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Militer dans la clandestinité sous Senghor, s’engager pour le panafricanisme populaire
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://www.contretemps.eu/eugenie-rokhaya-aw-senghor-panafricanisme/
Entretien avec Florian Bobin et Maky Madiba Sylla. Un regard féministe
Emprisonnée sous le régime de Léopold Sédar Senghor, Eugénie Rokhaya Aw a été une militante active de la gauche révolutionnaire sénégalaise qui a lutté clandestinement pour la démocratisation du pays et l’émancipation populaire dans les années 1970. Un an après sa disparition, en juillet 2022, son témoignage éclaire les combats de plusieurs générations héritières des indépendances africaines.
« Pendant très longtemps nous n’avons pas parlé, nous nous sommes tus, peut-être par pudeur, pour ne pas déranger les autres ; parce que, mine de rien, nous avions une souffrance que nous continuions à transporter avec nous. Tout est encore vivant, enfoui, mais en disant, en entendant les autres le dire, la mémoire refait surface. » Cet après-midi d’octobre 2019, à la tribune d’une salle de l’Université Cheikh-Anta-Diop de Dakar, Eugénie Rokhaya Aw raconte ses souvenirs de la clandestinité politique imposée par l’État-parti au Sénégal dans les années 1970 sous le président Léopold Sédar Senghor : cloisonnement, intimidation, arrestation, torture. Un an plus tard, elle acceptait de nous accueillir chez elle, à Dakar, pour un entretien filmé dans le cadre du tournage de notre documentaire en cours de réalisation, Le Sénégal révolutionnaire.
Née en 1952 à Paris d’une mère martiniquaise et d’un père sénégalais, Eugénie Rokhaya Aw participe au début des années 1970 au développement du mouvement étudiant à l’université de Dakar dans le sillage de Mai 68, où le retour d’étudiants sénégalais en France comme Landing Savané et Omar Blondin Diop contribue à l’essor des idées maoïstes[1] : en 1974 naît le front anti-impérialiste And Jëf (« Agir ensemble », en wolof), à l’initiative du journal Xare Bi (« La lutte », en wolof). Dans le même temps, jeune journaliste, Eugénie Aw s’efforce de documenter les conditions de travail des femmes ouvrières, à qui elle dispense des cours d’alphabétisation.
Au cours des années 1980, elle accentue son engagement panafricaniste et internationaliste, participant à la deuxième conférence internationale des femmes de Copenhague ; couvrant plusieurs conflits armés sur le continent africain ; rencontrant le président Thomas Sankara pour un entretien sur les femmes dans la révolution burkinabè ; s’engageant dans la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud. Après une thèse au Québec consacrée à la parole des femmes rwandaises post-génocide des Tutsis[2], elle rentre au Sénégal au début des années 2000 pour enseigner à l’école de journalisme de l’université de Dakar, avant d’en prendre la direction, de 2005 à 2011.
Eugénie Rokhaya Aw nous a tristement quittés le 3 juillet 2022. Yàlla na suuf sedd ci kaawam (« Que la Terre lui soit légère »).
Florian Bobin
***
« Tout était dirigé vers le mouvement »
Eugénie Rokhaya Aw : À l’université, j’ai commencé par faire médecine, mais ça ne marchait pas, donc je suis allée en philosophie. Grand écart. C’est là où tout ce qui était marxisme-léninisme, toutes tendances confondues, se retrouvait. Et c’est comme ça que j’ai été accrochée par cette idée de renversement de perspective ; que c’était possible de changer l’État, de changer la société et de la transformer radicalement. Je n’étais pas d’accord avec la discipline. Je n’étais pas d’accord avec l’autorité. Et je le faisais savoir. Ça créait énormément de troubles dans les salles où je me trouvais. Mon décalage – je suis africaine, occidentale et antillaise – fait que je peux me permettre de faire des choses que d’autres ne feront pas.
Exemple : grève à l’université, la police boucle tout, mais il faut qu’on rentre des tracts. C’est moi qui vais les faire rentrer. Et il faut passer le message aux étudiants qu’on est en grève. C’est moi qui vais le passer, parce que j’arrive comme la bonne petite Occidentale. On m’a donné des choses à lire. Et, petit à petit, j’ai été intégrée à des cellules. Puis à des groupes. C’est comme ça que je suis rentrée dans le mouvement.
Le mouvement ?
On était de la mouvance « mao », on savait tout sur le Petit Livre rouge. Parce que la « pensée Mao Tsé-toung » pensait justement au monde paysan, montrait le lien entre le monde rural et le monde urbain[3]. En même temps, il y avait quand même une pensée locale : tout ce mouvement qui allait dans les campagnes, qui allait rencontrer des paysans, qui vivait la vie des paysans ; ce travail au niveau des usines qui a permis d’alphabétiser un certain nombre de personnes ; ce travail culturel qui a été fait – que ce soit le théâtre, le chant, la poésie ; cette recherche de nos héros oubliés comme Lamine Senghor ; ce travail du mouvement populaire, en particulier sportif ; ce travail auprès des jeunes exclus de l’école que nous avons essayé de présenter indépendamment au baccalauréat.
À cette époque, seul le parti au pouvoir, l’Union progressiste sénégalaise (UPS), étant autorisé, les partis d’opposition devaient s’organiser clandestinement. Comment vous êtes-vous structurés ?
Il y avait différentes strates au niveau de And Jëf, et vous pouviez passer de l’une à l’autre. Ça veut dire que vous avez une cellule déterminée, vous avez un correspondant de la cellule et vous n’avez pas de lien avec d’autres cellules. Il y avait un cloisonnement extrêmement important entre les groupes. Ensuite, quand vous arrivez à un niveau supérieur, vous découvrez les liens qui peuvent exister entre cellules. Ce que la clandestinité signifiait, c’était avoir une vie normale et travailler le jour, et en avoir une autre le soir. On ne dormait pas beaucoup. Ça signifiait faire attention à ce qu’on disait. Ça signifiait aussi vivre relativement isolé. Et même quand vous aviez une famille, ça signifiait aussi que tout était dirigé vers le mouvement. On n’avait pas de week-end. Quand j’avais mon salaire, un tiers allait au mouvement, pour donner un minimum de rémunération à ceux qu’on appelait les « révolutionnaires professionnels »[4], établis dans le monde paysan, consacrés totalement à la cause, mais qui n’avaient plus de revenus. Donc toute votre vie était dédiée à ça.
Enquêter sur les ouvrières, militer dans la clandestinité
Beaucoup de dirigeants et de militants ont par exemple utilisé leurs positions de fonctionnaire dans l’organe chargé de contrôler le commerce de l’arachide pour sonder la détresse des paysans et ainsi étendre le mouvement…
Moi, j’ai profité du fait que j’étais journaliste, d’abord à Dakar-Matin, ensuite au Soleil, pour choisir les thèmes que j’avais envie de traiter. Un jour, j’ai proposé à mon rédacteur en chef de faire un reportage sur les femmes ouvrières dans les usines de transformation de poisson au port de Dakar. Je me suis fait embaucher et les patrons étaient très fiers d’avoir « quelqu’un comme moi » qui venait travailler avec les femmes. On appliquait ce qu’on appelle « la ligne de masse », c’est-à-dire que quand on y allait, on vivait leurs vies.
J’ai vu les conditions que les femmes vivaient : des conditions vraiment infrahumaines où, pour aller aux toilettes, vous deviez demander la permission et vous n’aviez pas le droit d’y aller plus d’un certain nombre de fois. Il y avait des rigoles avec l’eau, et le sang du poisson qui coule, et vous, vos pieds trempent dans l’humidité continuellement : la plupart des femmes enceintes ne menaient pas une grossesse jusqu’au bout. La chose la plus horrible : voilà des femmes qui travaillaient quelquefois depuis plusieurs années dans ces usines, mais [qui] tous les jours étaient réembauchées comme des journalières. Aucun droit. J’ai donc fait tout le travail qu’il fallait et j’ai fait mon article.
Comment a réagi la direction de l’usine ?
Merci à la personne qui me supervisait, parce que l’article a tellement choqué que les patrons sont venus au journal et ont dit : « Non, il faut qu’elle fasse un démenti. » J’ai rétorqué : « Je refuse, jamais de démenti. » La personne qui a revu mon article m’a ensuite appelée : « Regarde, Eugénie, ce que tu as écrit et regarde ce que j’ai corrigé. Personne ne peut dire que tu parles de cette usine, mais tout le monde sait que c’est de cette usine que tu parles. » Par la suite, ça nous a permis de revenir voir ces femmes-là, d’aller dans le désert – c’était un désert à l’époque, il n’y avait rien de Pikine à Guédiawaye. Et ces femmes marchaient pour venir travailler, n’avaient aucun moyen. Ce que je trouve extraordinaire avec ces femmes-là, c’est qu’à aucun moment je ne me souviens qu’une m’ait dit : « Tu nous racontes des histoires. »
Pendant ce temps, vous poursuivez votre militantisme dans la clandestinité…
On savait tout, tout, tout de ce qui se passait au Vietnam avec la torture. Tout dans le détail. On récitait « Dimbokro Poulo Condor »[5]. On avait des livrets avec toutes les expériences possibles et imaginables. On a vécu la répression par procuration. On se mettait dans la peau des militants vietnamiens qui avaient résisté à des choses vraiment horribles, infrahumaines. On était devenus ces résistants vietnamiens. Mais quand vous vous trouvez en situation, c’est autre chose.
Dans les geôles de Senghor
Le mouvement ne tardera pas à être touché de plein fouet lorsqu’en 1975 la police intercepte votre journal clandestin Xare Bi…
Un soir, ils débarquent chez moi. J’aime bien dire « ils » parce que, pour moi, ce sont des gens indéterminés. Ils emmènent celui qui à l’époque était mon mari. Le chef me demande un verre d’eau ; je lui en donne un et je casse le verre devant lui. Ils s’en vont. Le lendemain matin, ils viennent me chercher. Ils m’emmènent dans une annexe du ministère de l’Intérieur. Là, ils me font monter à l’étage et me menacent. Ils m’emmènent mon mari, que je n’ai pas reconnu : il avait la tête qui avait doublé de volume, des ongles ensanglantés. Sous-entendu : « Tu parles, ou voilà quoi… » Et pourtant, il a fallu résister. Je voyais sa souffrance, mais je ne devais pas montrer que j’étais affectée, parce que je savais que c’est ce qu’ils attendaient. Je leur ai dit : « Vous me faites ce que vous voulez, je vous préviens : je suis enceinte. S’il m’arrive quoi que ce soit, vous en serez responsables. » Finalement, on m’emmène au commissariat central, au dernier étage, et ils ont torturé les gars. C’étaient souvent des anciens d’Algérie ou du Vietnam.
Un jour, je ne me sentais pas bien et j’ai demandé à aller à l’hôpital pour faire des examens. On m’y a emmenée, mais à mon retour je ne me sentais toujours pas bien. On m’a fait une piqûre antihémorragique. Quand il fait humide, je la ressens toujours cette piqûre. Et le soir, plop ! J’ai tout perdu. J’ai dû me mettre sur le matelas pour ne pas tout ensanglanter. Ça coulait. J’entendais vaguement des cris, mais je me suis vidée de mon sang. Tu n’appréhendes pas jusqu’au bout la logique de l’État, qui peut être un État assassin. C’est quand j’ai fait ma fausse couche que j’ai eu le sentiment que j’étais en train de m’en aller. C’est grâce à mes compagnons qui étaient en prison, et aux prisonniers de droit commun qui se sont révoltés dans la salle où j’étais, qu’on m’a sortie de là, en sang. Il semblerait que Senghor ait dit, lorsqu’il a appris ce qui m’était arrivé : « Surtout qu’elle ne meure pas. » C’est à ce moment-là que j’ai compris qu’ils avaient tué [Omar] Blondin Diop.
Comment avez-vous vécu la sortie de prison ?
Là où je me suis dit qu’on est bien dans un monde de machos, c’est après la prison, quand on n’avait plus de revenus : les hommes qui sortaient de prison avaient 10 000 francs CFA et moi j’en avais 5 000. Donc, j’étais la moitié d’un militant. Et puis, en même temps, c’était comme dans les partis traditionnels, vous aviez le « mouvement des femmes ». Aujourd’hui, j’aurais dit : « Non, les femmes doivent être fondues dans le mouvement en général, on n’a pas besoin d’un mouvement des femmes, sauf s’il y a des questions très spécifiques que nous devons traiter, nous comme femmes. » Évidemment, il y avait des formes de prédation : si on pouvait vous avoir, on vous avait. On essayait toujours. Comme si vous aviez besoin de la protection d’un grand militant. Mais on n’est pas indépendants des rapports sociaux que produit notre société.
Une autre chose que j’avais remarquée, plus dans le mouvement populaire : nos amis venaient très souvent de la même origine ethnique ou de classe que nous. Et je me souviendrai toujours que celui qui faisait le thé, c’était quelqu’un qui était « casté ». Ça m’avait interpellée. Je ne suis pas sûre que des camarades le voyaient. Ils le voyaient comme un camarade comme eux, qui était content de faire le thé, ce qui était probablement vrai. Mais il y a quelque chose, là : cette reproduction de la société, des règles sociales, qui était quand même un peu dérangeante dans un mouvement qui se disait révolutionnaire.
« On accepte plus d’un homme qu’il parle que d’une femme »
Dans notre recherche, peu de femmes acceptent de témoigner de leur expérience dans la clandestinité. Comment expliquez-vous cela ?
Il y a beaucoup de pudeur. Il y a eu beaucoup de souffrances. Déjà, même pour les hommes, c’est difficile. Il y a beaucoup de choses qui sont prégnantes dans nos sociétés qui font que des gens ne veulent pas parler. Mais on accepte plus d’un homme qu’il parle que d’une femme. Nous, on est censées être dans l’espace privé domestique. Les femmes ont été plus stigmatisées que les hommes. Quand on te dit : « Non, non, non, ce n’est pas ton rôle de faire ce genre de choses, de sortir dans une cellule et de revenir à minuit, 1 h du matin, 2 h du matin, ou quelques fois de ne pas revenir de la nuit. Il y a un problème. Tu dois avoir un époux, tu dois avoir des enfants. » Il y a toute cette structure sociale qui fait que de le dire, c’est très compliqué.
Quand on les voit aujourd’hui, la manière dont elles sont habillées, je vois bien que ce sont des femmes qui sont immobiles. C’est trop de souffrances dont on ne veut pas parler, dont on a peur de parler, qu’on n’a pas réglées. L’engagement militant a déchiré des familles. Or, traditionnellement, nous, on est censées faire du lien. Parfois, ce sont les enfants qui, eux-mêmes ayant souffert de l’engagement, bloquent l’écriture de cette histoire. Et dès qu’on veut en parler, tout de suite une levée de boucliers.
Parallèlement au militantisme, vous entamez une carrière de journaliste dès 1970…
Quand j’ai commencé à écrire pour le quotidien national Dakar-Matin, devenu Le Soleil, j’étais la seule femme journaliste. Mais c’était aussi étonnant d’arriver dans le journal de l’État, du gouvernement, et d’avoir une telle qualité d’encadrement. J’ai eu la possibilité de faire des choses qui m’intéressaient : travailler sur la condition des femmes. Et de subvertir ces sujets-là. Quand on parle de la question des femmes, on va vous donner les sujets qui concernent le panier de la ménagère, la nutrition, les épouses des présidents en visite au Sénégal…
La subversion, c’est de rendre politiques toutes ces questions-là. Par exemple, je prenais des pays révolutionnaires, j’apprenais les luttes des femmes du FLN [Front de libération nationale, Algérie], de l’ANC [African National Congress, Afrique du Sud] de la Swapo [South West Africa People’s Organization, Namibie], de la Zanu [Zimbabwe African National Union, Zimbabwe], puis je mettais leur histoire dans le journal. Nutrition ? J’écrivais sur comment retrouver et revaloriser nos plats traditionnels. Ce n’est pas pour les articles que j’écrivais que j’ai été chassée du Soleil, mais après mes problèmes politiques
« Sankara avait tout compris »
Après votre licenciement du Soleil en 1976, vous rebondissez rapidement à Afrique Nouvelle, journal catholique ouest-africain. Quels thèmes explorez-vous alors ?
À un moment, je me suis vraiment spécialisée sur la question des conflits en Afrique. Je suis allée clandestinement en Érythrée, au deuxième Congrès des travailleurs et des femmes. J’ai aussi travaillé avec des communautés érythréennes du Eritrean People’s Liberation Front à Nairobi, alors qu’on n’était pas sur la même ligne politique. Vous me direz qu’en Érythrée, ça a été l’échec total. Je suis allée partout sur les terrains d’opérations : Congo-Brazzaville, Zaïre [actuelle République démocratique du Congo], Rwanda. J’ai aussi fait une entrevue avec Thomas Sankara : deux heures sur la question des femmes. Sankara était d’une race spéciale. Il avait tout compris, et lui il était dans l’action. C’est chez lui que ça s’est passé. Il m’a pris un petit tabouret, m’a installé l’enregistreur et regardait si j’étais bien. Une vraie réflexion qu’on ne retrouve pas, je pense, jusqu’aujourd’hui. Partout, j’ai essayé de voir vraiment dans le concret la souffrance extraordinaire de nos populations. Tout ça pour des manipulations d’ordre politique. J’ai d’ailleurs fait ma thèse de doctorat sur le génocide au Rwanda et la parole des femmes après le génocide.
Et la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud…
Oui, je me suis vraiment engagée dans la lutte contre l’apartheid. J’ai eu la chance de travailler avec la Conférence des Églises de toute l’Afrique (Ceta), qui avait pour président Desmond Tutu. Donc, évidemment, c’étaient des personnes qui étaient directement engagées dans la lutte contre l’apartheid. J’ai eu l’occasion de travailler avec des radios communautaires et de négocier avec des États africains. Alors qu’on était en période d’embargo, on a fait rentrer des jeunes Sud-Africains noirs dans nos pays pour travailler avec eux sur leurs projets clandestins contre l’apartheid. En particulier au Bénin, en 1992. On voyait leur peur. Comme ils n’avaient pas le droit aux visas, on leur retirait leurs passeports. Un Sud-Africain noir vivant sans passeport, c’est le risque d’être arrêté à n’importe quel moment. On a aussi eu l’occasion de rencontrer des gens exceptionnels comme Coretta King [NDLA : militante des droits civiques afro-américaine et épouse de Martin Luther King Jr.] et Maynard Jackson, premier maire noir d’Atlanta.
Aujourd’hui, que retenez-vous de vos années de lutte ?
On a essayé d’apporter tout ce qu’on pouvait, mais il y a aussi beaucoup de choses qu’on a pensé avoir résolues. Moi, je me sentais beaucoup plus libre, à mon époque, même sous la répression. On a été réprimés politiquement, mais en même temps, par la suite, on a eu une parole relativement libre. Aujourd’hui, je vais être scrutée pour tout : pour les vêtements que je porte, si je bois un verre de vin, si je prends certaines positions. Nous, les femmes, on avait une parole relativement libre, une capacité de nous mouvoir dans l’espace public. Maintenant, de plus en plus, ce terrain-là commence à être perdu.
À une époque, on était tellement alignés sur les thèses chinoises de la « théorie des trois mondes »[6] que je me suis demandée : « Est-ce qu’on peut penser par nous-mêmes ? » Je sais que ça a créé beaucoup de remous. Mais pour moi, c’est peut-être ce tournant qu’on n’a pas été capables de systématiser. Dans le mouvement, il y avait plein d’éléments, d’initiatives, d’innovations qu’on aurait pu systématiser. Peut-être n’avons-nous pas été capables de capitaliser sur tout cela. Nous nous sommes laissés absorber par la répression, puis par l’alternance politique.
Je pense que l’alternance politique a été extrêmement dommageable pour le mouvement[7]. C’est une question dont on aurait dû discuter. Peut-être que ça a été une erreur de dissoudre toutes les structures du mouvement, qu’on aurait dû garder certaines d’entre elles. Le problème, c’est que quand vous restez trop longtemps dans l’opposition et que vous avez des ambitions politiques, vous devenez très vite des politiciens comme les autres. L’exercice du pouvoir politique est un exercice périlleux et qui vous perd. Mais maintenant, il faut bien qu’il y en ait qui l’exercent. Alors, qu’est-ce qu’on fait ?
*
Ce texte, initialement publié dans Afrique XXI, est une version raccourcie d’un entretien paru dans la Revue d’histoire contemporaine de l’Afrique.
Florian Bobin est chercheur en histoire, auteur d’une biographie d’Omar Blondin Diop et éditeur d’une sélection des écrits du philosophe (tous deux à paraître). Maky Madiba Sylla est cinéaste-musicien, fondateur de la boîte de production de films documentaires Linkering Productions et réalisateur du film El Maestro Laba Sosseh (2021).
Photo d’illustration : Florian Bobin & Maky Madiba Sylla.
Notes
[1] Sur Mai 68 au Sénégal, voir : Françoise Blum, « Sénégal 1968 : révolte étudiante et grève générale », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 59 (2), 2012, p. 144-177 ; Abdoulaye Bathily, Mai 68 à Dakar ou la révolte universitaire et la démocratie, Dakar, L’Harmattan-Sénégal, 2018; Omar Gueye, Mai 1968 au Sénégal, Senghor face au mouvement syndical, Paris, Karthala, 2017. Sur la gauche révolutionnaire des « années 1968 », voir : Pascal Bianchini, « 1968 au Sénégal : un héritage politique en perspective », Canadian Journal of African Studies/Revue canadienne des études africaines, 55 (2), 2021, p. 307-329.
[2] Eugénie Rokhaya Aw, « Paroles de femmes rwandaises : de la culture du génocide à la culture de la paix ?, 1994-1999 », Thèse de doctorat, Université du Québec à Montréal, 2001.
[3] Le maoïsme bénéficie d’un écho favorable au Sénégal à partir de la deuxième moitié des années 1960, à l’image de l’éphémère Parti communiste sénégalais (PCS), fondé en 1965 par d’anciens militants du Parti africain de l’indépendance (PAI). Mais c’est au cours des années 1970 que la mouvance se formalise, dans la clandestinité, autour d’And Jëf.
[4] Militants d’And Jëf (une trentaine à la fois en moyenne) chargés d’étendre le mouvement par l’implantation de nouvelles cellules auprès de paysans, d’ouvriers et de syndicalistes : formellement non rémunérés, ils bénéficiaient des cotisations de camarades salariés pour leur vie quotidienne.
[5] Refrain du poème « L’agonie des chaînes » de David Diop dans Coups de pilon (1956, Paris, Présence africaine) : « Dimbokro Poulo Condor / La ronde des hyènes autour des cimetières / La terre gorgée de sang les Képis qui ricanent / Et sur les routes le grondement sinistre des charrettes de haine / Je pense au Vietnamien couché dans la rizière / Au forçat du Congo frère du lynché d’Atlanta ».
[6] Théorie élaborée par le dirigeant chinois Mao Zedong en 1974 présentant une division tripartite du monde : le premier monde étant celui des superpuissances (États-Unis et Union soviétique), le second monde celui des puissances intermédiaires (Europe, Canada, Japon) et le Tiers monde réunissant l’ensemble des autres pays d’Asie (parmi lesquels la Chine), d’Afrique et d’Amérique latine, principale force d’opposition à l’hégémonisme du premier monde, soutenu par le second. Cette théorie est contestée par le dirigeant de l’Albanie, Enver Hoxha, qui refuse de s’aligner sur l’Union soviétique ou sur la Chine, et pour qui l’opposition entre pays « révolutionnaires » et « réactionnaires » demeure la démarcation fondamentale. Se constitue ainsi un « courant proalbanais », auquel adhèrent certains militants maoïstes sénégalais, créant un schisme au sein d’And Jëf.
[7] Après quarante années de gestion de l’État sénégalais par le Parti socialiste (PS), ex-Union progressiste sénégalaise (UPS), l’élection présidentielle de 2000 marque la première alternance de partis au Sénégal. Abdoulaye Wade, dirigeant du Parti démocratique sénégalais (PDS), d’inspiration libérale, bat le président sortant Abdou Diouf et accède au pouvoir grâce à une large coalition de l’opposition constituée au premier plan des leaders historiques de la gauche clandestine des années 1970 (Landing Savané pour And Jëf ; Abdoulaye Bathily pour la Ligue démocratique ; Amath Dansokho pour le Parti indépendant du travail).