans la haute fonction publique est un élément incontournable de l’accès aux bonnes affaires (marchés publics, aides aux entreprises, bons postes et autres sinécures…) sans parler de la ponction directe dans les fonds publics dont la réalité a fait, depuis l’alternance post Abdou Diouf (2000), les choux gras de l’actualité judiciaire.
A partir de 2021, la suspicion généralisée à l’égard du pouvoir de Macky Sall, libéral pur jus ayant dans sa jeunesse milité dans un cadre « marxiste-léniniste » adepte de la révolution par étapes, a entraîné une mobilisation massive au plus profond de la société.
De manifestations massives en blocages des axes de circulation, d’émeutes en pillages (on notera en particulier ceux visant les établissements liés aux groupes français emblématiques du néo-colonialisme), la répression a fait de nombreuses victimes (13 morts en 2021 et 15 morts en 2023), mis plus de 1500 personnes en prison, et amené la dissolution du principal parti d’opposition ayant réussi à capter un large soutien dans la jeunesse révoltée, le Pastef, formation se déclarant patriotique, anti-impérialiste et pan-africaniste, une forme locale et très confuse de populisme « de gauche ».
Le pouvoir de Macky Sall a emprisonné et disqualifié pour la prochaine présidentielle le leader charismatique du Pastef, Ousmane Sonko, sous les accusations de fomenter des émeutes et autres appels à l’insurrection, et au moyen d’une sordide histoire de viol dans un salon de massage. Les tenants et aboutissants de cette affaire mériteraient une enquête parfaitement indépendante pour faire la part entre la provocation policière et judiciaire et l’agression sexuelle dans le cadre d’une industrie ayant une clientèle masculine pour une main d’œuvre féminine … et dont il est de notoriété universelle qu’elle dissimule (à peine) une prostitution engendrée par une misère endémique.
Malgré sa part d’ombres, Ousmane Sonko a pour lui sa jeunesse, ses capacités, marques d’un parcours universitaire et professionnel brillant jusqu’à son éviction de la fonction publique pour avoir osé dénoncer la corruption et les défaillances de la haute fonction publique. Ce personnage a su devenir le héraut de la jeunesse meurtrie par les difficiles conditions de vie et d’une population laborieuse sans avenir.
Si vous analysez les reportages de France 24 à Dakar, vous observerez facilement l’opulence du parc automobile (grosses bagnoles dernier cri, SUV, etc ..) qui contraste furieusement avec le désespoir social qui pousse chaque année des milliers de candidats à l’émigration au péril de leurs vies sur les flots de l’Océan atlantique ou les pistes du désert aboutissant aux mortels dangers en Libye, le prestataire de l’Union Européenne pour gérer et stopper les flux migratoires, fusse au prix de l’esclavagisme et des camps innommables.
Le Sénégal connaît un vaste scandale écologique, alimentaire et de souveraineté avec les concessions aux trusts poissonniers internationaux qui pillent avec leurs navires-usines les ressources halieutiques au point de mettre au chômage l’industrie locale de la pêche. Ces pratiques touchent la faune marine, privent la population d’une alimentation saine et abordable, et mettent au chômage des dizaines de milliers de pêcheurs traditionnels. Dans ce contexte, mieux vaut faire autre chose ou reconvertir les pirogues dans le trafic de migrants en reliant dans une navigation périlleuse les îles du Cap Vert ou les Canaries, pointe avancée de l’UE au large du continent.
La découverte récente d’un fort potentiel pétrolier et gazier au large des côtes du Sénégal fait tourner les têtes. Mais l’exploitation de ces gisements passera nécessairement par le recours aux trusts pétroliers étrangers (et impérialistes) faute de capacités locales, techniques aussi bien que capitalistiques. Pour mettre la main sur l’argent, il faudra occuper les positions de pouvoir. Sinon … rien !
Ces vingt dernières années, le Sénégal a été pris dans le mouvement général de progression économique du continent africain, plus les effets positifs locaux – et temporaires- de la guerre civile en Côte d’Ivoire qui provoqua un effet refuge pour les fortunes et capitaux de ce pays. Mais les forts taux de croissance ne font pas nécessairement le bonheur des larges masses !
Le mouvement ouvrier et la gauche au Sénégal ont une longue et riche histoire, malheureusement, au plan politique, il y a aujourd’hui une situation de recul de toute perspective politique émancipatrice.
Hormis le syndicalisme qui a conservé des capacités, la gauche politique s’est auto-détruite en se vautrant dans la participation gouvernementale et la cogestion avec les présidents libéraux Wade (PDS) puis Sall (APR). La faute à l’effet de la corruption des postes ministériels diront certains. Mais surtout la faute politique plongeant dans la tradition stalinienne de la révolution par étapes. Toutes les variantes locales du stalinisme (PAI, PIT, LD) ou du mao-stalinisme (And-Jef, …) ont poussé les feux de l’étape bourgeoise du développement en l’interprétant à la façon de leurs modèles sud-africains : « faisons d’abord l’étape du développement capitaliste mais en prenant la place des capitalistes ». Les dirigeants du tandem ANC-SACP-COSATU ont certes pris une stature internationale les amenant à la table des BRICS mais leurs biens mal acquis n’ont pas éradiqué la misère et le chômage du plus grand nombre.
Sauf qu’au Sénégal, les ministres de la révolution par étapes ont toujours conservé un rang subalterne soumis aux caprices des réels dirigeants libéraux bourgeois, ces derniers pouvant en outre toujours compter sur l’appui du parrain néo-colonial français voir lorgner vers un parrain yankee…
Dans la séquence historique des quarante et quelques dernières années, les tentatives du trotskysme historique, tant dans la variante lambertiste (LCT) – qui a offert un Premier ministre au pays en la personne d’Aminata Touré (1) !- que dans la variante mandeliste (OST), auront peu pesé, pour le dire sobrement.
Aujourd’hui, le champ politique est un champ de ruines. Tous les grands courants politiques du pays sont éclatés, amenant le spectacle de centaines de listes concurrentes lors des dernières législatives et l’apparition de dizaines de candidats pour la présidentielle de 2024, tous plus frappés que le voisin par la grâce divine d’un destin national.
Certes, cet émiettement du champ politique a à voir avec les tentatives du pouvoir de susciter la dispersion des opposants en stimulant les vocations, mais il y a aussi l’effet propre au modèle de gestion de l’État et du pouvoir : le partage d’un gâteau de dimensions finies dans un contexte de misère infinie et de développement toujours limité et dévoyé par la déréglementation libérale met à rude épreuve toutes les formations politiques pour lesquelles l’exercice du pouvoir, du modeste niveau municipal jusqu’au sommet présidentiel, devient une source ingérable de tensions internes. Il ne suffit pas de gagner les scrutins, ensuite il faut arroser les soutiens tout comme sa propre famille.
Dans cette situation, on peut envisager une tendance croissante à l’autoritarisme et au bonapartisme, ce qui a été palpable durant les deux mandats de Macky Sall. La « vitrine démocratique de l’Afrique » tend ainsi à devenir une légende du passé à l’aune des emprisonnements d’opposants et de journalistes, des coupures de l’internet mobile et des organes de presse lors des moments de tension, de l’exclusion du scrutin des principaux concurrents.
Que faire ? D’abord préserver tous les cadres d’organisations de masse par lesquels les couches populaires et la jeunesse peuvent exprimer leurs revendications immédiates (syndicats ouvriers ou étudiants, organisations paysannes, organisations de travailleurs du secteur informel, associations de femmes, comités de chômeurs, etc …). La riche tradition locale et l’expérience syndicale et politique acquise dans l’émigration par de vastes couches de travailleurs sénégalais doivent s’y réinvestir. Ensuite, promouvoir la mobilisation populaire systématique et l’organisation la plus large pour la reconquête des libertés démocratiques, notamment les libertés d’expression, d’association, de manifestation, et imposer la tenue d’élections libres, transparentes et sincères sans le parasitage et les trucages de l’appareil d’État aux mains du pouvoir de Macky Sall.
La systématisation et l’élargissement de cette mobilisation ouvrent la voie du débouché politique. Au bout du chemin, se poseront la question de la chute du régime et la nécessité d’une assemblée constituante pour reconstruire le pays en partant des besoins de la jeunesse et du peuple travailleur des campagnes et des villes et de l’émigration.
La lutte du peuple sénégalais pour la libre détermination de son destin doit recevoir le soutien inconditionnel du mouvement ouvrier français car les pouvoirs néo-coloniaux aux abois disposent toujours d’un appui inconditionnel de leur tuteur impérialiste, ici la Françafrique.
Rubens, le 09-02-2024.
Notes :
1) Malgré tous les reproches que l’on peut adresser à Aminata Touré quant à son parcours politique, la répression policière dont elle a été victime dimanche dernier lors de l’interdiction du rassemblement de l’opposition à Dakar doit être dénoncée sans réserve.