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    L’émergence du capitalisme vue par un médiéviste, par Vincent Présumey.

    histoire

    Lien publiée le 21 avril 2024

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    L’émergence du capitalisme vue par un médiéviste, par Vincent Présumey. – Arguments pour la lutte sociale (aplutsoc.org)

    Jérome Baschet est médiéviste. On pense peut-être, dans le « grand public », qu’un médiéviste s’occupe de choses fort anciennes sans rapport avec nous, mais c’est faux : l’histoire et l’humanité sont équivalents et, dans le cas du « Moyen Age », il s’agit de la préface du capitalisme. Il n’est donc pas si étonnant qu’un médiéviste produise un essai titré « Quand commence le capitalisme ? »

    Cet essai est manifestement né d’une rencontre créative, celle de Jérome Baschet et des éditions Crise et Critique, dont l’orientation est liée à la « théorie critique de la valeur », dont cet ouvrage ne relève cependant pas. Plus généralement, et le fait est déjà ancien, la confrontation de la recherche historique médiévale et des élaborations de Marx est l’un des domaines les plus créatifs de cette recherche.

    Dans ses ouvrages antérieurs dont les conclusions sont réunies dans La civilisation féodale. De l’an mil à la colonisation de l’Amérique (Champs-Flammarion, Paris, 2006), Jérome Baschet analyse la société dite féodale en Europe comme un système dynamique et expansif, reposant sur l’exploitation de la paysannerie sous la forme d’une dépendance de caractère à la fois local (le dominium) et global (l’ecclesia). L’Eglise est ici l’institution dominante et motrice, fournissant ce double cadre local et global, par lequel l’exploitation de la paysannerie ne nourrit pas une seule classe dominante ou un seul Etat de type impérial, mais une polymorphie et un polycentrisme de formations sociopolitiques, engagées dans une dynamique de confrontations.

    Un point de méthode et de vocabulaire d’une grande importance, nécessaire à l’appréhension de son approche des débuts du capitalisme, est l’idée selon laquelle les catégories construites à partir du capitalisme, y compris chez Marx les termes tels que « mode de production », n’ont pas de validité transhistorique. Avant le capitalisme, il n’y a pas de sphère économique distincte et donc pas d’ « économie », comme l’a montré systématiquement Karl Polanyi, et donc pas non plus de champ propre qui pourrait s’appeler « la production » : il n’y a donc pas de sens à parler, pour l’exploitation de la paysannerie, de « contrainte économique » ou « extra-économique », car la contrainte du dominium, le cadre local et seigneurial qui constitue la communauté en communauté productive ayant une relative autonomie, et celle de l’ecclésia, le cadre global, sont totalement constitutives des relations sociales et donc des « rapports de production ». Est ainsi dépassé un vieil affrontement terminologique entre les supposés « marxistes » pour qui la « religion » ou la « chevalerie » n’étaient que les masques idéologiques du « prélèvement du surproduit », et les « purs médiévistes » pour qui le « Moyen Age » échapperait au « marxisme » puisque si, dans le capitalisme, on peut admettre que « l’économie » commande, dans le « Moyen Age », c’était « la religion ».

    Baschet ne parle d’ailleurs pas de « religion » pour le Moyen Age européen, mais bien de la combinaison dynamique ecclesia/dominium. La catégorie de « religion » comme sphère spécifique n’apparait elle-même, justement, qu’en même temps que se dégage (se désencastre, selon les termes de Polanyi), l’ « économie », singulièrement, pour l’« économie », chez Adam Smith, et pour la « religion », chez J.J. Rousseau.

    Cette société féodale est tout sauf immobile, et l’une des conséquences particulièrement intéressantes sur le plan historique de l’approche de J. Baschet est l’analyse des « grandes découvertes » et de la colonisation de l’Amérique espagnole au XVI° siècle comme partie intégrante, d’une certaine façon le couronnement, de l’histoire féodale, non comme le début effectif de l’histoire capitaliste, bien qu’elle en pose le cadre. De sorte que, par l’intermédiaire notamment de l’examen des sociétés ibériques musulmanes puis chrétiennes des IX°-XV° siècles, la construction de cet objet historique dénommé « Amérique latine » est intégrée, chez Baschet – qui a enseigné à San Cristobal de las Casas, au Chiapas mexicain – à l’histoire médiévale globale.

    En outre, les éléments d’accumulation monétaire par les circuits commerciaux de longue distance, ou par le prêt contre intérêt, et la combinaison de ces deux formes de « capital », ne sont pas considérés ici comme les débuts ou les embryons d’un « capitalisme » appelé naturellement à sortir de sa coquille et à triompher, mais comme des relations sociales pleinement constituantes de la société féodale, à l’articulation du dominium et de l’ecclesia.

    Dans son essai paru chez Crise et Critique, Jérome Baschet applique ses conceptions à une approche progressive de la question de l’apparition du capitalisme proprement dit, aboutissant à une définition qui émerge à la fin de ce petit travail, au chapitre 3. Si un capital est une somme d’argent engagée en vue d’avoir plus d’argent, chose qui existe bien avant le capitalisme, il devient dans le capitalisme un rapport de production par l’achat et la vente de la force de travail, et, ajouterais-je -ce point en effet n’est pas développé par Baschet alors qu’il me semble indispensable, relié qu’il est à la dynamique finale du féodalisme et renvoyant, chez Marx, à la question essentielle et généralement ignorée ou mal comprise de la rente foncière capitaliste – : par l’obligation faite à la majorité de vendre sa force de travail pour vivre, donc l’expropriation des producteurs immédiats de leurs rapports au sol et aux moyens de travail assurant leur vie.

    La formule de Marx, désignant l’achat en vue de la vente, A-M-A’, peut s’appliquer au capital avant le capitalisme. Mais dans ce cas, elle se dissocie en un acte d’achat, A-M, et un acte de vente, M-A’, bien séparés dans le cas du commerce lointain qui relie des zones non connectées par ailleurs (ou à un acte de prêt et un acte d’extorsion dans le cas de l’usure). Dans le capitalisme elle devient autre chose, car les deux termes A-M et M-A’ sont indissociables et doivent être indéfiniment répétés, du fait que le centre de la formule est la production de marchandises par la consommation productive de la force de travail (c’est en fait A-M-P-M’-A’), par lequel la formule simple du capital comme argent grossissant devient un rapport de production, et le rapport de production le plus dynamique, dominant tous les rapports sociaux.

    « … il serait sans doute préférable de renoncer à considérer qu’une même « formule générale du capital » puisse s’appliquer à la fois aux formes antédiluviennes du capital et à sa forme fondamentale. En tout cas, l’usage d’une formule également libellée (A-M-A’) est pour le moins trompeur en ce que « M » désigne, dans un cas, la marchandise en tant qu’elle est achetée et vendue, et dans l’autre, la marchandise en tant qu’elle est produite comme telle, à travers l’achat de la force de travail, devenue marchandise productrice de valeur. On en conclura que la forme fondamentale du capital et ses formes antédiluviennes ne relèvent pas d’une formule générale, mais de formules spécifiques impliquant une profonde différence de nature entre elles. »

    La définition du capitalisme à laquelle aboutit J. Baschet est très exactement celle de Marx : un mode de production, qui est constitué comme tel par l’achat et la vente de la force de travail, le rapport salarial. Mais Marx est pour ainsi dire ici « accentué » par l’idée que la catégorie même de « mode de production » est spécifique au capitalisme et que les modes de production antérieurs ne sont ainsi dénommés que par une analogie partielle avec lui, mais relèvent en fait de dynamiques sociales différentes. Ce n’est que dans le capitalisme que la production devient une fin en soi, en tant qu’accumulation sous forme monétaire dépourvue de toute limite. Le capitalisme est donc une anomalie, à l’échelle géologique car le circuit exponentiel en quoi il consiste, par la levée des limites qui en serait en somme l’acte accoucheur effectif, risque de conduire à la destruction du monde humainement habitable.

    La formule « formes antédiluviennes du capital » est de Marx, et elle signifie bien que le capital précède le capitalisme, en tant que forme sociale d’accroissement de la fortune sous forme monétaire. Mais il faut clarifier Marx, chez qui ces catégories ont été conçues sous une forme souvent combinée, en précisant que le capital antédiluvien n’était pas, lui, un mode de production, et n’était donc en rien du capitalisme.

    Ces clarifications vont avec la claire conscience d’une discontinuité radicale entre le mode de production capitaliste, ou le capitalisme mode de production, et les formations sociales antérieures. Je dirai que cette discontinuité est en réalité plus importante que celle qui oppose les « sociétés sans classes » de la préhistoire ou des « peuples premiers » (qui ont en réalité des hiérarchies à commencer par la plus ancienne, celle des sexes), et les « sociétés divisées en classe ». Le Marx de 1848 et du Manifeste a, sur ce point, été dépassé par le Marx du Capital. La grande cassure dans l’histoire non pas seulement humaine, mais géobioclimatique, est celle du capital.

    Avec le capitalisme comme étant « le » mode de production par excellence, commencent, chez Baschet, l’anthropocène et le capitalocène, qu’il ne cherche pas vraiment à distinguer. Je serai pour ma part enclin à envisager un anthropocène non capitaliste (nous n’avons plus le choix !), qui avait commencé avec l’action croissante de l’humanité sur la biosphère terrestre, dès la préhistoire, distinct du capitalocène où l’accumulation exponentielle se traduit par des prélèvements et des rejets exponentiels eux aussi.

    Baschet aide donc à clarifier le caractère inexact des théories, libérales ou « marxistes », qui tendent à assimiler capitalisme avec capital, commerce et argent, voire échange tout simplement, et voient donc des capitalistes à toutes les époques, et considèrent en fait le capitalisme comme un phénomène naturel. Non seulement ceci est faux, mais le capitalisme comme mode de production ne provient pas du développement des formes antédiluviennes de capital, mais d’un bouleversement des rapports sociaux dans lequel l’Etat a un rôle moteur : c’est là un acquis de Marx lui-même, dont la dernière section du livre I du Capital ne s’appelle pas, comme toutes les « écoles de formation marxistes » l’ont souvent répété, L’accumulation primitive du capital, mais : La prétendue accumulation initiale, nuance !

    Cette critique des conceptions libérales et « marxistes » est prolongée, explicitement, dans cet essai, en direction des travaux historiques d’Alain Birh (Le premier âge du capitalisme (1415-1763), Lausanne-Paris, Page Deux-Syllepse, 2018-2019), chez qui le capitalisme comme mode de production est séparé du capitalisme comme « rapport de production », ce qui aboutit à réinstaurer la fausse continuité commerce-capital (amalgame qui devient complet dans le résumé du Capital, appelé Logique du Capital, de Bihr), et aussi envers la « théorie critique de la valeur » (Anselm Jappe, Robert Kürz) qui, en faisant tout découler de la pure forme-valeur A-M-A’, retombe dans une sorte de fétichisme à force de vouloir dénoncer le fétichisme. Certes, les termes de Baschet ne sont pas aussi « durs », mais ils suggèrent ces critiques : le rapport central de production, c’est l’achat et la vente de la force de travail, et donc, ajouterais-je, c’est la lutte des classes, non plus celle du Manifeste qui l’inscrit dans la continuité des luttes des esclaves, des serfs et aussi des bourgeois, mais la lutte des classes telle qu’elle émerge des rapports capitalistes, qui en est bien la clef – et, surtout, la clef de leur abolition.

    Le féodalisme, dans sa forme principale qui fut européenne (on laisse de côté ici la réalité reconnue d’un féodalisme japonais, qui n’est pas sans conséquences sur l’histoire actuelle mais n’a de toute façon pas eu, ou pas eu le temps, d’acquérir une telle dimension), contient bien une série de traits fondamentaux d’où le capitalisme partira, mais sans nulle nécessité préalable et sans qu’aucun de ces traits n’ait été, comme tel, le prototype d’un trait du capitalisme. Il y a bien eu rupture à un moment donné.

    Avant de se demander quand, identifions ces traits d’après Baschet : l’exploitation des paysans dans le dominium stimule une croissance endogène de longue durée, la grande « expansion » tant intensive qu’extensive des X°-XIII° siècles européens ; l’ecclesia, qui n’est pas donnée une fois pour toute mais qui prend forme en se détachant de Rome puis de Byzance et en structurant une idéologie à la fois dualiste et englobante, fournit le carburant idéologique du caractère expansif de cette formation sociale ; cette expansion prend la forme de rivalités entre monarchies, principautés, corporations, ordres monastiques, réseaux marchands-guerriers, le tout entrelacé, rivalités qui en accentuent le dynamisme. Enfin, ajouterais-je, le « capital » est présent : en tant que fin en soi, il est repéré et dénoncé par Aristote sous le nom de « chrématistique ». Il apparait comme une motivation essentielle des grandes découvertes en tant que soif de l’or, indissociable des représentations conquérantes et eschatologiques, relatives au statut individuel, au salut individuel, et à l’eschaton collectif (Christophe Colomb voulait gagner l’Asie à la chrétienté pour reprendre Jérusalem).

    Chacun de ces traits se retrouve dans les autres grands ensembles civilisationnels de l’arc eurasiatique, les mondes arabo-musulman et turc ottoman, persan, indien, chinois, et à l’extrémité coréen et japonais, ainsi que l’Insulinde, mais dans des dosages différents. La forme sociale des métaux monétaires est commune à tout cet arc et ne se retrouve pas ailleurs avant les « grandes découvertes ». La croissance intensive de la Chine Song est semblable ou supérieure à la croissance intensive de l’Occident chrétien. Mais la dynamique expansive sur la longue durée est la plus forte dans le cas du féodalisme européen.

    Saisir cette dynamique expansive est essentiel pour expliquer la réelle domination « occidentale » mondiale pendant quelques siècles, sans le faire d’une manière occidentalocentrique ou eurocentrique. Les récits « décoloniaux » qui prétendent se distancier de l’occidentalocentrisme en accusant « l’Occident » d’avoir empêché le développement du reste du monde, sont en réalité tout à fait occidentalocentriques eux-mêmes : transformer la terre bénie du Progrès en foyer malfaisant ne change rien à la fausseté de telles représentations. 1492 dans la conception de Baschet, n’est pas le point de départ du capitalisme, ce qui n’enlève rien à son importance, mais qui implique, sans qu’il le développe vraiment, que les rapports raciaux à l’échelle mondiale ne sont pas constitutifs du capitalisme, mais des conditions de son émergence, ce qui n’est pas la même chose.

    Cette émergence elle-même est située chez lui dans la tranche 1760-1830, qu’il rapporte à trois données.

    Premièrement, la soumission de l’Inde moghole au colonialisme britannique (entrainé par sa rivalité dynamique avec le colonialisme français) constitue un tournant majeur que 1492 n’avait pas entrainé : les civilisations non européennes de l’arc eurasiatique vont être dominées, ce qui n’avait absolument pas été le cas avant, ni pour l’empire ottoman, ni pour la Perse, ni pour l’Inde, ni pour la Chine. En particulier, par le bélier militaro-commercial de la production et du commerce de l’opium, l’Inde va être le levier pour dominer commercialement et pénétrer la Chine.

    L’ « hégémonie européenne » (un court moment à l’échelle de l’histoire, mais qui transplante au niveau mondial la dynamique de l’accumulation capitaliste) ne provient donc pas de la dévastation de l’Amérique ni de la traite des Noirs (également pratiquée à grande échelle par les empires musulmans et impliquant des royaumes africains), mais de ce bouleversement des relations eurasiatiques – même si l’on peut considérer que la domination des Amériques et la circumnavigation de l’Afrique l’ont préparée.

    Deuxièmement, le décollage, en Angleterre, d’une production de marchandises nouvelles, produites en tant que capital, et destinées soit à la consommation de masse du prolétariat (le textile), soit à la production (métallurgie), bref ce qu’il est convenu d’appeler la « révolution industrielle », constitue la seconde donnée clef, inséparable justement de la ruine de l’industrie indienne. La consommation des combustibles fossiles en est le fondement matériel, assurant des économies dans la dépense de capital constant.

    Le troisième élément est le « désencastrement » (Polanyi) de l’économie, le dégagement de toute autre contrainte sociale d’un impératif de développement économique mesuré de manière monétaire et constituant une fin en soi, dominant idéologiquement la société (d’abord en Angleterre avec l’émergence de l’économie politique puis sa conversion en « science économique »).

    J. Baschet met donc en avant, sur une courte période de basculement, trois données globales, l’une touchant à la géopolitique planétaire (la colonisation de l’Inde à partir des années 1750-1760), l’autre à la production proprement dite (l’industrie), la troisième au système de représentations, aux mentalités et aux formes idéologiques. De façon assez surprenante, il ne fait pas au moins la remarque que la période de ces transformations correspond aussi à un cycle de révolutions, nord-américaine, française surtout, et aussi haïtienne, puis latino-américaines, et au fait qu’un cycle de guerres s’ensuit, à l’échelle européenne, qui fournissent le cadre de la révolution industrielle britannique et, après 1815, de son extension à d’autres pays.

    La principale difficulté suscitée par l’analyse rapide de J. Baschet concerne les préconditions de la grande transformation qui se produit lors de cette charnière des XVIII° et XIX° siècles. S’il opte surtout pour des origines endogènes du capitalisme en Europe, en relation avec la société féodale tardive, il identifie principalement comme éléments endogènes la sphère des représentations globales et de l’idéologie, à savoir la naissance de la science moderne au début du XVII° siècle associée à la célèbre aspiration cartésienne à se rendre « maître et possesseur de la nature », suivie de l’affirmation de « l’individualisme possessif » dans lequel le maître et possesseur est le propriétaire privé souverain envers lui-même et sa propriété (John Locke).

    Ces deux éléments – appréhension de la nature et appréhension des individus souverains – forment effectivement un cadre plus prégnant et lourd de conséquences que de simples récits idéologiques et/ou mythologiques : Baschet les rapproche de ce que l’anthropologue Philippe Descola appelle des « ontologies » et, finalement, c’est au passage d’une ontologie « analogique » à une ontologie « naturaliste » qu’il attribue le franchissement du seuil entre le féodalisme tardif et mondialisé des XVI-XVIII° siècles et le capitalisme, avec en outre l’idée que l’analogisme sous forme chrétienne était pour ainsi dire prédisposé à se développer en naturalisme.

    Je crains qu’il y ait là un raccourci qui pose plus de problèmes qu’il n’en résout. D’une part, les « ontologies » descoliennes soulèvent bien des difficultés (Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005). Rappelons qu’il s’agit de classer les formes d’auto-positionnement des sociétés par rapport aux êtres et au monde en quatre grandes combinaisons possibles : l’animisme qui prête une intériorité commune aux êtres différents (au moins aux animaux, souvent aux plantes), le totémisme qui classe humains et autres êtres dans des rubriques communes mais étanches entre elles, l’analogisme qui fait triompher partout le couple différences/ressemblances, et le naturalisme pour lequel la nature physique est une et la même, objet de science, alors que l’intériorité humaine, « raison » ou « esprit », spécifie les seuls êtres raisonnables autodéterminés.

    Ce classement grandiose peut passer pour une conception scientifique et Descola le présente ainsi, il est cependant évident qu’il s’agit d’une construction idéologique élaborée progressivement par un chercheur qui a d’abord opposé, avec un jugement de valeur quasi-explicite, l’animisme des Indiens d’Amazonie pour qui la distinction entre « nature » et « culture » n’a aucun sens, et ce qu’il appelle alors le « naturalisme » propre à l’Occident capitaliste d’où il a dominé le monde, puis rajouté dans ce tableau le totémisme, inassimilable à l’animisme et identifié comme dominant dans le seul cas des australiens, et enfin fourgué tout le reste dans le grand tiroir de l’ « analogisme ». Mon propos ici n’est pas de développer une critique de Descola, dont les idées sont évidemment stimulantes et intéressantes, mais de signaler que la catégorie des « ontologies » (que l’on pourrait aussi rapprocher de l’ « être-au-monde » heideggérien ou de la « culture » au sens élargi qui lui donne Val Plumwood) sert chez Baschet de raccourci sommaire, trop sommaire, pour compléter la sauce préalable conduisant à la transformation qualitative des années 1760-1830.

    Surtout, cette focalisation sur les « ontologies » est me semble-t-il à mettre en relation chez Baschet à la faible part prise par les luttes sociales effectives, aux résultats non préétablis, dans la transformation, ce qui rejoint donc la remarque faite plus haut sur l’absence de mention des révolutions, en particulier de la révolution française, dans le saut qualitatif de 1760-1830. Au XVI° siècle aussi, et en fait dès le XIV°, des luttes sociales gigantesques, des Lollards marchant sur Londres en 1380 à la Guerre des paysans allemands des années 1520, sans oublier la révolution Ming en Chine en 1368, ont ouvert d’autres possibles. Les préconditions du capitalisme consistent aussi dans la préservation des rapports de domination et d’exploitation féodaux qui, pour se perpétuer, mutent en expropriation/libération de la masse des travailleurs (ruraux) anglais, laquelle prend racine dès les lendemains de la peste noire de 1348 (un fait perçu par Marx au livre I du Capital). Ces affrontements sociaux, porteurs, jusque dans la révolution française, des racines du socialisme, car porteurs d’autres possibles non advenus, se combinent au système-monde féodal-mercantile qui s’est déployé, depuis la peste de 1348 et la « découverte » de 1492, précédé par les microbes, et forme le cadre dans lequel l’accumulation illimitée démarre au plan mondial, avant de s’emparer de la production et donc de devenir mode de production (capitaliste).

    Bien entendu, je ne fais là que dessiner à grands traits un processus qui requiert un récit historique effectif. Ce que je veux indiquer par-là, c’est que la dimension de la « lutte des classes » conduisant au salariat producteur de capital et à sa réémergence sur cette base, est indispensable à la compréhension, premièrement, de la transformation du féodalisme en capitalisme (et permet au passage de restituer la cohérence entre le processus endogène et le système-monde partiellement exogène, à savoir le passage de la première mondialisation « archaïque et polycentrique » des XI°-XVIII° siècles selon Baschet, à la mondialisation capitaliste), et, deuxièmement, du caractère non fatal, non déterministe, et en ce sens non « matérialiste », de la transformation : les humains font leur propre histoire, dans des circonstances héritées et avec des conséquences imprévues, mais ils la font, ils dansent avec la Fortune comme disait Machiavel.

    Cette prise en compte des affrontements sociaux, de la lutte des classes, avant les « ontologies » (et expliquant celles-ci), serait en pleine cohérence avec l’approche résolument discontinuiste que préconise Baschet. Sa conclusion est importante : si l’origine du capitalisme fut discontinuiste et non prédéterminée, la sortie du capitalisme le sera tout autant, elle rompra justement avec le développement autoreproduit, apparaissant comme fatalité naturelle, que nous prenons pour celui de l’histoire mais qui ne l’est que dans la mesure où il est celui du capital.

    La transition aujourd’hui nécessaire à la survie, dans les prochaines décennies (le plus tôt serait le mieux …), est celle du « réencastrement de l’économie dans le social – ou, pour mieux dire [de] la disparition de l’économie comme sphère séparée et dominante. » Saut dans l’inconnu ? Pas tant que cela, car il y a des héritages pour ce faire, et parce qu’il s’agirait « non pas de créer les conditions d’une démultiplication exponentielle de l’appareil productif (…) mais de s’appuyer sur les moyens matériels et techniques déjà existants » en en démantelant la part nocive. La sortie du capitalisme n’est pas le franchissement d’une nouvelle étape de « croissance » dont le capitalisme aurait été la préface nécessaire, mais la rupture avec une anomalie radicale mettant en danger l’existence humaine et le vivant.

    Cette conclusion forte me semble correspondre à la réalité de ce qu’est la révolution aujourd’hui.

    VP, le 13/04/24.