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Miyazaki : forces et faiblesses d’un génie de l’animation
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Le 10 mars dernier, Hayao Miyazaki recevait l’Oscar du meilleur film d’animation pour Le Garçon et le Héron (2023). A cette occasion, nous voulons revenir brièvement sur l’œuvre de ce brillant réalisateur, qui a non seulement donné une puissante impulsion à la diffusion mondiale de l’animation japonaise, mais aussi abordé un certain nombre des conséquences les plus terribles du capitalisme et de l’impérialisme.
Il existe toujours un lien, plus ou moins direct, entre les sociétés et l’art qu’elles produisent. L’art est un reflet de la vie sociale – plus ou moins déformé par la compréhension et la perception que l’artiste a des phénomènes qu’il décrit. En l’occurrence, l’œuvre de Miyazaki est le fruit d’une époque de profond reflux de la lutte des classes. La plupart de ses réalisations en portent la marque.
Un Japonais de l’après-guerre
Hayao Miyazaki est né le 5 janvier 1941 à Tokyo. Son père et son oncle sont les patrons d’une entreprise de construction aéronautique qui fabrique des gouvernes pour les avions de chasse de la marine japonaise. Miyazaki a gardé de cette période une fascination pour l’aviation, jusque dans ses aspects les plus techniques, comme le montrent des films tels que Porco Rosso (1992) et Le Vent se Lève (2013).
Très tôt, il se passionne pour la littérature japonaise et les mangas. A 22 ans, il entre dans le plus grand studio d’animation japonaise de l’époque – la Toei – comme dessinateur intervalliste.
Après la décennie de reconstruction des années 1950, la lutte des classes se développe au Japon avec vigueur. Les grèves et les mobilisations étudiantes se multiplient. Le mouvement communiste japonais est alors à son apogée. Au milieu des années 1960, Miyazaki est lui-même un des principaux dirigeants d’une grève des travailleurs de la Toei.
Le réalisateur sort de cette époque baigné d’idées d’inspiration vaguement communistes, qui transparaissent parfois dans son œuvre de façon assez inattendue. L’onirique Voyage de Chihiro (2001) peut être interprété – en partie – comme une métaphore très réussie de l’exploitation salariée. Dans ce film, une petite fille plongée par accident dans un monde magique est contrainte de travailler pour une sorcière. L’aliénation capitaliste, qui rend le travailleur étranger à son travail et lui ôte le contrôle de sa propre existence, prend là une forme poétique : lorsqu’un nouveau travailleur signe son contrat avec la patronne sorcière, il perd son nom et, s’il n’y prend garde, il risque de l’oublier et d’être contraint de travailler pour elle toute sa vie.
Dans les années 60, Miyazaki rencontre Isao Takahata (1935-2018), avec lequel il va collaborer durant le reste de sa carrière. Ils passent tous les deux par différents studios d’animation, avant de créer en 1985 le studio Ghibli, qui a produit quelques-unes des plus grandes œuvres de l’animation japonaise. Au passage, Miyazaki introduit dans l’animation des progrès techniques remarquables, notamment à travers la technique du « layout » qui permet de rendre l’animation des décors bien plus fluide et réaliste.
Après plus d’une décennie de lutte de classes, les mobilisations révolutionnaires des années 1960 se sont achevées sur des défaites. Au début des années 1980, la bourgeoisie est partout à l’offensive pour reprendre les concessions qu’elle a été forcée de faire et pour opposer au marxisme une philosophie contre-révolutionnaire et idéaliste : le post-modernisme. Ces décennies réactionnaires sont aussi celles où Miyazaki atteint sa maturité artistique. Cela a laissé une trace dans son œuvre à travers un ton souvent pessimiste et idéaliste, qui confine parfois au mysticisme. On le retrouve en particulier dans son approche de la guerre, mais aussi de la question de l’environnement.
Miyazaki et la guerre
A la naissance de Miyazaki (1941), le Japon est plongé depuis 1937 dans une longue guerre d’agression contre la Chine, durant laquelle l’armée japonaise se livre à des crimes de guerre d’une brutalité et d’une ampleur inimaginables. En décembre 1941, l’attaque japonaise contre la base américaine de Pearl Harbor marque le début de la guerre contre les Etats-Unis, qui s’achève par le bombardement massif des villes japonaises : 100 000 personnes sont tuées à Tokyo en une seule journée, le 10 mars 1945. Quelques mois plus tard, en août 1945, les villes d’Hiroshima et de Nagasaki sont réduites à néant par les premiers bombardements nucléaires de l’histoire.
Comme son ami Takahata et beaucoup de Japonais de leur génération, Miyazaki a été profondément marqué par cette expérience. La guerre occupe une place importante dans son travail. On la retrouve d’ailleurs en toile de fond de son dernier film, le Garçon et le Héron. Mais bien d’autres œuvres de Miyazaki abordent ce thème de façon beaucoup plus frontale.
La bande dessinée Nausicaä de la Vallée du Vent, publiée entre 1982 et 1994, et le film du même nom sorti en 1984, se déroulent dans un monde post-apocalyptique où deux empires crépusculaires se livrent une guerre sans merci. Cette œuvre est symptomatique de l’hostilité de Miyazaki au militarisme : l’héroïne se refuse catégoriquement à choisir un camp dans un conflit qui n’apparaît que comme une boucherie ponctuée de massacres de civils innocents. Le film Le Château Ambulant (2004) adopte la même approche. Dans une scène marquante, l’héroïne, Sophie, aperçoit un bombardier qui les survole et demande à son compagnon Hauru : « C’est un ennemi ou un allié ? ». Hauru lui répond : « Quelle différence ? Il va bombarder des villes et tuer des gens. Allez au diable, assassins ! ».
Le pacifisme et l’antimilitarisme de Miyazaki ne se sont pas cantonnés à ses films. Il a critiqué publiquement l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis en 2003, mais aussi le gouvernement de Shinzo Abe, qui a été Premier ministre du Japon de 2006 à 2007 et de 2012 à 2020. Abe refusait de reconnaître officiellement l’ampleur des crimes commis par l’armée impériale japonaise en Chine ou en Corée. Il envisageait même d’amender l’article 9 de la Constitution japonaise, qui « interdit » au pays d’avoir recours à la force militaire. Comme une bonne partie de la classe dirigeante japonaise, Abe voulait renforcer l’appareil militaire du Japon pour lui permettre de jouer un rôle impérialiste plus actif sur la scène internationale. Par ses prises de position, Miyazaki s’est attiré l’hostilité de la droite nationaliste japonaise.
Malheureusement, le pacifisme de Miyazaki est largement idéaliste. Dans ses œuvres, les guerres sont souvent causées exclusivement par l’ambition ou la stupidité d’une poignée de dirigeants, à laquelle il suffirait d’opposer l’amour et la bonne volonté. Cette vision atteint son paroxysme dans Le Château Ambulant : la guerre semble y être causée par la seule bêtise d’un roi.
Certes, la bande dessinée Nausicaä souligne qu’il existe des causes matérielles qui nourrissent la guerre. En l’occurrence, il s’agit du manque de terres cultivables qui pousse une partie de la population à chercher à s’établir sur de nouveaux territoires conquis par les armes. Mais là encore, Miyazaki n’a pas d’autre solution à proposer que l’amour et la bonne volonté… auxquels il adjoint néanmoins un robot guerrier tout puissant, sans lequel les monarques en lutte n’auraient accordé aucun regard à l’héroïne pacifiste, sans parler d’envisager de mettre fin au conflit.
La nature et l’humanité
La question de l’environnement est un autre thème central de l’œuvre de Miyazaki. Ce n’est pas surprenant. Ses années de jeunesse sont aussi celles des premiers grands scandales de pollution, comme l’affaire de Minamata : dans cette petite ville de l’île japonaise de Kyushu, une usine pétrochimique, la Chisso, rejette à partir de 1932 des tonnes de mercure directement dans l’océan. Cela contamine les poissons que mangent les pêcheurs de la région. Des milliers de personnes tombent malades et des centaines d’autres meurent empoisonnées par le mercure, qui provoque aussi de nombreuses malformations congénitales. Cette catastrophe industrielle ne prend fin qu’en 1966, lorsque la Chisso adopte un procédé moins polluant – et plus rentable – pour recycler le mercure usagé.
Miyazaki aborde la question des rapports entre l’humanité et la nature dans nombre de ses œuvres, et notamment le manga Nausicaä de la Vallée du Vent, dans le film éponyme, ainsi que dans le célèbre Princesse Mononoké (1997).
Nausicaä penche très nettement vers le mysticisme « décroissant ». La « Nature » y est presque divinisée ; elle joue un rôle purificateur face à la pollution et à la destruction qu’incarnent les sociétés humaines. A un moment, l’héroïne découvre l’existence d’une terre non polluée, sur laquelle l’humanité pourrait vivre sans craindre en permanence de s’empoisonner. Plutôt que de répandre la nouvelle, elle décide de la cacher pour éviter que les hommes ne « dévorent cette terre naissante et fragile et ne répètent les mêmes folies ». Elle conclut en espérant que l’humanité finisse par apprendre la « sagesse », qui pour l’auteur semble signifier le retour à une société rurale et pré-capitaliste.
Princesse Mononoké est plus subtil. L’opposition entre l’humanité et la nature y est moins brutalement manichéenne. Mais la solution que propose Miyazaki reste globalement la même : à la fin du film, le village de forgerons, incarnation évidente du progrès technique, est recouvert par la forêt, tandis que la maîtresse des forges, Dame Eboshi, fait le vœu de reconstruire un nouveau village plus respectueux de la nature. Comme dans Nausicaä, la morale est que les humains ne doivent pas essayer de contrôler la nature, mais plutôt cohabiter humblement avec elle.
Comme une bonne partie des milieux écologistes et décroissants, Miyazaki pose là un faux problème. La nature n’est pas une entité mystique qu’il s’agirait de respecter religieusement et qui serait extérieure à l’espèce humaine. L’humanité est une partie intégrante de son environnement et a passé toute son histoire, depuis ses origines, à tenter de mieux le connaître précisément pour mieux le contrôler. Depuis la maîtrise du feu jusqu’à la découverte des vaccins, les humains n’ont pu améliorer leurs conditions d’existence qu’en maîtrisant de mieux en mieux la nature à laquelle ils appartiennent. Les progrès de la science ouvrent d’ailleurs la possibilité de réduire drastiquement la pollution en utilisant des énergies renouvelables, moins polluantes, en construisant des logements économes, en recyclant massivement les déchets, etc.
Cependant, l’humanité n’est pas un bloc monolithique qui serait condamné collectivement à « apprendre la sagesse » en expiant ses péchés dans le purgatoire du monde de Nausicaä. Il existe des classes sociales aux intérêts opposés. La pollution, la destruction de l’environnement et les guerres se perpétuent parce qu’elles sont profitables à la classe dirigeante. Les travailleurs, eux, sont les premières victimes de ces fléaux. Pour y mettre fin et vivre mieux, sans détruire l’environnement, la solution n’est pas dans une élévation spirituelle collective, comme semble le proposer Miyazaki dans toute son œuvre, mais dans une lutte révolutionnaire de la classe exploitée contre la classe qui l’exploite et qui, au passage, ravage la planète.