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"La panthéonisation à rebours de Missak Manouchian par les faussaires de la République française"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
La résistance ne se délègue pas. Nous avons toujours à affronter les violences de notre temps au lieu exact où elles se déchaînent, et ce combat, qui engage ultimement nos corps, ne peut être qu’une reprise de la puissance d’agir par chacun de nous. C’est pourquoi ce type de commémorations, la panthéonisation du couple de résistants Manouchian que s’est offerte le 21 février dernier Emmanuel Macron, perd tout sens dès lors qu’il est mis en scène par le pouvoir le plus anti-français, le plus répressif et le plus morbide de la 5ème République. Harold Bernat offre une réflexion puissante sur la résistance vécue et sa fétichisation sur QG
Un jour viendra où les hommages aux morts retrouveront un sens et une dignité en France. Nous en sommes évidemment très loin. Le dernier en date, ce mercredi, au Panthéon, a encore été l’occasion, avec en maître des simulacres le plus anti-français des présidents français, de nous rappeler cruellement l’imposture humaine et la vacuité politique dans lesquelles nous sommes tombés depuis des années. Mais cet hommage est certainement le plus cruel de tous, probablement le plus insultant aussi pour la mémoire des hommes et des femmes honorés en ce 21 fevrier 2024.
Il est vrai que la panthéonisation de Missak Manouchian et avec lui de ses camarades de combat est un événement qui aurait pu être historique si nous n’étions pas plongés dans ce moment de notre histoire nationale. Une panthéonisation à rebours de ce que nous sommes en train de vivre en France ne peut pas être qualifiée d’historique. L’événement sort de cette cérémonie comme distordu, biaisé, faussé. Si nous n’avons pas d’autre choix que d’être les témoins de notre temps, nous sommes les témoins des événements les plus distordus, les plus biaisés et les plus faux. Les plus insignifiants aussi. Nous sommes les contemporains de la fausseté érigée en principe d’administration des hommes. Voilà ce que nous devons affronter. C’est aussi le lieu exact de nos résistances contemporaines.
Un lecteur de Marx et un poète, ce qu’était Missak Manouchian, sait au moins deux choses : nous avons toujours à affronter les violences de notre temps au lieu exact où elles se déchaînent et ce combat qui engage ultimement les corps commence par une résistance des forces de l’esprit. Il n’y a pas de résistance par procuration. Le résistant se bat à la première personne et il meurt seul. Il n’autorise pas qu’un mandataire signe à sa place ou le représente. Il sait aussi que c’est lui et non pas un délégué que l’on viendra chercher dans la nuit. C’est d’ailleurs la raison première de son combat. Il sait, d’un savoir pratique, par expérience de la lutte, que personne ne fera à sa place ce qu’il estime être juste et vrai. Il n’attend pas d’un tiers qu’il se substitue à sa volonté et qu’il agisse à sa place. La résistance est avant tout une reprise en main, à la première personne, de la puissance d’agir, sans médiation. Elle n’est pas la plena potentia agendi sans l’autre, la pleine puissance d’agir à la place de l’autre ou en son nom. Elle est au contraire pleine puissance d’agir pour soi et par soi-même. Avec la résistance naît la solitude de l’action qui se sait irreprésentable. Si je ne résiste pas, si je cède, si je capitule, personne ne résistera à ma place. La résistance ne se délègue pas.
Hommage à Missak Manouchian, Paris 20ème arrondissement, photo Jeanne Menjoulet, 2015
Parler des grandes figures de la résistance c’est déjà prendre le risque de basculer dans le fétichisme politique en oubliant la réalité des vies, c’est encore privilégier la fonction de représentation à l’incarnation vivante. Les pompes funèbres de la République s’y entendent très bien en louanges mortes adressées à des fétiches qui ne répondront jamais. Le croque-mort président sort de son corbillard. Il avance tel un vampire lugubre au milieu des ombres projetées sur la façade. Il suce, en images indifférentes à la vie, le sang de l’histoire pour régénérer sa propre vacuité. Qu’est cet homme qui ne résiste à rien et qui s’adapte à tout sans les hommages de la résistance, sans ces vies qu’il endosse comme des costumes de mort ? Le ventriloque de l’usurpation parle comme si ceux qui l’ont fait, par la magie du suffrage et de l’abstraction électorale, les gens du peuple, n’étaient plus rien. Seul, il adore sa propre image et se voit à travers le prisme de la vie des morts comme agrandi. La représentation des fusillés du Mont Valérien lui offre, pour l’occasion, un costume gigantesque. Il marche dans leur pas, il représente la résistance à lui seul. Le croque-mort, le faux, le suceur d’histoire embrasse la vie la plus héroïque car la plus vraie. C’est toujours la représentation et la délégation que l’on commémore, l’ombre de la vie, jamais la vie elle-même. La vie est irreprésentable, elle se vit. C’est le fétiche qui est objet par excellence de récupération politique, celui qui rend aussi possible tous les outrages et toutes les trahisons, les distorsions les plus fausses. La vie de celui qui a résisté, de celui qui s’est battu jusqu’à la mort, elle, est irrécupérable. C’est aussi la raison de sa mise mort : ne pas donner sa vie à n’importe quel prix.
Qui incarne la résistance ? Non pas la résistance éternelle, celle qui flotte en l’air comme une baudruche mise en scène avec sons et lumières sur des murs en pierre au bénéfice immédiat d’individus qui collaborent en tout. Salauds inclus. Celui qui incarne la résistance est toujours un grand vivant qui refuse qu’on lui vole sa vie. C’est toujours la vie qui résiste en l’homme et c’est aussi pour cette raison que les pires méfaits sont toujours commis par des âmes mortes, des êtres vides et vils, stériles, impuissants à créer du désir. Les maîtres des simulacres sont eux sans consistance ce qui les rend à ce point effrayants aux yeux de ceux qui cherchent la vie en tout. Ce sont les maîtres du formalisme. Dans une conférence donnée à l’Association des étudiants protestants de France le 7 juin 1983 sous le titre « La délégation et le fétichisme politique », Pierre Bourdieu rappelle que dans « le domaine symbolique, les coups de force se traduisent par des coups de forme – et c’est à condition de le savoir que l’on peut faire de l’analyse linguistique un instrument de critique politique. » Les coups de forme sont devenus des grands coups de simulacres, des violences symboliques achevées dans leur fausseté. L’analyse linguistique fait aujourd’hui pâle figure à côté de l’obscénité mémorielle qui se déchaînent partout. C’est ainsi que l’on fait chanter l’Affiche rouge de Léo Ferré en interdisant, en même temps, les drapeaux communistes rue Soufflot. Les drapeaux français avec eux. Alors imaginez les drapeaux anarchistes. La République sociale ou l’anarchisme rouge doivent disparaître pour laisser toute la place des grands hommes à des coups de simulacres qui servent de piédestal au ventriloque usurpateur. Plein de vide, gonflé de fatuité, le croque-mort de la République bafouée récite un texte aux antipodes de sa politique brutalement anti-sociale. On s’étonnera en vain du terrible grand écart, on protestera longtemps contre la fausseté politique de cette malversation. L’apparatchik, version cabinets de conseils et UE, l’antipatriote, le traître aux intérêts supérieurs de la nation est un médiocre qui cultive l’imposture légitime. Il est en place pour exténuer le sens et rendre toute référence à la vie impossible. Il n’y a pas que du cynisme chez ces hommes de la mise en spectacle mais une véritable identification pathologique à ce qu’ils ne seront jamais. Ils jouissent de l’image et cela leur suffit. A une condition : aucune incarnation ne doit leur rappeler la vie qu’ils parasitent.
A 18 ans, alors qu’il est encore pensionnaire à l’orphelinat au Liban, avant son embarquement pour la France, Missak Manouchian écrit un poème. Ce poème sera publié dans un recueil intitulé Ivre d’un grand rêve de liberté. Le journal L’Humanité a eu raison de rappeler ce texte cette semaine à notre mémoire car il rend visible le cœur de tout acte de résistance. Il y est évidemment question de désir et de liberté. Il se termine en évoquant la vie : « Le désir est infini et semblable à cette mer illimitée / Inexplicable, comme le mystère insondable des ténèbres… / Je désire jouir de la lumière de la sagesse et de l’art, et du vin / Et arracher dans le grand combat de la vie de précieux lauriers… » La vie n’est pas adaptation de l’intérieur au dehors, collaboration enténébrée avec le plus médiocre qui s’imposerait brutalement à nous au prix de nos jouissances et de notre sensibilité mais incorporation du dehors à nos exigences vitales. Volonté de puissance en somme. Acheminement de la vie vers toujours plus de vie et de volonté. C’est dans cette force vivante que le résistant Missak Manouchian ira certainement puiser sa détermination aux pires moments de la lutte. Il n’y a que des spectres moribonds, des baudruches gonflées d’images pour se figurer que l’on puisse confier à des simulateurs morbides et des usurpateurs ce qui ressort de la vie sans tout salir. Avec son ton odieux et son faux air d’employé des pompes funèbres, le lugubre président mobilise des images de la résistance qu’il réfute dans ses décisions soumises aux puissants depuis des années. Ne reste qu’une immense salissure, de Ferré, de Manouchian et d’une liberté bien trop réelle pour ces fantômes qui parasitent la vie des autres.
Mais il faut aller plus loin encore pour comprendre la profondeur du dégoût partagé. Que vaut un hommage où l’on aurait honte de revoir vivants ceux que l’on honore ? Car si Missak Manouchian, poète et combattant de la vie, combattant parce que poète, est mort pour la patrie qu’avons-nous à lui offrir en guise de prolongement ? Un grand vide répressif ? Une police héritière de Vichy qui cogne aveuglément sur des porteurs de drapeaux ? Des âmes grises qui parlent de la guerre avec une légèreté insoutenable ? Des enfants ensevelis sous des tonnes de bombes sans que cela n’émeuve plus que ça ? Des hommages de faussaires à défaut de combats avec au premier rang des gens qui se regardent et tapent comme des sourds sur tous ceux qui les voient ? On retiendra le communiste, n’oublions pas le poète. Et si la première de toutes le résistances commençait par là : la vie des mots. Ces mots vampirisés, ces mots volés, usurpés, spoliés, récupérés. Et pourtant, à la fin, il ne reste que ça pour rappeler la vie aux lugubres faussaires. « Réarmement démographique », le vampire a osé. Plus ils parlent de vie et plus ça pue la mort, la guerre et les massacres. Les résistants le savaient, eux qui en sont morts, eux qui voulaient vivre. « Un grand soleil d’hiver éclaire la colline / Que la nature est belle et que le cœur me fend / La justice viendra sur nos pas triomphants / Ma Mélinée, ô mon amour, mon orpheline / Et je te dis de vivre et d’avoir un enfant. » (Léo Ferré, L’Affiche rouge).
Harold Bernat