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À nouveau sur Lutte ouvrière, la Palestine et la question nationale

LO

Lien publiée le 2 juin 2024

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.revolutionpermanente.fr/A-nouveau-sur-Lutte-ouvriere-la-Palestine-et-la-question-nationale

Après une semaine de manifestations semi-spontanées en réaction au massacre à Rafah et des mobilisation massives en France ce 1er juin, la Palestine continue d’être au premier plan de la situation politique. Pourtant, si LO en fait mention, à sa Fête annuelle, dans sa presse, dans la campagne européenne, elle continue à traiter cet enjeu en dehors de toute considération pour la question de l’émancipation nationale, se privant ainsi d’articuler celle-ci à une perspective révolutionnaire.

Ces derniers mois, LO s’est emparée du sujet plus directement dans un article publié dans sa presse et intitulé « L’extrême gauche, la question palestinienne et le Hamas », et sa porte-parole, Nathalie Arthaud, est revenue sur cette question dans son intervention sur la situation internationale, lors du dernier jour de la Fête annuelle, à Presles, le 20 mai. Ces élaborations et discours permettent de préciser le débat que nous avions entamé en octobre dernier, alors que LO continue à esquiver la question nationale et à mettre sur le même plan le Hamas et Netanyahou, la Palestine qui « n’existe pas » et l’État sioniste, en appelant à une communion entre prolétaires « de la mer au Jourdain », sans jamais poser la question de la rupture du monde du travail en Israël vis-à-vis du sionisme comme étape préalable à toute convergence.

Le développement de la mobilisation pour la Palestine à échelle internationale, la spontanéité et la puissance avec laquelle toute une génération est en train de s’approprier les drapeaux de la solidarité internationaliste de même que le retour de flamme de la question nationale en Kanaky sont autant d’éléments qui nous obligent à reprendre par écrit le fil de ce débat avec les camarades de LO.

Juste ou pas juste, la guerre ?

Dans le cadre de la guerre-génocide que mène Israël contre la Bande de Gaza et les Palestiniens depuis près de huit mois, LO développe une position que l’on pourrait synthétiser ainsi : dénonciation du terrorisme d’État israélien et de ses soutiens impérialistes mais également dénonciation du Hamas dont les intérêts seraient opposés aux Palestiniens ; solidarité avec le peuple Palestinien pour ses droits et contre les spoliations dans le cadre d’un appel à l’unité de classe entre travailleurs de Palestine et d’Israël. Lutte Ouvrière a popularisé cette position à travers le slogan « Contre l’impérialisme et ses manœuvres, contre Netanyahou et le Hamas, prolétaires de France, de Palestine, d’Israël… unissons-nous ! », dans sa presse et ses médias.

En discussion avec cette position, nous soulignions dès fin octobre 2023 que LO finit par renvoyer dos-à-dos une organisation du mouvement national palestinien – certes politiquement réactionnaire et idéologiquement ultra conservatrice et religieuse – et l’État d’Israël – lui-même religieux et théocratique dans ses fondements, mais « de surcroît » pointe avancée et gendarme des intérêts impérialistes dans la région, par-delà certaines contradictions. Pour les camarades de LO, qui affirment pourtant n’avoir jamais « cessé de dénoncer la politique des dirigeants israéliens […], et leur terrorisme d’État, dont la violence s’exerce à une tout autre échelle que celle du Hamas », ce serait à l’inverse notre interprétation des classiques du marxisme qui poserait problème. Elle mettrait sous le tapis la question fondamentale de l’indépendance politique que les révolutionnaires doivent maintenir vis-à-vis des bourgeoisies nationales et de leurs courants politiques.

Pour démontrer notre « opportunisme », l’argumentaire de LO est le suivant : « RP souligne que, dans Le socialisme et la guerre (1915), Lénine se prononçait pour la victoire du Maroc contre la France, de l’Inde contre l’Angleterre, de la Perse ou de la Chine contre la Russie ». Avant de relativiser : « Certes, mais Lénine défendait également la lutte de classe du prolétariat des pays colonisés ou semi-coloniaux contre leurs classes dirigeantes locales et leurs représentants, sultan, seigneur de guerre ou maharadja ». Une pirouette qui permet aux camarades de ne pas se positionner sur la première affirmation de Lénine qui affirme bel et bien que « si demain le Maroc déclarait la guerre à la France, l’Inde à l’Angleterre, la Perse ou la Chine à la Russie, etc., ce seraient des guerres "justes", "défensives", quel que soit celui qui commence, et tout socialiste appellerait de ses vœux la victoire des États opprimés, dépendants, lésés dans leurs droits, sur les "grandes" puissances oppressives, esclavagistes, spoliatrices ».

Si l’affirmation de Lénine semble être considérée par LO comme une évidence, sa position vis-à-vis de la guerre actuelle en Palestine est loin d’être analogue. D’un côté, LO soutient qu’« Israël mène une guerre d’oppression et de colonisation depuis plus de 70 ans » mais, de l’autre, l’existence d’une guerre « juste », de libération nationale, qui supposerait pour les révolutionnaires de soutenir le camp militaire de la nation opprimée, n’est jamais mentionnée. Une indétermination quant à la nature de la guerre en Palestine qui contraste avec le positionnement des camarades sur la guerre en Ukraine où ils n’hésitent pas à affirmer ouvertement que « cette guerre n’a rien d’une guerre juste ».

Ce refus de se positionner sur la guerre permet à LO de se dérober, en se refusant à choisir un camp militaire, préférant affirmer qu’il y a « bien deux camps dans cette guerre, mais pas ceux qu’on nous présente. D’un côté, il y a les dirigeants d’Israël et des grandes puissances, mais aussi ceux des États arabes, du Hamas et même de l’Autorité palestinienne, qui veulent avant tout le pouvoir et contribuent chacun à leur façon au maintien de l’oppression des peuples. En face, les opprimés arabes, palestiniens et israéliens n’ont aucun intérêt à cette guerre. Mais ils ne pourront y mettre fin qu’en s’unissant sur la base de leurs intérêts de classe contre tous leurs oppresseurs ». Une position abstraite de « neutralité » qui dénie l’opposition évidente entre d’un côté, l’État d’Israël soutenu par un certain nombre de puissances impérialistes, aujourd’hui critiques, pour quelques-unes, du jusqu’au-boutisme de Netanyahou, et, de l’autre, le peuple Palestinien résistant à la colonisation et à l’occupation, dont la cause est instrumentalisée, face au colonialisme sioniste, par certains États ou courants bourgeois du Proche et Moyen-Orient.

L’exception et la règle : quand LO défendait résolument le camp des nations opprimées

LO n’a pourtant pas toujours défendu la même position, du moins vis-à-vis de la question palestinienne, notamment entre la fin des années 1960 et 1970. Ainsi, quelques jours après le déclenchement de la guerre du Kippour, en 1973, initiée par l’Égypte nassériste et la Syrie baasiste en réaction à l’offensive coloniale d’Israël lors de la guerre des Six jours, en 1967, LO se positionne explicitement dans le camp des nations opprimées en titrant son article « Proche-Orient : pourquoi les révolutionnaires sont dans le camp des pays arabes ». Déjà en 1967, les camarades (à l’époque Voix ouvrière) exprimaient ce type de position dans un article intitulé « Le problème palestinien ».

Dans ces deux textes, LO ne développe pas seulement « une politique » mais adopte une position claire sur la guerre. Si les camarades dénoncent les manœuvres et les incohérences des directions nationalistes bourgeoises des États arabes comme celle de l’OLP, vis-à-vis desquelles sont exprimées des critiques acerbes, LO le fait à partir d’une position de soutien inconditionnel de la résistance, face à l’impérialisme, des peuples opprimés. Plusieurs extraits de ces textes pourraient s’appliquer à la guerre actuelle. Ainsi, dans leur article de 1973, les camarades pointent que « les révolutionnaires prolétariens ne peuvent se déterminer en fonction des nationalismes et des justifications nationales en présence. Pas plus qu’ils ne peuvent se déterminer en fonction de la nature des régimes des États impliqués dans cette guerre », avant d’ajouter que sans se faire d’illusion sur « le caractère anti-impérialiste ou, à plus forte raison, révolutionnaire du conflit », « les révolutionnaires prolétariens doivent soutenir les pays arabes. Ils doivent les soutenir inconditionnellement, en dépit de la politique nationaliste réactionnaire anti-ouvrière des régimes en place, parce que l’impérialisme, lui, est dans l’autre camp. Parce que l’impérialisme sortirait renforcé d’une victoire d’Israël, parce qu’Israël, dans cette partie du monde, en défendant ses propres intérêts, défend du même coup ceux de l’impérialisme mondial ».

Ce « soutien aux pays arabes ne signifie nullement l’alignement sur les leaders nationalistes », affirme clairement à l’époque LO, distinguant ainsi camp militaire et camp politique, comme nous le faisons nous-même dans nos textes sur la Palestine jugés « opportunistes » par les camarades. Tout en rappelant les aspects réactionnaires des directions arabes, qu’il s’agisse de la collusion entre Nasser, Hussein et Fayçal, [1] ou de « la propagande anti-juive d’un Choukeiry » [2] LO considère que « tout ceci n’est pas suffisant pour renvoyer dos à dos Israël et les pays arabes ». Et pour cause, pour l’organisation, à l’époque, « en cas de conflit entre Israël et les États arabes, par contre, nous sommes aux côtés des derniers, car la politique des dirigeants arabes est peut-être contraire aux intérêts de leur peuple, mais les dirigeants israéliens combattent pour l’impérialisme. Dans une guerre entre la démocratie américaine et le sultan du Koweit, nous ne regarderions pas où est la République et où est la Monarchie, mais où est l’impérialisme ».

Ces positions de LO, qui a pour habitude de mettre en avant sa constante politique et stratégique, tranchent avec la « politique » des camarades dans la guerre actuelle. Malheureusement, elles ont été plutôt l’exception que la règle dans l’histoire de l’organisation, certainement en lien avec une (saine, selon nous) pression soixante-huitarde, dans le cadre de la poussée révolutionnaire des années 68. En tout état de cause, celle-ci a permis d’élaborer des textes qui se situent à des années-lumière du raidissement que LO entend aujourd’hui présenter comme une preuve d’orthodoxie. Il ne reste pas moins que la matrice analytique de LO (et avant elle, Voix ouvrière) sur la question nationale se situe fondamentalement à bonne distance de la théorie de la révolution permanente et du trotskysme, dont l’organisation pourtant se réclame à cor et à cri.

Rhétorique et abstractions : le trotskysme de LO et la négation de la question nationale

Au fil de son histoire, en guise de grille de lecture des tâches des marxistes révolutionnaires dans les pays semi-coloniaux et coloniaux, LO a raillé, à bon compte, les errements et les erreurs des deux autres courants majoritaires du trotskysme en France, d’un côté le courant « mandéliste » – anciennement Secrétariat unifié, aujourd’hui Comité international auquel était lié, historiquement, la Ligue communiste révolutionnaire et, aujourd’hui, plusieurs courants des deux NPA et d’Ensemble [3]–, et, de l’autre, le courant lambertiste [4] . Concentrant notamment ses critiques, sur la LCR, organisation avec laquelle LO a pourtant compagnonné à des différents moments de son histoire, en allant jusqu’à partager des cadres d’interventions et des cellules militantes en commun, LO a régulièrement fustigé les positionnements suivistes du mandélisme vis-à-vis d’un certain nombre de direction nationalistes bourgeoises ou staliniennes ayant été à la tête de processus révolutionnaires au cours de la seconde moitié du XX°, du maoïsme au sandinisme en passant par le castrisme, pour ne citer que quelques-unes d’entre elles [5]. Des critiques que nous partageons en partie, et qui fondent nos divergences stratégiques profondes avec ce courant [6], mais qui ne rendent pas plus correcte l’analyse stratégique de LO de la question nationale, des tâches de libération nationale qui en découlent et de leur lien avec la perspective de la révolution sociale.

Les positions de LO sur ce thème reposent en effet sur une négation de la question nationale. LO défend une position présentée comme « de classe » : la seule chose qui compterait, en dernière instance, c’est que le monde du travail soit en mesure de se débarrasser de la dictature du capital. Voici une vérité formulée de façon abstraite et qui fait l’économie d’un ensemble d’autres combats qui s’ils sont, en dernière instance, subordonnés au premier, peuvent avoir une importance décisive dans la capacité de mobilisation du monde du travail.

Dans le cas des pays que LO qualifie d’« arriérés » ou « pauvres » [7], où la question nationale est plus manifeste et qu’il n’est pas possible d’ignorer, LO campe sur des positions formellement anti-impérialistes, de dénonciation de la déprédation, des pillages et des violences, tout en esquivant la question de la libération nationale. Dans le cas d’une question nationale irrésolue dans des pays ou nations au cœur même du système impérialiste, comme par exemple la question catalane ou basque vis-à-vis de l’État espagnol ou français, il ne peut s’agir selon LO que de revendications nationalistes et réactionnaires, ou réactionnaires parce que nationalistes [8].

Dans les deux cas, LO ne pose jamais concrètement le lien entre libération nationale et sociale : à savoir la façon dont par « transcroissance », comme le posent Lénine et Trotsky au sein de l’Internationale communiste, une lutte pour des droits démocratiques et nationaux peut frayer un chemin à un combat contre le capital et, par réfraction, comment seul un combat contre le capital permet de garantir le succès réel de ces luttes démocratiques et nationales, à condition que le monde du travail y intervienne de façon autonome et auto-organisée. LO omet la première partie du raisonnement et ne garde que des bribes de la seconde. C’est ainsi que dans ses principaux textes de polémique avec le Secrétariat unifié, par exemple, LO se moque de l’utilisation par le mandélisme du terme « transcroissance » comme s’il s’agissait d’une « invention » au même titre que d’autres catégories marxistes apparues au cours de l’Après-guerre, et ce alors même que le terme est l’un des premiers concepts opératoires mis en avant par Trotsky dans la préface de La Révolution permanente, pour ne citer qu’un texte [9].

Pour justifier cette rupture de facto avec le trotskysme, Lutte Ouvrière se plaît à faire croire, en s’appuyant sur les adaptions politiques réelles de certains courants, que l’idée de « transcroissance » consisterait à attendre des directions nationalistes elles-mêmes qu’elles se transforment en direction ouvrières et révolutionnaires. Une déformation polémique contre laquelle LO défend l’idée – abstraitement juste mais politiquement révélatrice de ses choix, de ses frilosités et de ses limites – que « la dictature du prolétariat seule peut résoudre complètement les tâches démocratiques bourgeoises et les garantir, en cela même qu’elle ouvre la perspective de la révolution socialiste mondiale ». Cette formulation, de 1963, dans « La Révolution permanente en Chine, est la même qui est déclinée, en 2024, pour la Kanaky, que LO continue à appeler « Nouvelle Calédonie » : « Les aspirations des opprimés à échapper à la misère et à décider de leur sort, peut-on ainsi lire en conclusion du dernier édito national de LO, signé Nathalie Arthaud, ne peuvent se réaliser sans renverser l’impérialisme, c’est-à-dire l’ordre économique capitaliste, à la base des rapports de domination et des frontières qu’il a créées. Hors de cette perspective, nous sommes condamnés à voir se reproduire les inégalités et les violences qui alimentent le rejet, la haine et le racisme entre les travailleurs comme entre les peuples ».

Exit la question nationale donc, comme si avant de poser la question essentielle de l’unité de classe entre travailleurs Kanaks et Caldoches, Blancs et Mélanésiens, il ne fallait pas défendre la question du droit à l’autodétermination, à l’autodéfense et à l’indépendance du peuple kanak que LO se garde d’aborder. Une position qui conduit à faire l’économie d’une bataille indispensable en France : celle de convaincre les travailleurs français de la nature impérialiste de leur État, en les engageant dans une critique très concrète de celui-ci, par le soutien à l’auto-détermination des peuples qu’il opprime. Une position qui a été historiquement celle du mouvement ouvrier révolutionnaire, cherchant à extirper toute tendance au chauvinisme et à l’adaptation à son impérialisme, non pas par des appels à l’internationalisme abstrait, mais par la défense inconditionnelle de « la liberté de séparation politique pour les colonies et les nations opprimées par "sa" nation. » [10]

Cette position, présentée par LO comme la fidélité la plus orthodoxe au trotskysme, relève en réalité davantage du bordiguisme – avec lequel LO entretient ou a entretenu des rapports idéologiques, politiques et organisationnel [11] – ou de positions ultra-gauche toujours escamotées – héritées des apports idéologiques ou de cadres venant de courants gauchistes comme Socialisme ou Barbarie qui ont nourris la presse et les rangs de VO puis de LO.

Défendre une politique d’indépendance de classe qui prenne en charge la question nationale avec Trotsky

Nos divergences sur la question nationale en général, la question palestinienne en particulier et plus spécifiquement les positions à adopter vis-à-vis du génocide en cours contre Gaza ne se situent donc en rien sur le terrain de l’« opportunisme » comme cherchent à le faire croire les camarades : il s’agit de divergences théorico-stratégiques sur la façon d’articuler la perspective de la révolution et les tâches démocratiques. Pour sous-tendre sa position, LO s’appuie sur un extrait de La Révolution permanente dans lequel Trotsky souligne que « dans les conditions de l’époque impérialiste, la révolution démocratique nationale ne peut être victorieuse que si les rapports sociaux et politiques d’un pays sont mûrs pour porter au pouvoir le prolétariat en qualité de chef des masses populaires. Et si les choses n’en sont pas encore arrivées à ce point ? Alors la lutte pour la libération nationale n’aboutira qu’à des résultats incomplets, dirigés contre les masses travailleuses ».

La correspondance formelle avec la situation dans la Bande de Gaza ou les territoires occupés de Cisjordanie est un peu grossière – le seul pays de la région où ces rapports seraient « mûrs », du moins d’un strict point de vue économiciste, n’est autre que le complexe économico-social d’Israël –, mais l’utilisation de l’analogie a ses limites, en politique comme en théorie, lorsque l’on se réfère aux textes. Dans cette partie de La Révolution permanente, essai écrit entre 1928 et 1931 à l’aune de la défaite de la Révolution chinoise de 1925-1927 et pour tirer un bilan, pour le mouvement communiste, des erreurs et des errements de la direction de la Troisième internationale, Trotsky s’oppose au mot d’ordre de « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie pour tout l’Orient » que Karl Radek défend au nom de l’Internationale. Trotsky et ses partisans, persécutés et marginalisés au sein de l’IC, combattent les positions de la majorité, soutiens du « socialisme dans un seul pays » en URSS et qui, après l’écrasement de la révolution chinoise par le Kuomintang, persistent à justifier, en s’appuyant sur des positions de Lénine sorties de leur contexte, une politique de collaboration entre la classe ouvrière et la petite-bourgeoisie et, derrière cela, les velléités d’accointance de la diplomatie soviétique avec certaines bourgeoisies d’Orient.

Dans cet extrait, Trotsky ne récuse aucunement, comme l’article de LO tend à le suggérer, le caractère progressiste des luttes de libération nationales à l’époque impérialiste. En revanche, il combat l’opportunisme et défend au plan stratégique que, même dans les pays « arriérés » d’Orient, en l’occurrence un vaste ensemble colonisé ou en passe de l’être par l’impérialisme japonais dans le cas de la Chine, il n’est possible d’arriver à « une véritable démocratie populaire, c’est-à-dire ouvrière et paysanne, qu’au moyen de la dictature du prolétariat ». Sans que cela ne remette en cause l’obligation pour les communistes de soutenir les luttes de libération nationale contre l’impérialisme. Ou, plutôt, en continuant à soutenir que la seule façon de préparer la lutte pour la dictature du prolétariat ou le gouvernement ouvrier et paysan passe par le soutien aux luttes de libération nationale, en toute indépendance politique des directions nationalistes bourgeoises, qu’elles soient laïques ou religieuses, « socialisantes » ou conservatrices sur le plan politique.

Quelques années plus tard, en 1937, cette fois-ci au sein même du Mouvement pour la Quatrième internationale, Trotsky ferraille avec certains courants non staliniens mais qui reprennent certaines positions « classe contre classe » et défendent un positionnement « ultra gauche » vis-à-vis des prémisses de la guerre sino-japonaise (1937-1945), antichambre de la Seconde guerre mondiale. Dans « Les ultra-gauchistes et la guerre en Chine », Trotsky souligne que « le devoir de toutes les organisations ouvrières de Chine [est] de participer activement et en première ligne à la guerre actuelle contre le Japon sans rien abandonner de leur programme et de leur activité indépendante ». Au sein du Mouvement quatrième internationaliste, certains courants existant en son sein ou en ayant été partie intégrante avant de rompre taxent cette position de « social-patriotisme », de renoncement à l’internationalisme prolétarien et de concession au nationalisme bourgeois. Pour ces courants, connus comme « oehléristes » et « eiffelistes » dans les textes de débats de Trotsky et des bolcheviks-léninistes, à l’époque [12], la guerre sino-japonaise serait un conflit inter-impérialiste ou de nature impérialiste vis-à-vis duquel le prolétariat n’aurait aucun camp à soutenir.

A l’inverse, pour Trotsky, « la Chine est un pays semi-colonial que le Japon transforme sous nos yeux en pays colonial. La lutte de la part du Japon est impérialiste et réactionnaire. La lutte de la part de la Chine est libératrice et progressiste. […] Si le Japon est un pays impérialiste, si la Chine est une victime de l’impérialisme, nous sommes du côté de la Chine. Le patriotisme japonais est le masque hideux du brigandage mondial, le patriotisme chinois est légitime et progressiste ». Et pourtant, la résistance chinoise est pour bonne partie dirigée par le Kuomintang de « Tchang Kaï-chek [qui a été] le bourreau des ouvriers et paysans chinois [en 1926-1927]. Nous n’avons nullement besoin qu’on nous le rappelle. Mais aujourd’hui, il est poussé, malgré toute sa mauvaise volonté, à faire la guerre à l’impérialisme japonais pour les restes de l’indépendance de la Chine ». Trotsky se défend donc d’avoir changé d’attitude vis-à-vis de la « question chinoise » et par rapport à ses positions des années 1920, comme l’en accusent les eiffélistes et oehléristes. « Pendant la révolution chinoise de 1925-27, souligne Trotsky, nous avons fustigé le Comintern. Mais pourquoi ? Il faut bien le comprendre. Les eiffélistes affirment que nous avons changé notre attitude dans la question chinoise. C’est que ces pauvres d’esprit n’ont rien compris à notre attitude de 1925-27. Nous n’avons jamais nié le devoir du Parti communiste de participer à la guerre des bourgeois et des petits-bourgeois du sud contre les généraux du nord, agents de l’impérialisme étranger. Nous n’avons jamais nié la nécessité d’un bloc militaire entre le Parti communiste et le Kuomintang. Au contraire, nous avons été les premiers à le prêcher. Mais nous exigions que le Parti communiste garde son indépendance organisationnelle et politique, c’est-à-dire que, pendant la guerre civile contre les agents intérieurs de l’impérialisme, comme pendant la guerre nationale contre l’impérialisme étranger, l’avant-garde ouvrière, tout en restant en première ligne du combat militaire, prépare politiquement le renversement de la bourgeoisie. Nous défendons la même politique dans la guerre actuelle. Nous n’avons pas changé notre attitude d’un iota. Mais les oehléristes et les eiffélistes n’ont pas compris un seul iota de notre politique, de celle de 1925-27 comme de celle d’aujourd’hui ».

Ainsi, contrairement à ce qu’affirme LO, Trotsky ne conclut en rien qu’à partir des bilans tirés de la Révolution chinoise les révolutionnaires ne devraient soutenir les luttes de libération nationale qu’à la seule condition que « les rapports sociaux et politiques » du pays soient suffisamment « mûrs » pour la dictature du prolétariat. « En participant à la lutte militaire sous les ordres de Tchang Kaï-chek - parce que malheureusement c’est lui qui a le pouvoir dans la guerre pour l’indépendance - préparer politiquement le renversement de Tchang Kaï-chek, recommande Trotsky. C’est la seule politique révolutionnaire. Les eiffélistes opposent à cette politique "nationale et social patriote" la politique "lutte de classes". Mais, toute sa vie, Lénine a combattu cette opposition abstraite et stérile. L’intérêt du prolétariat mondial lui dicte le devoir d’aider les peuples opprimés dans leur lutte nationale et patriotique contre l’impérialisme ».

Dans cet extrait, on pourrait sans trop déformer la réalité remplacer « eifféliste » par « LO » et y voir sa propre politique « lutte de classe » déclinée pour la Palestine et Israël. Et de la même façon, en conclure que la seule façon de se préparer pour affronter, en Palestine, les courants nationalistes bourgeois, religieux ou non, qui représentent aujourd’hui la direction militaire de la lutte et qui se caractérisent, historiquement par leurs manœuvres et leurs compromissions en dernière instance, c’est précisément en se situant, inconditionnellement, dans le camp militaire de la résistance. Encore une fois, non pas pour soutenir ses directions, mais pour disputer leur influence et défendre une stratégie révolutionnaire qui seule peut permettre de résoudre la question nationale, en constituant une fraction qui défende un programme et une stratégie révolutionnaire en toute indépendance de classe. C’est la condition d’une position qui ne soit pas abstentionniste en dernière instance, comme le montre la faible participation de LO au mouvement de solidarité pour la Palestine, qui constitue pourtant un creuset de la politisation, de la mobilisation voire de la radicalisation de nombreux jeunes et travailleurs [13].

L’exception mieux que la règle

Dans leur position de 1973, les camarades de Lutte Ouvrière expliquaient eux-mêmes très justement ce que doit être la politique des révolutionnaires depuis les pays impérialistes : « les militants révolutionnaires des pays capitalistes avancés […] ont le devoir politique et moral de soutenir ces pays quand ils se trouvent impliqués dans un conflit avec l’impérialisme. Et cela, quels que soient les dirigeants que les peuples se donnent ou acceptent ». Avant d’en préciser les conséquences sur le plan de l’internationalisme : « les révolutionnaires des pays capitalistes avancés ne peuvent se lier aux prolétaires des pays arriérés qu’en faisant la démonstration de leur propre internationalisme, qu’en acceptant de les soutenir, inconditionnellement, dans leur résistance à l’impérialisme, y compris quand ces prolétaires suivent encore des dirigeants nationalistes et bourgeois ».

Après ce détour par une position politique qui offrait un cadre de compréhension juste pour l’intervention des révolutionnaires, LO est rapidement revenu à ses conceptions politiques qui s’inscrivent dans un logiciel global ouvriériste et économiciste, bien plus propre au bordiguisme qu’au trotskysme et à la IV° Internationale dont LO se revendique pourtant comme la seule héritière. Un logiciel incapable d’articuler lutte contre l’exploitation, lutte contre les oppressions, question nationale et question démocratique, et qui a bien entendu d’importantes conséquences sur le terrain du programme et de la politique.

Cette grille d’analyse se retrouve aujourd’hui renforcée à l’aune de la caractérisation, extrêmement sombre que fait LO de la phase actuelle au niveau mondial. LO considère ainsi comme révolue l’époque durant laquelle les « questions nationales » ont « renfermé des potentialités révolutionnaires exceptionnelles ». De l’Après Seconde Guerre mondiale jusqu’aux années 1970, celle-ci aurait inclus « la période des révolutions coloniales qui ont ébranlé les vieux impérialismes européens », « le mouvement noir aux États-Unis dans les années 1960 », ou encore « celui du peuple palestinien au Proche-Orient après la Deuxième Guerre mondiale, et cela au moins jusqu’à la guerre civile qui embrasa le Liban dans les années 1970 ».

Le mouvement international de jeunesse des derniers mois, nourri par l’anti-impérialisme et le soutien aux aspirations nationales palestiniennes, et qui a son épicentre aux Etats-Unis, ne semble pas changer la donne pour l’organisation. Percevant la situation uniquement au prisme du recul extrême du mouvement ouvrier et de l’exacerbation du militarisme et des rivalités entre États, sans percevoir les dynamiques contradictoires qui s’expriment dans des secteurs du mouvement ouvrier, des classes populaires et de la jeunesse, LO se condamne à l’attentisme. Alors que le génocide se poursuit à Gaza, que Macron joue la carte de la guerre civile en Kanaky, une politique correcte implique au contraire d’intervenir concrètement dans la situation à partir d’une stratégie qui permette au monde du travail et à la jeunesse de prendre une part active, entre autres, aux luttes d’auto-détermination, en lien avec la perspective de la révolution. Un enjeu essentiel en tant que révolutionnaires et internationalistes conséquents, plus encore dans le cadre d’une campagne électorale dominée par la droite, l’extrême droite et la surenchère réactionnaire.

Une façon également de se rappeler et de décliner, pour l’époque actuelle, quelques éléments de conduite qui nous ont été légués par les bolcheviks dans une situation, pour le coup, encore plus sombre que la nôtre, lorsqu’ils se préparaient à 1917 : la façon, souligne Lénine, de s’adresser et de militer au sein du monde du travail dans les pays impérialistes « doit nécessairement consister, en tout premier lieu, à prêcher et à défendre le principe de la liberté de séparation des pays opprimés. Sinon, pas d’internationalisme. Nous avons le droit et le devoir de traiter d’impérialiste et de gredin tout social-démocrate d’une nation oppressive qui ne fait pas cette propagande. Cette revendication doit être posée d’une façon absolue, sans aucune réserve, quand bien même l’éventualité de la séparation ne devrait se présenter et être "réalisable", avant l’avènement du socialisme, que dans un cas sur mille ». La Palestine autant que le Kanaky se retrouvent en filigrane de cette ligne stratégique qui devrait être celle de l’ensemble de la gauche révolutionnaire aujourd’hui.

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NOTES DE BAS DE PAGE


[1] Il s’agit ici d’une référence aux rois Hussein de Jordanie (1952-1999) et Fayçal d’Irak (1939-1958), tous deux soutenus indirectement par Nasser en dépit de sa politique d’unité panarabe mais ne souhaitant pas remettre structurellement en cause les équilibres géopolitiques de la région ni ses liens avec l’impérialisme de tutelle historique, en l’occurrence la Grande-Bretagne.


[2] premier secrétaire général de l’OLP, entre 1964 et 1967.


[3] On pourra se référer, notamment, à « La révolution permanente, telle que la défend le Secrétariat Unifié ».


[4] Auquel se réfèrent, aujourd’hui, PT et POI, également partie prenante, comme Ensemble, de La France insoumise.


[5] Dernièrement encore, lors de la cérémonie d’hommage à Alain Krivine, Michel Rodinson, au nom de la direction de LO, s’est fendu d’un discours au vitriol censé être un bilan de cinquante années de militantisme dans les rangs de la révolution, s’attaquant notamment à « l’opportunisme » de la Ligue vis-à-vis des « courants nationalistes » parmi lesquels Rodinson plaçait, pêle-mêle, de l’OLP au sandinisme en passant par le drapeau tricolore défendu par Mélenchon


[6] Voir, entre autres textes nombreux de polémique Les limites de la restauration bourgeoise


[7] LO récuse la catégorie marxiste de « pays semi-coloniaux – à savoir de pays formellement indépendants mais en réalité totalement soumis, à des degrés divers, aux diktats des puissances impérialistes, ce qui est le lot de la grande majorité des pays de ce que l’on appelle, aujourd’hui, le « Sud global ». Dans les publications et discours, LO préfère une terminologie plus ou moins heureuse comme pays « pays arriérés », « pays pauvres » voire « pays sous-développés ». Une nomenclature qui n’est pas liée à une volonté de clarté pédagogique mais qui a des répercussions politico-stratégiques majeures.


[8] On peut également analyser le postulat « orthodoxe » de LO comme une façon de s’adapter à la conscience (réelle ou supposée) des secteurs les moins avancés du monde du travail : pourquoi faire de la question anti-coloniale un axe politique et s’opposer à son « milieu » si ce dernier n’est pas a priori, pas davantage que la bureaucratie syndicale, pour le droit à l’autodétermination de l’ensemble des actuelles colonies françaises, notamment dans la Caraïbe, l’Océan indien et pacifique ?


[9] On remarquera ainsi que cette obsession de LO pour la « transcroissance », à savoir qu’il ne saurait y avoir de possible transformation d’un processus démocratique et de libération nationale en processus révolutionnaire anticapitaliste, apparaît tant dans le texte de 1984, cité plus haut, « La révolution permanente, telle que la défend le Secrétariat Unifié que dans discours de Rondinson, également cité plus haut, et prononcé près de quatre décennies après.


[10] La citation est de Lénine, dont les enseignements au sujet de la question nationale, notamment en discussion tant avec la « droite » du mouvement ouvrier international qu’avec son aile gauche et les positions, par exemple, défendues par Rosa Luxemburg, sont précieux. C’est ainsi qu’en 1916, par exemple, dans un texte qui servira, par la suite, de matrice à la politique que défendront les révolutionnaires après la victoire d’octobre 1917, Lénine défend que le « programme de la social-démocratie doit mettre au premier plan, comme un fait fondamental, essentiel et inévitable à l’époque de l’impérialisme, la division des nations en nations oppressives et nations opprimées. Le prolétariat des nations oppressives ne peut se contenter de phrases générales, stéréotypées, rabâchées par tous les bourgeois pacifistes, contre les annexions et pour l’égalité en droits des nations en général. Il ne peut passer sous silence le problème, particulièrement "désagréable" pour la bourgeoisie impérialiste, des frontières des Etats fondés sur l’oppression nationale. Il ne peut pas ne pas lutter contre le maintien par la force des nations opprimées dans les frontières de ces Etats ; autrement dit, il doit lutter pour le droit d’autodétermination. Il doit revendiquer la liberté de séparation politique pour les colonies et les nations opprimées par "sa" nation. Sinon, l’internationalisme du prolétariat demeure vide de sens et verbal ; ni la confiance, ni la solidarité de classe entre les ouvriers de la nation opprimée et de celle qui opprime ne sont possibles ».


[11] A ce sujet, on notera comment, fin mai, des militants de Lotta comunista, organisation d’Italie dont LO a été proche et qui développe également des positions similaires renvoyant dos-à-dos Israël et Palestine, ont attaqué à l’université de Milan (Statale) et à Rome (La Sapienza), des manifestantes pro-palestiniens qui refusaient qu’une presse dite communiste et véhiculant ce genre de positions ne soit diffusée à proximité des occupations/campements pro-Palestine. En représailles, les militants de LC ont décidé d’agresser les militants pro-Palestine, à un moment où recteurs, ministère de l’Enseignement supérieur et gouvernement d’extrême droite cherchent toutes les justifications possibles pour bâillonner le mouvement de solidarité avec la Palestine en Italie.


[12] Hugo Oehler (1903-1983) est l’un des cadres du trotskysme étatsunien de la première époque et Paul Kirchhoff (1900-1972, plus connu dans le mouvement sous son pseudonyme, Eiffel), l’un des dirigeants de l’Opposition de gauche en Allemagne, au début des années 1930. Tous deux vont rompre avec le trotskysme en commençant par s’opposer, aux États-Unis et dans l’exil, après l’arrivée de Hitler au pouvoir, au « tournant français » préconisé par Trotsky dans les années 1934-1936, à savoir l’entrisme des révolutionnaires dans les organisations ouvrières de gauche réformiste pour y construire, à la veille d’une poussée nouvelle révolutionnaire, des courants capables de peser dans la situation. Oehler et ses partisans finiront par quitter en 1935 le Parti des travailleurs étatsunien (WP) pour former la Ligue révolutionnaire des travailleurs (RWL) dont Eiffel, exilé aux États-Unis, va faire partie de la direction. A partir de 1936, Oehler et ses partisans évolueront sur des positions plus opportunistes, notamment en termes de soutien au POUM, pendant la Révolution espagnole, alors que les « eiffélistes » caractériseront le conflit comme une « guerre inter-impérialiste » mettant aux prises l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste, par le truchement du franquisme, et les impérialismes français et britanniques et l’URSS, à travers la République. Il rejoint, de ce fait, les positions de la « gauche communiste » italienne qui prône le « défaitisme révolutionnaire » dans la Guerre d’Espagne. Une position qui est répétée, aujourd’hui, par les héritiers de cette même « gauche communiste », vis-à-vis du conflit israélo-palestinien.


[13] Ceci vaut également pour les positions que les révolutionnaires doivent défendre, dans leur milieu, dans leurs interventions syndicales et politiques, dans les pays impérialistes, contre leur propre gouvernement, bien entendu, mais également contre les directions du mouvement ouvrier qui préfèrent se contenter d’une solidarité « en général » avec la Palestine quand elles ne défendent pas des positions sionistes et pro-impérialistes.