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Suicides à la Banque de France : un rapport décortique le management toxique de l’institution

Lien publiée le 24 avril 2024

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

INFO BLAST / Suicides à la Banque de France : un rapport exclusif décortique le management toxique de l’institution (blast-info.fr)

Deux suicides et une tentative ont frappé la Banque de France en juin 2023. Pour comprendre le mal-être qui secoue l’institution, une enquête a été commandée au cabinet Technologia. Ses conclusions étaient présentées en comité social et économique ce mardi. Révélé par Blast, ce document pointe les dérives et les méthodes en cours à la banque centrale : suppression massive d’emplois menée au pas de charge, dégradation générale des conditions de travail, management toxique, risques psycho-sociaux « alarmants »...

Juin 2023, funeste saison : deux agents de la Banque de France se donnent la mort à quelques jours d’intervalle. L’un a laissé derrière lui une lettre incriminant directement son employeur : « Je fais cet acte contre la Banque de France. (...) Je demande à tous ceux qui peuvent de faire un procès contre la banque pour maltraitance et RPS (risques psycho-sociaux, ndlr). »

Les deux victimes travaillaient toutes deux pour la filière fiduciaire, qui imprime, trie et détruit les billets de banque. L’une était en poste dans le Nord, l’autre au centre de La Courneuve. Le même mois, une autre tentative de suicide frappe cette fois l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (l’ACPR). Chargée du contrôle et de la surveillance des banques et des assurances, l’ACPR était une autorité administrative indépendante jusqu’en 2017, année où elle a été rattachée à la Banque de France. Enfin, en octobre 2023, un troisième agent du siège met fin à ses jours. Ce dernier suicide, a priori, semble plus relever de raisons et de problèmes personnels.

Un pavé alarmant

Pour comprendre les racines de ces drames, les élus du comité social et économique central (le CSEC) ont commandé une expertise indépendante à Technologia. Ce cabinet peut se prévaloir de son expertise sur ce sujet délicat : il était intervenu sur la vague de suicides qui avait frappé France Télécom à la fin de la décennie 2000.
Blast s’est procuré les résultats de son enquête présentée en CSE ce mardi 23 avril. Les 519 pages de cet épais rapport dressent un portrait au vitriol de la Banque de France (BDF) et des conditions de travail qui y règnent. « Les risques psycho-sociaux sont déjà présents partout dans l’organisation, dans toutes les Directions générales/régionales, dans tous les métiers et tous les statuts », expose-t-il, en introduction. 38 cas de RPS actuels avérés (burnout, situations évoquant un harcèlement moral) ont été recensés dans les 282 entretiens menés par Technologia. Le nombre total pourrait être plus élevé.

« De nombreux autres cas sont « rapportés » par les agents interviewés mais ne sont pas dénombrés », note le rapport.

Extrait du rapport Technologia sur la dégradation des conditions de travail, sur les trois dernières années.
Document Blast

Les résultats présentés sont alarmants : 50 % des répondants estiment que leurs conditions de travail se sont dégradées dans les trois dernières années ; 57 % rapportent s’être souvent senti « très fatigués » par leur travail, ces 12 derniers mois ; 44 % disent avoir régulièrement ressenti un stress important au travail au cours de l’année écoulée ; un employé sur six est exposé à des « violences relationnelles d’un degré moyen, élevé ou très élevé ».

J’aurais pu être le quatrième suicide

Les récents suicides ont profondément marqué les esprits, rapporte Technologia : « Les agents qui ont eu, ou qui ont encore des difficultés, verbalisent souvent ainsi « J’aurais pu être le 4ème suicide », « Ça aurait pu m’arriver » lors des entretiens. »

Pour une purge, tous « Ensemble »

Cette vague de mal-être a été provoquée par une réorganisation à marche forcée qui a secoué la Banque de France ces dix dernières années. Entre 2015 et 2022, l’institution a réduit ses effectifs de 25,8 %. Une baisse drastique, consécutive à deux plans : « Ambition 2020 » et « Ensemble 2024 ».

Sur les 12 196 emplois à temps plein (ETP) recensés en 2015, 3 093 ont quitté l’institution. Cette réforme a été menée par François Villeroy de Galhau, ex-directeur général délégué de BNP Paribas, nommé gouverneur de la Banque de France en 2015. L’inspecteur des finances Villeroy de Galhau était d’ailleurs dans l’actualité en ce début de semaine, avec sa lettre annuelle au président de la République invitant le gouvernement « à stabiliser la dette publique » - au nom, bien sûr, de... « l’ambition ».

Pour le n°1 de la Banque de France François Villeroy de Galhau, le « mal français » est tout trouvé : les dépenses publiques, comme il le martèle dans ses conseils au pouvoir. En pleine cohérence avec sa gestion dans l’institution qu’il dirige.
Document Banque de France

Cette transformation massive était « indispensable » selon la banque centrale. « Certaines des activités historiques avaient disparu, et l’activité de filières comme le fiduciaire et le surendettement étaient en baisse », reconnaît Technologia, pour qui il « n’était pas envisageable, y compris pour la dignité du travail des personnes concernées, de maintenir artificiellement des effectifs sur des missions en déclin. » Mais les constats du cabinet sont sans appel : « La transformation a eu des conséquences fortes sur le travail des agents, dans toutes ses dimensions. »

Une banque de cadres

Ce dégraissage n’a pas touché tous les niveaux hiérarchiques de manière égale. « La réduction de l’effectif global est en trompe-l’œil », relève Technologia. Ce sont les ouvriers et les employés qui ont subi les pertes les plus sèches. Moins 17 % entre 2019 et 2022, alors que les cadres ont augmenté de 10 % sur la même période. Entre 2015 et 2022, les antennes régionales ont perdu 41,6% de leurs postes. « Le gros de la réduction des effectifs s’est fait par le non-remplacement des départs en retraite, ce sont des ouvriers et des employés âgés et travaillant dans les régions qui ont quitté l’institution », observe Technologia.

Un sentiment de bureaucratie

Ces départs impactent la structure sociale de la BDF. Avec désormais 43 % d'agents cadres, et jusqu’à 58 % au siège, l’institution créée par Napoléon est en passe de « devenir une banque de cadres », juge le cabinet. Au risque de dégrader son fonctionnement. Les agents ont le sentiment que la chaîne hiérarchique est désormais « disproportionnée » et font état d’une « prolifération des contrôles et des reportings, d’un sentiment de bureaucratie parfois pesante ». Face à cette armée mexicaine, l’un d’eux s’exclame : « J’ai plus de supérieurs que de collègues ! »

Faire vite et pas bien

Faute de moyens humains, la charge de travail serait devenue « problématique ». Certaines équipes seraient en sous-effectif au point que des agents « sont obligés de dégrader la qualité de leur travail (!), ce qui leur pose un problème éthique », pointe le rapport. L’un d’eux témoigne à Technologia : « Ils ne veulent plus des besogneux comme moi attachés à la qualité, maintenant il faut faire vite et pas bien. »

Le gouverneur François Villeroy de Galhau (au centre), décoré en février de la grand-croix de l’ordre du mérite de la République fédérale d’Allemagne, la plus haute distinction allemande.
Image Deutsche Bundesbank

Mutations forcées et « mouroirs »

La réduction du maillage territorial a entraîné la mutation de nombreux agents présents en région. Cette mobilité forcée « leur a laissé le souvenir amer de périodes très stressantes » « et les a parfois conduits à accepter un poste qui ne leur plaît pas, ou pour lequel ils ne se sentent pas compétents », constate Technologia. Un agent témoigne : « J’ai 59 ans, j’étais maîtrise, quand la caisse a fermé j’ai dû me recaser sur un poste de gestionnaire surendettement qui n’était pas maîtrise, ça m’a miné pendant plusieurs mois, ça ne m’étonne pas qu’il y ait des tentatives de suicide. »

Partout en France, les fermetures font les titres de la presse locale...
Images Le Courrier de l’Ouest / Le Populaire du Centre /Ouest-France

Dans les villes de taille moyenne, les succursales ont été « rétrogradées » et leurs agents forcés à devenir plus polyvalents. Dans les petites municipalités, ils assurent désormais des permanences au sein des locaux d’autres administrations, surnommés les... « mouroirs ».

Les témoignages recueillis par Technologia sont éloquents : « Les agents s’inquiètent beaucoup de futures fermetures ou de rétrogradations, ont le sentiment qu’il n’y a pas d’avenir professionnel sur place, et constatent que plus personne ne veut venir travailler dans leurs succursales. »

Des cadres en fuite, d’autres en roue libre

Les cadres eux-mêmes se sont épuisés à porter la transformation. « Il a fallu passer les messages difficiles de réductions d’effectifs, déployer des réorganisations complexes et des réformes impopulaires. Ne pas remonter les problèmes des agents pour ne pas déplaire au Gouvernement de la Banque et ne pas compromettre sa propre carrière, tel a été le mot d’ordre de nombreux cadres dans ce contexte tumultueux », décrit le cabinet, qui juge la situation des managers « alarmante ».
61 % d’entre eux déclarent s’être sentis très fatigués par leur travail ces 12 derniers mois. La politique maison de mobilité n’est d’ailleurs pas un facteur de stabilisation : « Elle a permis à certains cadres de fuir en laissant les problèmes à leur successeur. »

Extrait de la synthèse du rapport Technologia sur les risques psycho-sociaux.
Document Blast

L’enquête de Technologia « atteste de pratiques de management toxiques chez certains cadres, qui n’ont pas fait l’objet de sanctions appropriées, ce qui leur a permis de continuer à faire des dégâts d’équipes en équipes, au fil de leurs mobilités ». Plusieurs récits de cas de harcèlement n’auraient donné lieu à aucune sanction.

Ils mettent tout sous le tapis

« Je connais un directeur du réseau qui a eu un dossier de harcèlement sexuel, il a été muté dans une autre région, il s’est refait une virginité », raconte un agent. Une autre témoigne : « J’ai été traitée de sale lesbienne et menacée de violences physiques, c’est remonté (aux Ressources humaines, ndlr), mes chefs ont étouffé l’affaire. Ils mettent tout sous le tapis. »

Le pouvoir d’achat au point mort

La rémunération aussi est un sujet de crispation. Le point d’indice de la Banque de France n’a augmenté que de 7,9 % entre 2013 et 2023, alors que l’inflation a bondi de 19 % sur la même période.

« Cela représente une perte de pouvoir d’achat considérable », pointe Technologia. La réforme des carrières entamée en 2019 a aggravé la situation. La BDF a conditionné la rémunération et la progression dans l'entreprise à un certain degré de performance. Résultat, les agents ont le sentiment désagréable de voir leurs carrières « fortement ralenties ».

Extrait de la synthèse de l’enquête Technologia.
Document Blast

Ces dispositifs d’évolution de carrière et de rémunération au mérite sont soumis à des quotas. Tous les agents, même les plus performants, ne peuvent en bénéficier, ce qui crée un « un sentiment d’iniquité et d’opacité, propice au déclenchement de conflits dans les collectifs ». Les promotions internes sont elles aussi limitées chaque année. Ainsi, de très nombreux agents, arrivés à l’échelon maximal de leur catégorie n’ont aucune perspective d’évolution sur les 10 ans à venir. Pour motiver la troupe, difficile de faire pire, on en conviendra.

On est passé au mode CAC 40

En quelques années, la Banque a vécu ces transformations conduites « au pas de charge » par une direction « préoccupé[e] par l’atteinte de ses objectifs stratégiques », selon le rapport. Un employé décrit : « On était la belle endormie, on est passé au mode CAC 40. » La transformation est perçue comme une marche forcée vers la culture du privé.

Le privé, un modèle

« Il y a des moments où on manque d’humanité dans l’usine, abonde un autre agent. On est devenu des pions. On ne s’occupe plus de personne. J’ai connu le privé et ici on prend de plus en plus les travers du privé. »

Ce sentiment - ne plus être en adéquation avec la ligne imposée par la direction – est encore renforcé par l’arrivée croissante de contractuels, qui s’intercalent dans le millefeuille hiérarchique. Ce qui perturbe d’autant les évolutions de carrières, auxquelles les titulaires auraient pu prétendre.

Ces nouveaux venus apportent en effet avec eux la culture du privé, « parfois en totale contradiction avec la culture historique de la fonction publique », observe Technologia. Ainsi, des conflits surgissent dans les directions où la proportion de contractuels est élevée, chaque catégorie de statut étant persuadé que l’autre est mieux traitée. Pour modérer un peu ce constat, Technologia note cependant que les contractuels qui rejoignent la Banque « sont souvent des professionnels attirés par les missions de service public, après avoir eux-mêmes subi certains excès du secteur privé ».

L’autosatisfaction du gouverneur

Pour le cabinet, « le Gouvernement de la Banque semble ne pas avoir entendu les signaux d’alerte qui n’ont pas manqué d’apparaître » dans plusieurs baromètres, sur la qualité de vie au travail, ni les alertes répétées des élus.

Délibérément trompeurs

Ainsi, Technologia juge « surprenant » de voir classés dans les « points forts » d’un questionnaire interne la satisfaction des agents. Pourtant « 36% d’entre eux qualifient leur satisfaction au travail de mauvaise ou très mauvaise ». Et « 35% déclarent se sentir mal ou très mal à la Banque »... Des résultats et une interprétation jugés « difficiles d’accès, voire délibérément trompeurs ».

Pire, le cabinet d’experts se demande même si ces « signaux alarmants » auraient pu être considérés comme des... « bonnes nouvelles » par la BDF, car « indiquant que la transformation était en marche ». Et d’asséner, cinglant : « Jusqu’aux drames humains de 2023, les messages du Gouvernement de la banque ont fait preuve d’un grand optimisme, empreint d’auto-satisfaction. »

Pourtant, malgré les nombreux écueils que traverse la Banque de France, plusieurs agents expriment toujours leur fierté d’y travailler et de bénéficier de son modèle social. Leur moral tient souvent grâce à la force du collectif. « Je suis toujours tombée sur des collègues solidaires entre eux », dit l’un d’eux. Mais pour combien de temps ?

Extrait de la synthèse du rapport Technologia, sur le management toxique.
Document Blast

« Aujourd’hui, la promesse initiale de la fonction publique semble s’évaporer », pointe l’enquête, pas franchement optimiste. Les mesures d’amélioration des conditions de travail, prises par la direction début 2024, sont jugées dérisoires par les agents. « Proposer de financer des moments de convivialité à des équipes en surcharge de travail, sans perspectives de carrière, paraît cosmétique », pointe notamment Technologia, qui propose de nombreuses pistes d’amélioration.

La Banque de France contre-attaque

C’est peu dire que l’enquête du cabinet a profondément déplu à la direction de la banque centrale, qui a refusé de participer aux réunions avec ses experts. En réaction, elle a déclenché puis publié dès janvier les résultats de sa propre enquête interne. Une méthode habile pour s’épargner au passage les procès en inaction, en coupant l’herbe sous le pied de l’étude de Technologia.

Le gouverneur François Villeroy de Galhau, lors de la journée portes ouvertes de la Banque de France en février dernier, face aux potentielles futures recrues étudiantes.
Image Banque de France

Parallèlement, la direction des Ressources humaines a attaqué l’objectivité du travail effectué par le cabinet. Ses griefs sont rassemblés dans une note du 10 avril, consultée par Blast : « Un soin particulier est donné à faire ressortir, sur des dizaines de pages, des ressentis négatifs – et parfois outranciers voire faux – en mêlant subtilement des appréciations de l’expert allant dans le même sens », pointe ce document. Elle reproche à Technologia de « ne pas avoir procédé à une vérification des faits » : « [Le cabinet] ne peut qu’indiquer dans le rapport que des pratiques managériales inappropriées lui ont été signalées mais il n’a pas à « attester » de ces pratiques. »

Une (contre)attaque qui avait été anticipée. Dès son introduction, le rapport de Technologia avertissait : « Dans de telles situations, la tentation est souvent forte de minimiser les conclusions de ces travaux, voire de les discréditer, pour éviter une introspection ou une mise en responsabilité. »

Blast publie en intégralité le rapport du cabinet Technologia présenté ce mardi 23 avril, dans le cadre du comité social et économique.
Document Blast