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Gramsci, son époque et la nôtre
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https://www.contretemps.eu/gramsci-hegemonie-revolution-douet/
Longtemps pauvre en monographies, la bibliographie française consacrée à Antonio Gramsci est en train de combler son retard. Après la monumentale biographie intellectuelle que lui ont consacrée Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini, l’ouvrage de Yohann Douet, L’hégémonie et la révolution. Gramsci penseur politique (Éditions Amsterdam, 2023), permet d’approfondir la réception de cet auteur capital.
Son auteur, qui a déjà largement publié sur le sujet, se propose à la fois de présenter de façon synthétique les concepts essentiels des Cahiers de prison et de les situer dans les débats contemporains qui ont fait de la référence à Gramsci un enjeu de première importance. L’extrait du chapitre 8 que nous proposons à nos lecteurs·rices est consacré à l’actualité de la pensée gramscienne dans l’horizon qui l’unit à notre présent : celui de la lutte pour l’émancipation comme effort continu de sortie de la subalternité et de conquête de cette hégémonie nouvelle dont l’objectif n’est autre que la société communiste et démocratique.
En raison des profondes différences entre l’époque de Gramsci et la nôtre, il faut se poser frontalement la question de l’actualité de sa pensée. Cet examen est d’ailleurs appelé par son historicisme épistémologique : il souligne en effet que la validité de tout cadre théorique ou de toute notion est conditionnée historiquement et affirme explicitement que le marxisme deviendra caduc une fois la société de classe dépassée. Il ne s’agit pour nous ni de conserver à l’identique ni de rejeter intégralement les perspectives politiques et stratégiques de Gramsci, mais plutôt de se demander dans quelle mesure et en quoi elles pourraient être modifiées ou développées afin d’être rendues adéquates à la situation présente. On reviendra donc dans les pages suivantes sur les raisons de la pertinence contemporaine de l’approche générale de Gramsci, et l’on discutera des principales questions sur lesquelles ses conceptions semblent demander une reformulation, une modalisation, un approfondissement ou une réarticulation.
Sortir de la subalternité
C’est d’abord la conception gramscienne de la subalternité qui apparaît particulièrement actuelle. Cela s’explique entre autres par le fait que les notions gramsciennes de subalternité et d’hégémonie sont assez souples pour aider à penser des luttes émancipatrices de différents types, dont certaines ne sont pas réductibles à la lutte des classes. Parler de « groupes sociaux subalternes » permettait notamment à Gramsci d’analyser la situation de classes dominées qui ne s’identifiaient pas – ou pas encore – comme telles (les masses paysannes, notamment celles du Mezzogiorno, et certaines fractions de la petite bourgeoisie), alors même qu’il était indispensable d’exercer une activité hégémonique en leur direction.
Mais la notion de subalternité s’applique aussi d’une manière éclairante à des questions qu’il a peu étudiées, en particulier à la situation des groupes sociaux subissant une oppression systémique de genre et de race (dans un cadre colonial ou autre)[1]. On ne peut évidemment pas revenir ici sur les différents travaux inspirés de Gramsci et portant sur ces rapports de domination spécifiques, en particulier dans la longue et riche tradition des subaltern studies[2].
On ne donnera donc ici qu’un exemple qui suggère que Gramsci a su mettre en évidence certains traits généraux de la logique immanente à l’émancipation des groupes opprimés. Pensons à ces paroles de « l’Hymne des femmes » (l’hymne du Mouvement de libération des femmes), dont l’affinité avec les réflexions des Cahiers est frappante :
Nous, qui sommes sans passé, les femmes,
Nous qui n’avons pas d’histoire,
[…] Seules dans notre malheur, les femmes,
L’une de l’autre ignorée,
Ils nous ont divisées, les femmes,
Et de nos sœurs séparées.
Est exprimée ici, de façon presque pure, la situation de subalternité telle que la conçoit Gramsci : le fait d’être « désagrég[é][3] », aux « marges de l’histoire », soumis à l’« initiative » des groupes sociaux dominants qui brise toute « tendance à l’unification », n’avoir qu’une histoire « fragmentée et épisodique », qu’un passé obscur et spectral[4].
L’hymne se poursuit ainsi :
Reconnaissons-nous, les femmes,
Parlons-nous, regardons-nous,
Ensemble on nous opprime, les femmes,
Ensemble révoltons-nous.
[..] Le temps de la colère, les femmes,
Notre temps est arrivé,
Connaissons notre force, les femmes,
Découvrons-nous des milliers.
La condition première de l’émancipation des femmes s’avère être leur unification autonome par la reconnaissance réciproque et l’organisation, de sorte à produire un « changement dans la manière d’être[5] », à affirmer leur activité collective subalterne contre « l’emprise et les limites de la force des choses » et celles du système d’oppression, à devenir « dirigeantes et responsables[6] » et, ainsi, à s’ériger en nouveau sujet historique.
Désagrégation et unification
Ce qui rend incontestablement pertinente pour notre époque l’approche de Gramsci, c’est aussi sa sensibilité à la précarité des volontés ou subjectivités collectives qui émergent au sein des masses subalternes et l’importance qu’il accorde en conséquence au travail d’organisation de ces dernières.
Il s’arrête à cet égard sur une anecdote frappante. Durant la guerre de Trente ans, 45 cavaliers hongrois auraient occupé et tyrannisé les Flandres à eux seuls pendant près de six mois, la population désarmée et démoralisée par la guerre ne parvenant pas à leur opposer de résistance. Or, explique-t-il, « il est possible que surgissent à tout moment “45 cavaliers hongrois” là où n’existe pas de système de protection des populations sans défense, dispersées, contraintes de travailler pour vivre, et qui ne sont donc pas en mesure à tout moment, de repousser les assauts, les incursions, les pillages, les coups de main organisés avec un certain esprit de système et avec un minimum de prévision “stratégique” ». Cet exemple indique plus généralement que
dans toute situation politique la partie active est toujours une minorité, et que si celle-ci, quand elle est suivie par les masses, n’organise pas ce mouvement, de façon stable, et est dispersée par une circonstance quelconque propice à la minorité adverse, tout l’appareil s’écroule et il s’en forme un nouveau, dans lequel les anciennes masses ne comptent pour rien et ne peuvent plus se mouvoir ni agir. Ce qu’on appelait « masse » a été dispersé en des dizaines d’atomes sans volonté ni orientation, et une nouvelle masse se forme, même d’un volume inférieur à la première, mais plus compacte et plus résistante, qui a la fonction d’empêcher que la masse primitive ne se reforme et devienne efficace[7].
Gramsci pense vraisemblablement à la destruction des organisations ouvrières et paysannes par le mouvement fasciste puis le régime fasciste, ainsi qu’à la formation corrélative d’une autre volonté collective (plus réduite) en raison de l’organisation par le fascisme de certains groupes sociaux, en particulier la petite-bourgeoisie. Par-delà ce contexte historique déterminé, l’atomisation et la désorientation décrites dans ces lignes résonnent avec la désagrégation socio-politique contemporaine des subalternes.
Mais deux différences importantes méritent d’être soulignées. La première est que, même si la restauration néolibérale a impliqué des moments de lutte frontale et de répression (pensons à la fameuse grève des mineurs britanniques de 1984-1985, sans même parler du coup d’État de Pinochet), le processus d’atomisation des subalternes se déploie aussi, et peut-être surtout, d’une manière plus indirecte et insidieuse : « moléculaire », dirait Gramsci. Les effets de la désindustrialisation, du chômage, de la précarité, de la stigmatisation de l’activité syndicale, du sentiment d’impuissance politique, etc., rongent progressivement les organisations existantes et sapent ou fragmentent leurs bases sociales. Ces processus, en dépit de leur indéniable violence, se déroulent selon une temporalité nettement plus longue que la répression et la reconfiguration hégémonique fascistes qui, en quelques années, ont presque intégralement détruit le mouvement ouvrier. La seconde différence notable est que l’on ne constate pas à l’époque actuelle la formation d’une « nouvelle masse […], même d’un volume inférieur ».On pourrait objecter l’existence d’un « bloc bourgeois » qui se caractérise par une certaine homogénéité sociale et idéologique. Mais, même dans ce cas, les formes d’expression politique sont très fluctuantes, et ce bloc n’est pas structuré par des organisations de masse stables et consistantes – peut-être tout simplement car il n’en a pas besoin, les sommets de l’État jouant au fond ce rôle de représentant et d’organisateur. En d’autres termes, les transformations néolibérales « construisent une hégémonie par désagrégation plutôt que par adhésion », ce qui signifie notamment que, « loin de produire un imaginaire commun, [elles] clivent les classes et les groupes mais aussi les individus[8] ».
Par ailleurs, la configuration néolibérale présente des similarités avec l’américano-fordisme : dans ce cas, Gramsci met les processus socio-économiques au cœur de l’analyse, tout en précisant qu’ils s’accompagnent également d’une « propagande idéologique et politique très habile » et d’un usage parcimonieux de « la force (destruction du syndicalisme ouvrier à base territoriale)[9] ». La différence essentielle réside ici dans la nature des processus socio-économiques en question, puisque le fordisme se caractérise par des hauts salaires, qui permettent de recruter et de sélectionner une main-d’œuvre qualifiée, résistante et disciplinée, et qui sont à la fois un moyen et une conséquence de la modernisation technico-économique et de la rationalisation tayloriste.
Les causes et les modalités de la désagrégation des subalternes à l’époque de Gramsci et à la nôtre sont donc nettement différentes. Pour autant, certaines des réflexions générales qu’il énonce dans le cadre de ses analyses du fascisme conservent toute leur force :
Le politique réaliste, qui sait combien il est difficile d’organiser une volonté collective, n’est pas facilement portée à croire qu’elle se reforme mécaniquement après s’être désagrégée. L’idéologue, qui comme le coucou a mis ses œufs dans un nid déjà prêt et ne sait pas construire de nids, pense que les volontés collectives sont un état de fait naturel, qu’elles naissent et se développent pour des raisons qui tiennent aux choses mêmes[10].
Gramsci prend pour exemple la nation italienne en 1848, qui n’existait qu’à l’état fragmentaire, et précise qu’elle n’était pas une « entité permanente qu’il fallait seulement pousser, par quelques artifices, à redescendre dans la rue[11] ». Mazzini l’avait cru à tort, tout comme il avait commis la faute politique de négliger la guerre de position ; les deux erreurs étaient étroitement liées. Il en va de même dans le cas non de la nation ou du peuple mais de ce sujet politique d’un autre type qu’est la classe ouvrière, ou plutôt l’alliance des classes subalternes sous la direction de la classe ouvrière. Même si elles ne sont jamais absolument désagrégées, fragmentées ou atomisées, et même si leurs luttes contre la domination bourgeoise ne sont jamais réduites à néant, il faut, pour rendre ces luttes cohérentes et former à partir d’elles une volonté collective, une activité hégémonique continue, que l’on peut considérer comme guerre de position. Cette dernière doit du reste être menée tout autant contre les classes dominantes qu’au sein des subalternes qu’il s’agit d’unifier sur des bases autonomes – tout cela formant un seul et même processus.
L’hégémonie aujourd’hui
On le sait, la question de l’unification des subalternes est aux yeux de Gramsci indissociable de celle de l’hégémonie. C’est en définitive derrière l’hégémonie du prolétariat que les subalternes en général pourront s’unifier et, réciproquement, cette hégémonie nouvelle ne pourra se réaliser intégralement qu’en triomphant de la domination bourgeoise, ce qui requiert précisément un haut niveau d’unification et d’organisation des subalternes.
Mais en quel sens peut-on encore parler d’hégémonie – et en particulier d’hégémonie du prolétariat – aujourd’hui ? Dans l’Italie des années 1920 et 1930, la stratégie hégémonique impliquait d’abord de tisser une alliance étroite et sur tous les plans – économique, politique, idéologique – entre une classe ouvrière moderne et ascendante et une paysannerie encore largement majoritaire, notamment dans le Mezzogiorno. Comprise en ce sens strict, la stratégie gramscienne semble moins adaptée aux pays capitalistes développés (l’Ouest) qu’à des pays où le développement capitaliste est peu avancé (du type de ceux qu’il appelait « périphériques[12] »), et qui se caractérisent par une paysannerie nombreuse. En tout cas, il n’y aurait pas lieu de répéter cette stratégie à l’identique de nos jours en France, où les agriculteurs sont très minoritaires. À cela s’ajoutent des interrogations légitimes sur la situation actuelle de la classe ouvrière, qui ne semble plus être une force sociale ascendante (dans les pays du centre), même d’un point de vue démographique. En France, d’après l’INSEE, le nombre d’ouvriers décroît régulièrement, est passé sous la barre des 20 % et est même inférieur à celui des cadres depuis 2020.
En revanche, les salariés constituent près de 90 % de la population.On trouve certes au sein de cet ensemble des groupes occupant des « positions de classe contradictoires » (selon l’expression d’Erik Olin Wright[13]) comme les cadres (dominés en tant que salariés ne possédant donc pas les moyens de production, mais dominants en raison de leurs fonctions hiérarchiques ou de leur niveau de vie). Pour autant, la majorité des salariés peuvent être comptés aux rangs des exploités, d’une manière ou d’une autre ; réciproquement, l’essentiel des exploités sont salariés, même s’il existe également une exploitation indirecte d’une grande partie des agriculteurs, ainsi que des petits artisans et commerçants (passant par des rapports marchands et/ou financiers)[14]. Les subalternes sont très largement des salariés – même s’ils ne se mobilisent pas forcément en tant que tels –, et sous cet aspect ils sont donc plus homogènes que du temps de Gramsci. Mais ils sont profondément fragmentés, à la fois objectivement et subjectivement, sous bien d’autres aspects : positions hétérogènes dans les rapports d’emploi capitalistes (salariés stables, précaires, chômeurs, futurs salariés en formation) ; différences juridiques de statut (public, privé, intérim, salariat caché des plateformes) ou de nationalité (Français, étrangers régularisés ou sans-papiers) ; divisions géographiques (grandes villes, banlieues, périurbain, campagnes, outre-mer colonial) ; effets de l’hétéropatriarcat, du racisme systémique ou encore de l’âge et des générations. À cela s’ajoutent bien sûr les écarts en termes de combativité, de conscience de classe, de positionnement politique, de visions du monde ou de modes de lutte et d’organisation collective.
Cette fragmentation n’est certes pas synonyme d’atomisation ou de désagrégation absolue, ni de passivité totale. Gramsci considérait déjà que, même au niveau le plus faible du rapport de forces politique, l’antagonisme n’est pas nul et qu’il existe des dynamiques collectives pour défendre des intérêts communs. Simplement, les intérêts en question sont des intérêts particuliers qui ne sont partagés que par des groupes sociaux étroits (telle profession, telle région, tel groupe identitaire, etc.) – étroitesse corporatiste qui sépare les subalternes, voire les oppose entre eux.
En France, des luttes massives et radicales se sont déroulées dans la dernière période : luttes contre des contre-réformes néolibérales (loi « travail » en 2016, réforme des retraites en 2019-2020 et 2022-2023), Gilets jaunes (2019-2020), luttes antiracistes (manifestations massives contre les violences policières, notamment), marches pour le climat, etc. Mais le fait que des liens organiques n’aient pas été tissés entre ces mouvements alors qu’ils se sont succédé à quelques mois d’intervalle et ont même parfois eu lieu simultanément montre l’incapacité des forces subalternes, sinon à dépasser un niveau purement corporatiste, du moins à parvenir jusqu’au plus haut niveau des rapports de force politiques – la « phase la plus nettement politique », le « moment hégémonique[15] ». Les luttes que l’on vient de citer sont tendanciellement liées à des secteurs sociaux différents, même s’ils ne sont évidemment pas étanches : le salariat stable ou de la fonction publique dans le cas des luttes du mouvement ouvrier organisé ; un salariat des services, souvent plus précarisé et féminisé, ainsi que des travailleurs exploités sous des formes non salariales, dans le cas des Gilets jaunes ; la jeunesse des classes moyennes pour les luttes écologistes ; la jeunesse racisée et des quartiers populaires dans le cas des luttes antiracistes (avec, bien sûr, de profondes différences selon que ces luttes prennent des formes émeutières, comme en 2005 ou en 2023, ou aboutissent à des manifestations classiques). Les différences entre ces mouvements résident donc dans la base sociale, le mode d’action et dans le caractère, formalisé ou non, des organisations qui les ont impulsés et dirigés.
En dépit d’appels fréquents à la convergence des luttes, celle-ci ne s’est que trop peu réalisée concrètement, à l’exception de quelques initiatives louables mais nettement minoritaires. Autrement dit, aucun des groupes sociaux en lutte n’a été en mesure d’exercer une activité hégémonique assez soutenue et conséquente pour tisser des liens organiques avec les autres et pour mettre en œuvre concrètement une alliance socio-politique dans la perspective de l’unification des subalternes. La responsabilité incombe notamment aux organisations existantes. Par exemple, l’attitude réticente voire hostile des directions d’une grande partie des syndicats – « réformistes » aussi bien que « contestataires » – à l’encontre du mouvement des Gilets jaunes a de toute évidence été une faute sociale et politique majeure, l’inverse même de ce que devrait être une politique hégémonique. Cela a constitué un obstacle à la dialectique avec la spontanéité des masses que des organisations œuvrant à l’émancipation des subalternes se doivent d’établir. Gramsci l’a écrit : « négliger et, pis, mépriser les mouvements dits spontanés, c’est-à-dire renoncer à leur donner une direction “consciente”, à les élever à un plan supérieur en les insérant dans la politique, […] peut avoir souvent de très graves et très sérieuses conséquences[16] ».
Toutefois, si l’on suit Gramsci, il serait illusoire de croire que ce soit seulement par l’activité collective au niveau syndical que peut se réaliser le passage au moment politico-hégémonique du rapport de force politique : c’est pour lui la tâche du parti. La taille trop modeste des partis politiques de la gauche révolutionnaire et même radicale, ainsi que l’insuffisance de leur ancrage social, ne peuvent que renforcer la logique objectivement corporatiste – car non coordonnées avec les autres – des luttes évoquées, quelles que soient les intentions des individus qui y prennent part. Il en va de même de la scission entre les intellectuels critiques ou progressistes et les masses, les intellectuels véritablement organiques des classes subalternes constituant une exception. En somme, il s’avère désastreux de négliger le moment de la construction organisationnelle, non bien sûr dans le sens de l’édification d’un appareil bureaucratique mais dans celui de la structuration organisationnelle des groupes sociaux subalternes visant à renforcer leur puissance. Cela requiert notamment de comprendre – en particulier dans ce qu’il a de contradictoire – le sens commun des groupes sociaux que l’on prétend organiser (représentations, opinions, aspirations, etc.), même s’il s’agit de le transformer.
Dans cette perspective, la stratégie gramscienne de guerre de position reste largement pertinente. Elle ne saurait se réduire à une guérilla institutionnelle dans les assemblées élues ou dans les médias, ni à une « longue marche à travers les institutions » (selon l’expression de Rudi Dutschke, parfois attribuée à tort à Gramsci), mais implique d’abord de lutter pour gagner ou renforcer des positions dans la société civile (y compris au sein des organisations de masse des subalternes, si leur ligne est insatisfaisante). On voit difficilement comment on pourrait dépasser la fragmentation des subalternes sans une guerre de position ainsi comprise, par exemple simplement en menant une campagne électorale réussie, en réunissant les suffrages populaires vers le tribun le plus talentueux. Non seulement il est douteux que l’on obtienne la victoire électorale à ces seules conditions, mais une victoire de ce type serait très précaire et ne suffirait sans doute pas à unifier véritablement les subalternes.
La guerre de position et l’activité d’élaboration d’une alternative hégémonique concrète et crédible, susceptible d’entraîner une partie conséquente des masses populaires et de faire converger durablement leurs luttes, ont nécessairement une dimension culturelle et intellectuelle. Si l’on aurait tort d’y réduire la conception gramscienne de l’hégémonie, l’élaboration et la diffusion de conceptions du monde nouvelles – dont le paradigme reste le marxisme –, ainsi que de représentations et sensibilités émancipatrices, jouent un rôle décisif dans les luttes des subalternes.Du reste, partager une même conception du monde, dans la mesure où cela rend possible une action commune cohérente, constitue déjà en soi un certain type d’organisation collective, bien qu’encore trop lâche[17].
Mais revenons à la configuration socio-économique actuelle. Comme pour Gramsci, le problème reste pour nous l’unification autonome des groupes sociaux subalternes et leur victoire contre le pouvoir du capital. Mais, en raison de la généralisation du salariat, de sa fragmentation et des transformations du capitalisme (tertiarisation, crises, etc.), il ne faut peut-être plus tant se demander, pour résoudre ce problème, quelle est la classe fondamentale qui doit établir son hégémonie sur d’autres classes alliées (le prolétariat industriel salarié sur la paysannerie) mais quels sont, au sein des masses dominées et exploitées, les pôles hégémoniques – les pôles d’attraction et de direction – en mesure d’œuvrer à l’unification autonome de ces masses et d’accroître la puissance de leurs luttes émancipatrices.
Dans le cas de la France, le mouvement ouvrier organisé semble toujours être le candidat le plus crédible pour jouer le rôle de pôle hégémonique principal, bien que cela suppose de surmonter les profondes limites des organisations syndicales et partidaires actuelles, et de défendre d’une manière concrète et résolue, outre les revendications de classe au sens strict, des revendications féministes, antiracistes, écologistes, etc., ce à quoi peut l’amener l’action d’autres pôles hégémoniques. On peut d’ailleurs considérer aussi ces revendications comme des revendications anticapitalistes et de classe, en un sens large. Plusieurs éléments laissent penser que le mouvement ouvrier organisé est le mieux placé pour jouer ce rôle de pôle hégémonique principal (mais non exclusif) : il est, par définition, organisé; les organisations syndicales conservent une influence socio-politique importante (que montre leur capacité de mobilisation lors des mouvements sociaux), nettement plus forte que les autres organisations des subalternes ; certaines de ces organisations syndicales conservent une disposition à la conflictualité sociale significative (notamment si l’on compare la situation française à la plupart des autres sociétés capitalistes avancées) même si elle est limitée ; la plupart des organisations politiques en mesure d’œuvrer (même très partiellement) à l’unification autonome et à l’émancipation des subalternes (sachant que le niveau politique est décisif dans une dynamique hégémonique) entretiennent une multitude de liens (historiques, sociologiques, idéologiques, programmatiques, symboliques, dans les pratiques politiques quotidiennes, etc.) avec le mouvement ouvrier, bien qu’elles ne les revendiquent pas nécessairement avec insistance et que ces liens aient été beaucoup plus étroits par le passé.
Si telle est la situation en France, dans des pays et contextes différents, des forces et mouvements antiracistes, féministes, étudiants, paysans ou encore de nationalités indigènes sont sans doute plus à même de donner une impulsion décisive aux autres secteurs et de jouer un rôle de catalyseur ou de direction. Les pôles hégémoniques peuvent donc varier selon les situations. Par ailleurs, les activités hégémoniques de plusieurs pôles peuvent, et vraisemblablement doivent, se combiner et s’articuler de différentes manières. Enfin, le pôle hégémonique qui joue le rôle principal peut changer au cours du processus d’unification autonome des subalternes.
Tout cela signifie-t-il qu’il faille renoncer à la notion d’hégémonie du prolétariat ? Non, mais il convient de préciser la signification de cette expression. On l’a vu, il importe de discerner les différents pôles hégémoniques autour desquels peut se tisser l’unité des subalternes. Cela étant, l’établissement d’une hégémonie historiquement nouvelle, mettant fin au pouvoir bourgeois, est indissociable d’une transformation radicale de la société dans son ensemble. Or, dans un tel processus, les groupes sociaux qui remplissent des fonctions économiques essentielles et qui ont un intérêt à une telle transformation, donc en premier lieu le prolétariat (que l’on comprend ici au sens large d’ensemble des salariés exploités), doivent jouer un rôle central, à la fois pour pouvoir l’emporter contre les dominants (en utilisant l’arme de la grève) et pour pouvoir révolutionner la structure économique en lui donnant une orientation communiste et démocratique. On peut ainsi parler d’hégémonie du prolétariat dans la mesure où son unification autonome et son activité de transformation révolutionnaire de la structure économique sont des conditions fondamentales pour l’établissement d’une hégémonie d’un type nouveau, qui ne soit plus le corrélat d’une domination. Une telle unification du prolétariat ne saurait être comprise comme une homogénéisation abstraite, qui occulterait les oppressions spécifiques de genre ou de race et qui, par là même, les reproduirait. Et le processus d’unification du prolétariat lui-même met en jeu l’activité de pôles qui, situés au sein des masses subalternes, ne sont pas pour autant prolétariens au sens strict (dans le sens où les personnes participant à des mouvements antiracistes, féministes, étudiants, paysans, indigènes, etc., ne se mobilisent pas d’abord en tant que prolétaires dans de tels cadres).
[1] Houria Bouteldja a récemment proposé une théorisation d’inspiration gramscienne du racisme systémique et des luttes sociales et antiracistes en France dans Beaufs et Barbares. Le pari du nous, Paris, La Fabrique, 2023.
[2] Pour un recueil d’études issues de tradition des subaltern studies, voir Ranajit Guha et al., Subaltern Studies. Une anthologie, trad. fr. Fr. Cotton, Toulouse, L’Asymétrie, 2017.
[3] C16, § 12, p. 224.
[4] C25, § 2, p. 309, texte A en Q3, § 14, p. 300.
[5] C8, § 205, p. 374.
[6] Ibid.
[7] C15, § 35, p. 141-142.
[8] Isabelle Garo, « Le néolibéralisme et son monde. Remarques sur quelques analyses récentes », Contretemps, juillet 2017.
[9] C22, § 2 p. 183, texte A en Q1, § 61, p. 72.
[10] C15, § 35, p. 142.
[11] Ibid.
[12] Voir supra, chap. 6, p. 178-179.
[13] Voir Ugo Palheta, « Erik Olin Wright : reconstruire le marxisme », La Vie des idées, mars 2019.
[14] On laisse de côté ici la question de l’exploitation domestique et patriarcale (des femmes par les hommes, au sein du foyer), par exemple telle que Christine Delphy a pu la théoriser, qui demanderait une discussion à part entière.
[15] C13, § 17, p. 381, texte A en Q4, § 38, p. 457.
[16] C3, § 48, p. 296.
[17] Voir chap. 1, p. 27.