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"En Nouvelle-Calédonie, le destin commun a possiblement été détruit"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://qg.media/2024/05/18/la-tentation-de-la-france-a-toujours-ete-de-minoriser-le-peuple-kanak/
Le grand diviseur a encore frappé. Depuis son premier mandat, Emmanuel Macron n’a cessé de suivre les loyalistes calédoniens dans une politique sans issue. En rompant le pacte électoral qui, depuis la fin des années 80, permettait de vivre ensemble aux Kanaks et aux blancs calédoniens, dont le langage est souvent celui de l’extrême droite, le pouvoir a provoqué un cataclysme dans l’archipel. Recoller les morceaux sera très difficile parce que la peur s’est installée, affirme Mathias Chauchat, professeur de droit public sur place. Pour QG, il expose une situation aux airs de petite Afrique du Sud, alors que le calme n’est toujours pas revenu
« Combien de flics, de soldats, pour tenir Nouméa ? », questionnait Renaud dans sa chanson Triviale poursuite en 1988. La question se repose en 2024, avec l’envoi de l’armée française, décidé par le pouvoir français en réponse à l’insurrection des Kanak, en écho au vote de l’Assemblée nationale sur le dégel du corps électoral en Nouvelle-Calédonie/ Kanaky. Pour QG, Mathias Chauchat, professeur de droit public à l’Université de Nouvelle-Calédonie, revient sur les raisons de la colère du peuple kanak, la politique coloniale perpétuée par la France sous la présidence d’Emmanuel Macron, cherchant à faire plaisir aux loyalistes, balayant par là même les propositions faites par les indépendantistes et remettant en cause la paix trouvée à la fin des années 1980, ainsi que le processus de décolonisation pourtant inscrit dans des résolutions de l’ONU. Interview par Jonathan Baudoin
Mathias Chauchat est professeur de droit public à l’Université de Nouvelle-Calédonie. Il est notamment le coauteur de: « Le sens du Oui, la sortie de l’Accord de Nouméa » éditions Rakuten Kobo, 2020
QG : Pour quelles raisons la révision du corps électoral en Nouvelle-Calédonie suscite une telle colère chez le mouvement indépendantiste kanak ?
Mathias Chauchat : C’est une longue histoire. La Nouvelle-Calédonie comme l’Algérie est une colonie de peuplement. La tentation de la France a toujours été d’essayer de minoriser le peuple kanak. Parmi les éléments irrationnels de la crise, il y a la crainte de la noyade démographique kanak. Le droit international ouvre le droit de vote, pour la décolonisation, au seul peuple autochtone. Si les Kanak avaient voté, 95% de la population se serait prononcée pour l’indépendance.
Simplement, à partir de 1983, les Kanaks, tenant compte des réalités, avaient accepté ce qu’ils appelaient « les victimes de l’histoire »: les gens qui étaient arrivé par le bagne, le flux de la colonisation qui avait fait souche ici. L’idée était que le droit à l’autodétermination des Kanak ait comme contrepartie la proposition de « faire peuple », de « faire pays » à ces victimes de l’histoire. Cela n’a pas marché. Le Rassemblement n’a pas signé la déclaration de Nainville-les-Roches. Il y a eu les « Événements » et en 1988, les accords de Matignon reprennent largement cette déclaration de 1983. Mais il y a eu entretemps des morts dans une guerre coloniale.
Les accords de Matignon furent conclus à Paris en juin 1988 par une délégation emmenée par le député Jacques Lafleur et une délégation indépendantiste menée par Jean-Marie Tjibaou
L’accord de Nouméa, dix ans plus tard en 1998, est un accord de décolonisation. Ce que préconise l’ONU est qu’un pays qui décolonise arrête le peuplement colonial. Et si on veut conserver la libre circulation, la restriction doit porter sur l’équilibre politique. Le système adopté en 1998 est simple. Les gens présents jusqu’en 1998 peuvent avoir le droit de vote à partir du moment où ils ont 10 ans de résidence. Quelqu’un arrivant en 1997 aura le droit de vote en 2007. Par contre, passé le 8 novembre 1998, date de l’accord de Nouméa, les gens qui arrivent n’ont pas le droit de vote. Il est gelé. On en est toujours là, alors que les référendums se sont éternisés et qu’on est en 2024. Une partie de l’électorat est privée du droit de vote. Mais cela a été voulu.
Les exigences démocratiques ne sont pas les mêmes en France et dans un pays en voie de décolonisation. L’idée universelle « un homme = une voix » ne s’applique pas. La loi du nombre est très relative puisque la décolonisation est tournée vers les « populations intéressées » qu’il faut définir. Le gouvernement français et les loyalistes ont continué à exiger l’ouverture du corps électoral aux immigrants français.
La séquence des référendums s’est tenue et l’indépendance fait 47%. La France a contraint au troisième référendum durant la période du Covid, avec interdiction de se réunir. Il y a eu 96% de « non » et la participation a été de 46%. Cela veut dire que tout un peuple a refusé de participer. Ce référendum est contesté devant l’ONU. Malgré tout, l’État considère que c’est réglé et il s’est engagé dans une politique brutale exigeant l’ouverture du corps électoral. Au bout d’un certain temps, la résilience du peuple kanak a été atteinte. Arrive le moment du vote à l’Assemblée nationale et au Sénat et la cocotte-minute a explosé.
QG: Est-ce qu’un scénario de « quasi guerre civile » comme lors des « Événements » entre loyalistes et indépendantistes au milieu des années 1980 peut ressurgir ?
Attention aux mots ! « Guerre civile » laisse entendre qu’il y a un affrontement entre une population d’un même pays et que l’État s’interpose se portant garant de la paix. Or, ce qui se passe en Nouvelle-Calédonie, ce n’est pas encore la guerre. Ça peut le devenir. Mais c’est un conflit colonial entre les Français de Nouvelle-Calédonie, un peuple exogène, et les Kanak, le peuple autochtone. C’est un conflit comme en Algérie.
Pour l’instant, il y a une insurrection kanake. Au début, la branche terrain du FLNKS (Front de libération nationale kanak et socialiste), la CCAT (la Cellule de Coordination des Actions de Terrain), a décidé qu’il y aurait un soulèvement, mais avec des blocages pacifiques, avec l’idée de paralyser l’économie calédonienne. Une grosse différence avec les Événements de 1984, c’est que la cible est Nouméa. Entre 1984 et 1988, Nouméa était préservée et la brousse brûlait. Aujourd’hui, après 35 années de paix, les Kanak se sont installés dans la ville, représentant un quart de la population de l’agglomération. Il y en a dans tous les quartiers. À l’occasion de ce blocage de Nouméa, tous les jeunes des quartiers pauvres de Nouméa, mais aussi de la brousse, sont venus renforcer la CCAT. De manifestations monstres on est passée à l’insurrection. Ils s’en sont pris, en dehors de toute consigne politique, à tous les symboles de richesse dont ils sont exclus. Le nombre de commerces incendiés dans Nouméa est impressionnant.
Des milices citoyennes blanches se sont mises en place. À l’exception des deux gendarmes tués, tous les morts, trois officiellement, sont des Kanak tués par des loyalistes, c’est-à-dire des gens armés. Pour l’instant, les Kanak sont non-armés dans l’ensemble. Même si, avec la peur, les armes commencent à apparaître dans les barrages kanak. Tradition coloniale oblige, les gendarmes sont concentrés exclusivement sur la population autochtone.
QG: Est-ce que l’instauration de l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie/Kanaky par Emmanuel Macron et l’envoi de l’armée annoncé par Gabriel Attal peuvent envenimer les choses ?
L’armée est habituée à combattre contre un peuple ennemi, en l’occurrence le peuple autochtone kanak. L’idée était de faire un peuple calédonien uni entre Kanak et Calédoniens avec comme slogan « un destin commun dans un pays commun ». Aujourd’hui, c’est un retour de 35 ans en arrière. Les loyalistes se considèrent comme Français de Calédonie, comme il y avait les Français d’Algérie, et en face, le peuple Kanak.
Délégation kanak, 2016, photographe Ted Mac Grath
QG: Peut-on penser que sous la présidence de Macron, une logique coloniale s’exprime afin d’avoir le soutien des loyalistes calédoniens, quitte à être en rupture avec l’accord de Nouméa signé en 1998?
Alors que le colonialisme est fondé sur la domination des blancs sur les Kanaks, qui vivent une situation encore dégradée dans l’archipel, le langage des loyalistes calédoniens est un langage d’extrême-droite: « Je fais un combat pour la démocratie. Assez de la discrimination en fonction de ma couleur de peau car en Calédonie il y a un racisme anti-blanc car les blancs n’ont pas le droit de vote ». On est dans l’invention d’un monde. Le destin commun a été détruit parce que le Président de la République, dans ses deux mandats, les a suivis dans une politique sans issue.
Recoller les morceaux est extrêmement difficile parce que la peur s’est installée. Je crains que les quartiers ne se ferment les uns aux autres. Les Kanaks n’oseront plus aller dans les quartiers blancs et les blancs n’oseront plus sortir de Nouméa. Cela a des petits airs d’Afrique du Sud. Je pense que les Kanak ont obtenu, de fait, l’arrêt de la colonie de peuplement. Quel Français oserait venir ici à l’avenir ?
Néanmoins, en brousse, les choses se passent bien. C’est une lueur d’espoir. Les gens ne s’aiment pas mais se tolèrent. C’est impossible de vivre sans les Kanak et encore plus contre eux en brousse.
QG: Est-ce que les référendums d’autodétermination de 2018, 2020 et 2021, marqués par des victoires du « non » et un boycott des partis indépendantistes pour le dernier référendum cité, ont conduit à une impasse politique en Nouvelle-Calédonie/Kanaky ?
Entre le 2ème et le 3ème référendum, les indépendantistes demandent un référendum de projet qui rassemble autour du « partenariat », c’est-à-dire le statut de l’État associé encouragé par l’ONU. Il y aurait « une minute » d’indépendance puis le même jour le transfert de compétences régaliennes à la France, pour qu’elle les exerce au nom de la Calédonie, comme le font les Îles Cook, les Îles Niue avec la Nouvelle-Zélande. Cette solution a été catégoriquement refusée par la France.
Ces trois référendums ont conduit à une impasse politique. Les référendums ont cassé le vivre-ensemble. Il faut dire que la France a pris la tête du camp du « non », alors qu’elle est tenue, par l’ONU, de faire la décolonisation. Le discours de Macron en juillet 2023 à Nouméa, c’est mot pour mot le discours de 1958 de De Gaulle sur la place d’Alger. Aucun Kanak n’était présent lors de son discours à la place des cocotiers. Cela aurait dû lui mettre la puce à l’oreille !
QG: Quelles solutions politiques seraient à adopter pour sortir de cette situation ?
Les indépendantistes du FLNKS veulent l’accès à la pleine souveraineté. Les termes du compromis seraient les suivants : ils veulent que la France s’engage sur une date ferme d’accès à la pleine souveraineté dans un délai raisonnable. Et celle-ci se ferait en interdépendance avec la France. On aurait cette période intermédiaire pour que Calédoniens et Kanak ensemble préparent la convention d’interdépendance. La France consentirait, à ce moment-là, à une interdépendance équivalente au statut qu’ont obtenu les îles anglo-saxonnes du Pacifique Sud. Sans date pour l’interdépendance, ils ne repartiront pas sur un cycle de référendums.
Si une date d’indépendance est fixée, le FLNKS a proposé l’ouverture du corps électoral aux natifs du pays, même sans parents citoyens. Ils veulent bien reconsidérer le droit de vote des gens actuellement installés. Mais il faut comprendre qu’accepter un corps électoral glissant en permanence, c’est légitimer la colonie de peuplement française.
La France n’est légitime en Océanie qu’au travers des peuples qu’elle administre. Si les peuples du Pacifique se révoltent, parce que la France refuse l’évolution du statut politique de ces îles, elle deviendra illégitime dans le Pacifique. Les Australiens, les Néo-Zélandais, les Américains sont réalistes. Si un conflit colonial commence, ceux qui resteront sont les Kanak et les Polynésiens. Ils vont jouer ceux qui vont rester. Et la France perdra de son influence dans le Pacifique.
Propos recueillis par Jonathan Baudoin
Mathias Chauchat est professeur de droit public à l’Université de Nouvelle-Calédonie. Il est l’auteur de : Le sens du « Oui », la sortie de l’Accord de Nouméa (avec Louise Chauchat, éditions Rakuten Kobo, 2020), Les institutions en Nouvelle-Calédonie (CDPNC, 2011), ou encore : Vers un développement citoyen – Perspectives d’émancipation pour la Nouvelle-Calédonie (Presses universitaires de Grenoble, 2006)