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    Baisse du niveau des élèves français : un tournant civilisationnel ?

    éducation

    Lien publiée le 18 février 2024

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    https://elucid.media/societe/baisse-niveau-pisa-eleves-francais-tournant-civilisationnel?mc_ts=crises

    Le résultat des dernières enquêtes PISA, qui comparent les performances des élèves des pays de l’OCDE, a été largement commenté. Il est sans appel : les élèves français voient leur résultat chuter.

    Si ce mouvement est observé dans de nombreux autres pays, s’il doit sans doute beaucoup à l’effet conjoncturel de la pandémie, nombre de commentateurs y voient aussi l’effet délétère de la surexposition aux écrans ou des pratiques pédagogiques innovantes mises en œuvre ces dernières décennies, dont le fondement, masqué sous une prétendue scientificité, est d’ordre idéologique, puisqu’il s’est donné pour objectif de consacrer l’individu-roi comme source exclusive de l’être-en-société.

    Si l’ambition a tout d’un oxymore, il faut, pour mesurer son irrésistible force d’attraction, tenter de comprendre dans quelle trajectoire civilisationnelle elle s’inscrit. Rien de mieux pour ce faire que de revenir à un article fondateur écrit par Marcel Gauchet en 1985 : « L’école à l’école d’elle-même ». Tout y est dit des difficultés propres à l’institution scolaire face au déploiement inédit de l’individualisme démocratique.

    Au commencement de sa réflexion, Gauchet insiste sur « la place très particulière de l’école dans notre société, au point d’articulation par excellence problématique entre droits individuels et contrainte collective. Soit ce qu’une société individualiste-démocratique a le plus de mal à concevoir et à définir ». Soumise à cette tension constitutive, l’école a donc vocation à être perpétuellement en crise, tiraillée par l’opposition de sa finalité – émanciper l’individu – et de ses modalités fonctionnelles, la transmission supposant une dimension irréfragable d’imposition et de décentrement.

    Lorsque l’époque tourne à l’individualisme débridé, comme c’est le cas depuis plusieurs décennies, cette opposition finit par se muer en une contradiction intenable, dont l’institution sort délégitimée face à la toute-puissance fantasmée de l’individu-roi.

    Un tournant historique : la destitution des savoirs

    Le déploiement irrésistible de la norme individualiste a produit un changement d’ampleur dans la conception de la liberté. Celle-ci, constitutive de l’individu, a connu une dilatation si forte qu’elle a débouché sur un mythe, ou sur un fantasme, celui de l’autoconstitution du sujet. L’individualisme contemporain se nourrit de ce mythe selon lequel l’individu ne doit qu’à lui-même l’essentiel de ce qu’il est, ou – dans une version moins maximaliste – ne doit à la société, dans ce qui constitue son identité personnelle, que la modeste part librement acceptée par lui, car compatible avec sa singularité native.

    L’idée que le sujet contemporain aurait à s’incorporer, dans le cadre d’un processus où la contrainte et la dépendance à autrui occupent une large part, l’essentiel de ce qui va en faire un être social, cette idée-là inspire une répulsion aussi vive que spontanée, quand il ne s’agit pas d’une incompréhension totale.

    Avec la liberté, c’est tout autant l’égalité qui se trouve remaniée. Gauchet insiste sur le recul de l’égalité dans sa version classique – celle de l’individu en société, qui suppose « un principe général de commensurabilité des êtres » – au profit d’une conception plus contemporaine, qui part « du point de vue des individus pris chacun isolément », ajoutant que, dans ce cas, « toute volonté de comparaison entre les êtres perd sens ». Dans cette perspective, l’égalité court le risque de se dégrader en un égalitarisme, capable d’étouffer, dans sa version radicale, toute idée de mérite et de progrès au profit d’un relativisme général des aptitudes et des talents.

    De cette rupture historique, l’école ne pouvait que faire les frais, à commencer par ce qui depuis toujours se trouvait en son centre : les savoirs constitués. L’acquisition de ces derniers constituait la finalité ultime de l’institution scolaire, en tant qu’elle permettait l’institution des individus, c’est-à-dire leur insertion opératoire dans un corps collectif où chacun prenait place à condition de s’incorporer, pour la faire vivre en soi, la substance d’une société produite par un passé sur lequel on ne pouvait avoir prise qu’après en avoir recueilli initialement l’héritage.

    Dans la société du libéralisme contemporain, il est devenu compliqué de se figurer le tout « comme supérieur à ses parties et contraignant pour elles ». Le savoir, en tant que vecteur premier de cette subordination, avait donc vocation à être destitué, au profit de l’élève, explicitement placé « au centre du système éducatif », selon la formule consacrée. Alors que sa plus grande maîtrise constituait jusque-là une fin en soi, alors qu’elle déterminait même pour une large part la dignité dont chacun pouvait se revendiquer, le savoir a été réduit au rang de moyen, disponible, mais superflu, au service d’un individu désireux ou non d’en picorer les éléments nécessaires à l’affirmation de sa personne singulière.

    Longtemps vecteur d’émancipation à l’échelle individuelle et collective, le savoir a fini par se retourner en un vecteur de domination, dont l’individu doit pouvoir se libérer pour préserver son authenticité. Seul est accepté désormais un rapport utilitaire et instrumental à ce savoir, somme de connaissances neutres vouées à rester extérieures à l’individu pour préserver aussi bien sa liberté que l’égalité dans l’indistinction qui doit prévaloir dans ce domaine.

    C’est peut-être dans cette mutation culturelle que s’enracinent aujourd’hui les vertigineuses difficultés de la transmission. Si les méthodes pédagogiques « innovantes » – qui ont destitué les enseignants aussi bien que les savoirs – portent une responsabilité lourde dans la médiocrité globale du système scolaire actuel, l’essentiel serait advenu sans elle. Elles ne sont que le reflet et la concrétisation à l’intérieur de l’univers scolaire d’un changement d’ampleur, d’ordre civilisationnel, qui s’est produit à l’extérieur.

    Les enseignants savent pertinemment, par-delà leurs différences d’approche, qu’il est très difficile d’inculquer à nombre d’élèves les règles de base du calcul, de la grammaire, de la conjugaison, ou une liste de repères chronologiques. Tous se heurtent à une résistance très difficile à contrer, à un rejet général et banal, issu d’un moment civilisationnel à peu de chose près incompatible avec les nécessités de la transmission. Les heures de soutien, l’étude répétée fréquemment de chaque règle n’y changent pas grand-chose. L’individu-roi estime spontanément superflu ou insupportablement contraignant l’ensemble de ce savoir, dont l’absence de maîtrise se révèle parfaitement compatible, selon un renversement spectaculaire, avec le souci aigu du respect qui lui est dû.

    L’individu antisocial, et après

    Il y a aujourd’hui urgence à dépasser l’individualisme contemporain, pour mettre en échec sa dimension antisociale. Gauchet y insistait déjà en 1985. « Il est devenu pour tous impossible d’ignorer la contradiction qui hurle entre la formation des hommes et les impératifs de survie culturelle autant que matérielle qui, bon gré mal gré, s’imposent à nous », affirmait-il, alors qu’il n’avait sous les yeux que le commencement de l’évolution qui allait aboutir au déclin actuel.

    Il précise en outre, point capital, qu’il n’y a pas de sens à souhaiter un sursaut en forme de restauration d’un ordre antérieur : « On ne revient pas sur un mouvement comme celui qui a emporté les formes traditionnelles d’assujettissement au groupe, de la famille, à la patrie, pour consacrer le règne des autonomies subjectives ».

    En revanche, puisqu’on « ne fonctionne effectivement comme individu qu’à condition de posséder en profondeur sa société », il faut tenter de raviver le principe d’autorité au sein de l’école, « une autorité sociale sans complexe, mais pour établir et conforter l’autonomie des personnes ». Cette autorité ne peut en aucune manière, sauf à échouer piteusement, revêtir la forme ancienne exigeant soumission inconditionnelle, respect a priori de l’institution et de la hiérarchie. Elle doit, tout au contraire, puiser sa légitimité dans la maîtrise des savoirs par ceux qui sont chargés de les transmettre, savoirs dont il faut faire comprendre et sentir la portée émancipatrice à ceux qui les reçoivent.

    C’est parce que le savoir libère, parce qu’il élève l’individu, que celui-ci doit souhaiter l’acquérir. À ce sujet, Gauchet insiste, à rebours des théories pédagogiques dominantes, sur l’importance primordiale du lien interpersonnel dans la transmission. L’enseignant n’est pas l’individu neutre chargé de mettre à portée des élèves un stock de connaissances désincarnées en misant sur son décentrement ; il est, tout à l’inverse, un être nourri et façonné par ce savoir, une preuve vivante du pouvoir sur soi que confère sa maîtrise. La magie de l’enseignement réside précisément dans la découverte de la puissance du savoir que l’on s’incorpore, puissance d’agir sur soi et sur le monde, dont découle l’aspiration à la ressentir.

    « Qui n’a fait l’expérience du rôle déterminant dans un quelconque apprentissage de la rencontre avec l’individualité d’exception qui possède existentiellement son sujet et s’y meut à l’aise ? », écrit Gauchet. « On apprend, au contact de cet exemple, la possibilité d’une certaine position à l’égard du savoir, d’une certaine relation avec lui, faite d’identification subjective et de distance, nourries de la liberté que procure la maîtrise ». C’est donc « le rapport subjectif de l’enseignant au savoir qui fait en vérité l’efficacité de l’enseignement ».

    C’est la qualité de ce rapport qui seule peut conduire l’élève à se soumettre volontairement à l’autorité de l’enseignant, au nom de ce que cette subordination acceptée lui apportera en retour, c’est-à-dire « l’accès à cette mise en forme successive de l’expérience humaine par le travail sur l’expression qu’il faut bien nommer culture », l’accès « à un système de repères constitutifs d’une identité qui n’a de sens, d’entrée, que par sa transcendance radicale au regard de l’inscription individuelle et qui n’a d’intérêt que par sa puissance perçue à commander d’avant et d’ailleurs votre destin ».

    C’est ce déni de « la transcendance pratique des savoirs » qui met à nu la catastrophique erreur de perspective du paradigme pédagogiste. Expression de « l’idéologie individualiste en sa version la plus rigoureuse et la plus aveugle », il se nourrit de l’idée qu’« il existe un chemin intérieur par lequel le sujet […] se saisit de l’objectivité du monde et des acquis de la culture sans en subir la contrainte », quand l’acquisition de cette culture suppose un effort sur soi éprouvant impossible à entreprendre si l’on n'a pas la chance d’en contempler au quotidien la finalité chez autrui.

    La réhabilitation des savoirs, l’importance capitale du lien interpersonnel dans la transmission, la nécessité d’articuler la norme individualiste et l’inscription civique et sociale des élèves par l’exercice d’une autorité rénovée, tout ceci ne se décrète pas. La prise de conscience, si elle intervient, ne pourra produire ses effets que dans la durée. C’est l’horizon des décennies à venir.