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Les fossoyeurs de la paysannerie française

agriculture

Lien publiée le 1 mars 2024

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://comptoir.org/2024/02/19/les-fossoyeurs-de-la-paysannerie-francaise/

Le mouvement de révolte des agriculteurs qui traverse actuellement l’Europe peut d’ores et déjà être qualifié d’historique. Par sa vigueur, sa dimension internationale, le dépassement des hiérarchies syndicales par leurs bases, il est sans conteste le mouvement le plus significatif depuis l’instauration de la PAC. L’occasion pour nous de nous pencher sur les causes profondes du déclin économique et politique de la paysannerie française.

Les difficultés qui assaillent aujourd’hui le monde agricole sont si nombreuses qu’il serait vain de vouloir en faire une liste exhaustive : baisse des revenus, inflation, inégalité dans la perception des aides publiques… Parmi tous ces sujets, le système de libre-échange instaurés par les traités européens a été largement débattu et dénoncé dans l’espace médiatique et dans les revendications des organisations agricoles. Nous verrons que, si l’Europe a une part indéniable de responsabilité dans la situation actuelle, l’essentiel du problème réside dans la structure même du système de développement agricole.

La libéralisation des rapports de concurrence, induite par la réforme de la PAC en 1992, la fin des prix garantis, et les différents accords de libre-échange signés entre l’Union Européenne et d’autres pays exportateurs (Canada, Mexique, Ukraine…), ont jeté les agriculteurs français sur un marché international dérégulé, dominé par des grands groupes agro-industriels, et qui favorise une production de masse et spécialisée. Cette injonction permanente à la productivité et à la « compétitivité » oblige les agriculteurs à toujours chercher à accroître la surface de leurs exploitations, à embaucher toujours plus de main-d’œuvre, à investir dans des infrastructures et des équipements toujours plus lourds, les précipitant au passage dans le piège du surendettement.

Documentaire Infrarouge La Nouvelle Clé des champs

Or, parallèlement à cette lutte pour leur survie économique, les agriculteurs sont asphyxiés par les réglementations européennes et françaises. Celles-ci, décrétées sous le couvert faussement vertueux de la lutte contre le réchauffement climatique, ont surtout l’ambition plus prosaïque de trouver de nouvelles sources de revenus pour alimenter les coffres publics : projet de réduction des cheptels bovins et de rachat forcé des terres par le gouvernement Rutte aux Pays-Bas, fin des exonérations de taxes sur les véhicules et le carburant en Allemagne et en France. Il est malhonnête et trompeur de faire de l’écologie la cause profonde du malaise agricole ; mais ces politiques dites « de développement durable » ont été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase de la colère paysanne partout en Europe. À plus juste titre si l’on considère le fait que la plupart de leurs concurrents étrangers sont loin d’être soumis au même cadre normatif qu’eux, ce qui les rends plus attractifs sur le marché international du négoce.  L’UE et ses États membres empêchent les agriculteurs de tirer leur épingle du jeu de la libre concurrence qu’ils ont eux-mêmes instaurés.

Résultat : de plus en plus d’exploitants, à défaut de pouvoir se dégager un revenu décent ou simplement de pouvoir rentabiliser leur activité, mettent la clé sous la porte et sont rachetés par plus gros qu’eux. Ceux qui restent sont contraints de repasser en agriculture conventionnelle – pour ceux qui s’étaient lancés dans le biologique – avec ce que cela implique d’utilisation de machines et d’intrants, et travaillent au profit de leurs créditeurs : la banque, et ce que l’on appelle les entreprises de l’aval, négociants et industries de transformation alimentaire (les deux se confondant souvent).

Négociants et industriels contre les producteurs

Car qui, au bout du compte, se taille la part du lion dans ce système ? Ce n’est pas, on l’a vu, le producteur ; ce sont ceux que l’on désigne sous le nom d’intermédiaires, c’est-à-dire le distributeur, l’industriel, et dans une plus large mesure encore, le négociant, le grossiste. [1]

Jouant de la concurrence entre producteurs français et étrangers, profitant de la tendance à la baisse des cours mondiaux (notamment des céréales), les entreprises de l’aval se retrouvent en position de force dans leurs rapports marchands avec les producteurs, augmentent leurs bénéfices au détriment des exploitants, se permettant même d’acheter les matières premières en dessous du prix de revient. Et les maigres mesures mises en place par les États pour tenter de mettre fin à ce système de spoliation, comme la fameuse loi Egalim, n’ont manifestement pas atteint leurs objectifs. En effet, si pendant la période 2021-2022, marquée par une forte tendance inflationniste, la marge brute des producteurs a légèrement progressé, ce phénomène est lié à la hausse des prix des matières premières et pas à une meilleure répartition de la valeur ajoutée, et la part revenant au producteur dans le prix final des produits agricoles est reparti à la baisse en 2023. [2]

Il est également essentiel de rappeler que, en plus de leurs activités de négociants et/ou d’industriels de l’agro-alimentaire, ces « oligopoles » sont souvent eux-mêmes grands exploitants, agrandissant leurs domaines au fur et mesure qu’ils rachètent leurs concurrents plus infortunés. L’exemple le plus éclatant est bien sûr celui du groupe Avril, véritable géant du secteur agro-industriel, propriétaire de marques telles que Lesieur ou Puget, présent dans une vingtaine de pays, et dont le président n’est autre qu’Arnaud Rousseau, président de la FNSEA et représentant autoproclamé des griefs du monde agricole. On comprend facilement la rapidité avec laquelle la FNSEA a appelé à la fin du mouvement social et la levée des blocages, une fois obtenues de vagues promesses du gouvernement d’accéder à leurs revendications, qui pourraient se résumer ainsi : « Donnez-nous plus d’argent public, ne touchez pas au système qui nous enrichit, et laissez-nous polluer en paix. »

Ainsi est organisée l’exploitation du travail agricole par les oligopoles, par ces latifundiaires modernes qui trempent tour à tour dans la production à grande échelle, le négoce, la finance et l’industrie de transformation. Ces gens qui, au final, se satisfont bien de la disparition de la paysannerie, jusqu’au sein même de son espace naturel et historique : la ruralité.

Dépossession économique et déclin politique

Ce système d’aliénation généralisée a accentué la chute du nombre d’exploitants, mouvement déjà bien entamé par la mécanisation croissante du travail agricole. Ils étaient 389 000 lors du dernier recensement agricole de 2020, contre 1.7 millions en 1970, et ne représentent plus aujourd’hui que 1.5% de la population active [3]. D’une activité familiale et communautaire, l’agriculture est devenue une profession de plus en plus individuelle ; 37% des conjoints d’agriculteurs travaillent hors de l’exploitation, le plus souvent dans un autre secteur de l’économie [4].

Cet effondrement numérique a entraîné le déclin politique de la paysannerie, qui jusqu’au début du siècle dernier représentait encore la majorité de la population. Elle ne constitue plus aujourd’hui qu’une fraction infime du corps électoral, et a donc perdu tout intérêt aux yeux de la classe politique – sauf, bien sûr, quand arrive le temps des élections, où les candidats s’empressent d’aller serrer des pognes au Salon de l’agriculture.

Documentaire Nous Paysans (2021)

Un phénomène de déclin qui se constate également au niveau local, dans les petites et moyennes communes. La paysannerie était autrefois au cœur de la vie de ces localités, dont elle constituait la grande majorité des habitants. Tous les rapports sociaux, politiques, culturels et communautaires du village ou de la bourgade était liés d’une manière ou d’une autre aux aléas de la vie agricole. Tout ceci est désormais terminé : les paysans ont été remplacés par des employés du tertiaires, des professionnels libéraux, des anciens citadins reflués vers la campagne par les prix de l’immobilier et la piètre qualité de vie. L’agriculteur n’est plus qu’une composante parmi d’autres d’une ruralité elle-même à l’agonie.

Déclassé politiquement, économiquement, socialement, l’agriculteur est la victime sacrificielle de la mondialisation, le rebut d’une société qui, du moins le crois-t-elle, n’a plus vraiment besoin de lui. Le cri de révolte qui retentit en ce moment à travers l’Europe est, au fond, celui d’un monde qui refuse de disparaître.

« Les exploitants agricoles ne représentent plus aujourd’hui que 1.5% de la population active. »

Pas de pays sans paysans

Quelles perspectives, alors, pour l’agriculture et la paysannerie en France et en Europe ? Disons-le clairement, elles ne sont guère prometteuses, tant que perdurera le système d’exploitation du travail agricole ; mais les possibilités existent de remettre en cause cet état de fait.

La première chose à faire est de liquider l’hégémonie syndicale de la FNSEA. Le monde agricole ne peut plus accepter que ses intérêts soient représentés par ses fossoyeurs. L’action largement autonome des bases militantes et la défiance des agriculteurs vis-à-vis des hiérarchies syndicales lors du mouvement social autorisent sur ce plan-là un certain optimisme.

Ensuite pourra-t-on s’attaquer à la refonte du système de développement agricole. D’abord recouvrer notre souveraineté alimentaire, en sortant de la PAC et des traités européens de libre-échange. Puis mettre fin à la prédominance des entreprises de l’aval dans les rapports de concurrence, briser le pouvoir des latifundiaires : en interdisant l’achat des denrées en dessous du prix de reviens, en favorisant les petits exploitants et l’agriculture biologique dans la politique de financement public, en associant les producteurs au processus de distribution via les coopératives agricoles.

Des membres du syndicat paysan « La Confédération paysanne » manifestent contre l’accaparement des terres agricoles, à Murs, dans l’Indre, le 29 août 2018. Crédits : AFP – GUILLAUME SOUVANT

Enfin, il s’agit de repenser la place de la paysannerie dans notre tissu social et économique : peut-on vraiment considérer comme durable un modèle qui fait reposer la tâche essentielle de nourrir toute une population sur un si faible nombre d’exploitants ? Les enjeux écologiques de notre temps sont-ils compatibles avec la conception productiviste de l’agriculture moderne ? L’agriculture elle-même doit-elle être considérée comme un secteur économique comme les autres, ou au contraire doit-elle d’abord incarner une fonction sociale, génératrice de liens communautaires et territoriaux, et devenir source d’émancipation par l’accès à la propriété et à l’autosubsistance ?

« Déclassé politiquement, économiquement, socialement, l’agriculteur est la victime sacrificielle de la mondialisation. »

Ces questions devront trouver leurs réponses dans une réflexion plus globale. Car si, comme le dit le slogan entendu dans les manifestations, il n’y a pas de pays sans paysans, on ne refera pas une paysannerie sans une transformation radicale de l’ensemble de notre modèle social et économique. Ni la terre, ni ceux qui en vivent, ne seront libres tant que durera le règne du capital mondialisé.

Timothé Legrand

Nos Desserts :

Notes :

[1] Matthieu Ansaloni et Andy Smith, L’expropriation de l’agriculture française, éditions du Croquant, 2021

[2] Observatoire française des prix et des marges / France AgriMer, Rapport au parlement, 2023

[3] Agreste / Insee

[4] Hervé Le Bras et Bertrand Schmitt, Métamorphose du monde rural, Quae, 2020