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Penser après Gaza. Déshumanisation, traumatisme et philosophie comme frein d’urgence
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://www.contretemps.eu/penser-apres-gaza-deshumanisation-traumatisme-philosophie/
Le texte qui suit est la leçon inaugurale prononcée par Vladimir Safatle au département de philosophie de l’Université de São Paulo le 3 avril 2024. L’auteur, philosophe dans la tradition de la Théorie critique et intellectuel public de premier plan au Brésil, analyse ce que la catastrophe de Gaza signifie dans notre façon d’agir et de penser au niveau mondial. Il y voit une possible rupture, un basculement vers l’érection de la déshumanisation en tant que mode de gouvernance « normal », le signe d’une « palestinisation » en cours du monde – à moins qu’à l’instar du « frein d’arrêt » évoqué par Walter Benjamin, un sursaut puisse stopper la course vers l’abîme.
Lorsque j’ai eu l’honneur d’être invité à donner ce cours inaugural de notre département, j’ai d’abord proposé un autre sujet de discussion. Mon idée initiale était de parler de la tradition de la pensée critique à laquelle je suis attaché depuis l’époque où j’étais étudiant en philosophie et me trouvais à la même place que vous aujourd’hui. Je veux parler de cette tradition qui a mobilisé la dialectique pour comprendre les impasses du processus de formation et de développement national. Celle-là même qui s’est consacrée à repenser rigoureusement les potentialités de la pensée critique en mobilisant la logique dialectique, au même moment historique où cette dialectique était rejetée dans les pays centraux du capitalisme mondial.
Je voudrais parler des raisons de ce décalage pour mieux appréhender notre lieu de pensée, ainsi que les crises du présent et leur potentiel de transformation. C’était aussi ma façon de rendre hommage au travail remarquable réalisé dans notre département par des noms tels que Paulo Arantes, Ruy Fausto, José Arthur Giannotti, ainsi que Michel Löwy et, de façon plus lointaine, mais non moins importante dans l’élaboration de ce débat, par Rubens Rodrigues Torres Filho et, surtout, Bento Prado Júnior, à qui je dois bien plus que ce que je pourrais exprimer ici. Des noms que, je l’espère, vous apprendrez tous à connaître et à admirer.
Cependant, quelques jours plus tard, j’ai demandé au département de changer le titre de ma conférence d’accueil des étudiant.e.s. Il pourrait sembler, à première vue, qu’un tel changement soit le résultat des questions les plus pressantes de l’actualité, comme s’il s’agissait d’une capitulation de la philosophie aux titres de la presse. Je crois néanmoins que cette décision dit quelque chose sur ce que nous devrions finalement entendre par « philosophie ». Elle est, à sa manière, un moyen par lequel j’ai tenté de répondre à ce que l’on attend d’une leçon inaugurale, à savoir une certaine réflexion sur la nature de l’activité philosophique et la manière singulière dont chacun d’entre nous y est relié.
Michel Foucault a mis en garde contre celles et ceux qui comprenent la philosophie comme une « perpétuelle répétition d’elle-même, un commentaire infini de ses propres textes et sans rapport avec aucune extériorité »[1].Comme s’il était possible de décrire le système de motivations d’un texte philosophique simplement à partir des discussions avec des problèmes hérités d’autres textes philosophiques, dans une sorte de chaîne fermée de textualités qui traversent le temps comme un bloc intouchable. Comme s’il était souhaitable de lire les textes philosophiques en cherchant simplement à expliciter leurs ordres internes de raisons, sans tenir compte de leur réactivité aux contextes et aux événements socio-historiques.
Je voudrais commencer par suggérer une autre conception de l’activité philosophique. Je l’ai apprise auprès d’un autre professeur qui m’a beaucoup influencé et à qui je voudrais également rendre hommage, il s’agit d’Alain Badiou. Badiou voit dans la philosophie un certain mode d’écoute des événements capable de produire l’effondrement du temps présent. Cette formulation insiste d’abord sur le fait que la philosophie serait une écoute de ses extérieurs : « une réflexion à laquelle toute matière étrangère est utile, ou on pourrait même dire à laquelle seule la matière qui lui est étrangère est utile »[2].
Cette phrase est de Georges Canguilhem, et je pense que c’est la meilleure façon de commencer un cours de philosophie parce qu’elle répond au problème de l’objet propre de la philosophie. Existe-t-il, en effet, un ensemble d’objets que l’on pourrait appeler « objets philosophiques », comme on dit qu’il existe des objets et des phénomènes propres à l’économie, à la théorie littéraire ou à la sociologie ? Et si un tel ensemble d’objets existait, un philosophe serait-il en mesure de parler d’un texte littéraire, commenter un problème économique ou discuter, par exemple, de la nature des rôles sociaux ? Ce faisant, cesserait-il d’être philosophe ?
Lorsque Canguilhem dit que seule la matière qui lui est étrangère est utile à la philosophie, il rappelle une spécificité du discours philosophique, à savoir qu’il n’a pas d’objets propres. D’une certaine manière, la philosophie est un discours vide parce qu’il n’y a pas d’objets proprement philosophiques, ce qui explique peut-être qu’il n’y ait pas, par exemple, de théorie de la connaissance sans réflexion approfondie sur le fonctionnement d’au moins une science empirique, pas d’esthétique sans critique d’art, pas de philosophie politique sans appréhension des faits politiques, ni même d’ontologie sans logique. Dans tous ces cas, la philosophie emprunte des objets à l’extérieur d’elle-même, absorbe des connaissances dont le développement ne lui incombe pas directement.
Mais le fait qu’il n’y ait pas d’objets proprement philosophiques ne signifie pas qu’il n’y ait pas de questions proprement philosophiques. Le fait que la philosophie soit un discours vide ne signifie pas qu’elle n’est pas pertinente. Au contraire, c’est là sa véritable force. Car il existe une manière de construire les questions qui est propre à la philosophie et cette manière admet pratiquement n’importe quel objet. La caractéristique principale d’une question philosophique est qu’elle demande comment un phénomène ou un objet devient un événement. En d’autres termes, il ne s’agit pas simplement de décrire fonctionnellement des objets, ni de justifier leur existence, de leur donner des raisons d’être sur la base d’une réflexion sur ce qui devrait être.
En effet, la philosophie cherche à comprendre comment l’apparition de certains objets et phénomènes produit des changements dans notre façon de penser, au sens le plus large possible. Car un événement n’est pas une simple occurrence. Il est ce qui problématise la continuité du temps, exigeant l’apparition d’une autre manière d’agir, de désirer et de juger. Il s’agit toujours d’une rupture qui reconfigure le champ des possibles, nous amenant, même si nous utilisons toujours les mêmes mots, à habiter un monde totalement différent.
Au fond, c’est de ces événements, et seulement de ces événements, que traite la philosophie. C’est pourquoi il n’est pas faux de dire que toute expérience philosophique est nécessairement liée à un événement historique ; elle est la résonance philosophique d’un événement. La philosophie cartésienne dérive ainsi de l’impact philosophique de la physique moderne. Elle est l’élaboration, jusqu’à ses dernières conséquences, de la dissolution du monde clos pré-galiléen et de l’avènement d’un univers infini d’espace homogène et a-qualitatif.
La philosophie hégélienne, quant à elle, peut être considérée comme le fruit des aspirations émancipatrices de la Révolution française, de ses tensions et de ses défis. En d’autres termes, chaque expérience philosophique originale naît de l’élaboration des crises de l’époque, qu’elles soient provoquées par des événements politiques, par des bouleversements de notre paradigme scientifique, par des expériences esthétiques qui peuvent potentiellement rompre le langage ou par de nouveaux ordres de désir. Ces crises sont produites par des événements qui ont le pouvoir d’établir ce qui a été jusqu’à présent soustrait à la représentation, de révéler ce qui remet en question notre manière d’organiser les noms et les appartenances.
Mais je voudrais parler ici de la fidélité à une autre forme d’événement. Et là, je m’engage dans une voie qui n’est pas celle d’Alain Badiou. Car il est possible qu’une époque soit marquée par des événements qui ne sont pas porteurs de nouvelles formes de relations, mais qui sont l’expression de la dimension de l’intolérable. C’est ce que l’on a coutume d’appeler des « catastrophes ». Qui veut penser les événements doit aussi savoir s’arrêter de penser face aux catastrophes. S’arrêter non pas comme si elle ou il était confronté.e à l’incommunicable et à la paralysie, mais si elle ou il comprenait qu’il s’agit d’énoncer le signe final d’une époque qui ne peut plus durer. Le terme, qui vient du grec, a une étymologie significative. Kata « descendre » et strophein « tourner », termes initialement utilisés dans la tragédie pour indiquer le moment où les événements se retournent contre le personnage principal. En d’autres termes, le moment où l’histoire est contrainte de changer brutalement de direction.
Où est Gaza ?
Notre présent est confronté à une catastrophe de cette nature. Il serait à mon avis obscène d’utiliser cette leçon inaugurale pour parler d’autre chose, comme si cette catastrophe n’était pas parmi nous, rongeant nos journées, hurlant à la face de notre sommeil dogmatique. Si je parlais d’autre chose, cela reviendrait à dire que la philosophie peut ignorer la douleur, qu’elle peut être indifférente au déchirement des corps et au génocide des populations, ce qui me semble être une très mauvaise façon de commencer un cursus de philosophie. Cela reviendrait à enseigner l’indifférence et donner l’impression que nous pouvons continuer à faire notre travail comme si de rien n’était. Or, ce n’est certainement pas en faisant taire la douleur que l’on commence à penser philosophiquement, mais en l’écoutant, en faisant transiter la pensée par elle.
La catastrophe dont je parle est liée à un lieu. Il s’appelle Gaza. Je voudrais d’abord rappeler qu’il y a plusieurs sens à l’aphorisme très utilisé « toute pensée est pensée à partir d’un lieu ». En effet, faut-il nécessairement particulariser les lieux ou montrer comment certains lieux spécifiques permettent de saisir la totalité fonctionnelle du système social dont nous faisons partie ? La pensée à partir des lieux a-t-elle une force normative limitée au lieu d’où elle émerge ?
En effet, certains pensent qu’il faut partir du principe que la pensée se limite à la condition d’un point de vue. Comme si j’étais nécessairement lié à la place que j’occupe et qui définirait mon point de vue, une place qu’un autre ne pourrait occuper, ou une place qui limiterait mes prétentions à parler au nom de tous et de n’importe qui. Certains appellent cela la « pensée située ». Mais je comprends différemment, pour ma part, l’idée que « toute pensée est pensée à partir d’un lieu ».
Il appartient en effet à toute pensée de penser à partir de la capacité à se laisser affecter par certains lieux qui fonctionnent comme des symptômes de la totalité sociale. Il y a des lieux qui sont comme des symptômes, au sens de lieux où une contradiction globale s’explicite, où une vérité expulsée revient, faisant boiter tout le corps. Un symptôme est ce qui nous empêche de nous détourner, parce qu’il met en évidence quelque chose qui ne peut être ignoré qu’en créant un dispositif de « ne pas vouloir savoir », un système de réduction au silence et d’effacement qui échoue toujours et qui, plus il échoue, plus il devient violent.
Si tel est le cas, alors « toute pensée est pensée à partir d’un lieu » n’est pas nécessairement une proposition qui détermine que seul.es celles et ceux qui se trouvent dans un certain lieu (géographique, social) peuvent penser à certaines situations. Elle nous rappelle plutôt qu’il existe des lieux que toute pensée qui aspire à un contenu de vérité ne peut ignorer et dont elle ne peut dévier. Il y a ce que l’on pourrait appeler une « universalité de combat », qui consiste à s’associer à un lieu dont on ne vient pas, habité par des personnes qui n’ont pas nos identités sociales et ne partagent pas nécessairement nos modes de vie. Or, la possibilité d’une humanité à venir, et je crois que cette idée fait de plus en plus sens, passe par le fait que nous nous associons à eux et que nous pensons à partir de leurs lieux. Pour notre époque, ce lieu est Gaza.
On pourrait commencer par s’interroger sur la signification de cette exceptionnalité accordée à Gaza, alors même que nous sommes confrontés au plus grand massacre de civils de tout le 21e siècle : 32 700 personnes à ce jour [le 03/04/2024]. Alors que toutes les guerres confondues entre 2019 et 2022 ont entraîné la mort de 12 193 enfants, 12 300 enfants ont été tués au cours des quatre premiers mois de la guerre dans la bande de Gaza. En ce moment même, la moitié de la population de Gaza, soit 1,1 million de personnes, est en état de « famine catastrophique », le degré de famine le plus élevé selon le Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire (IPC). « Il s’agit du plus grand nombre de personnes jamais enregistré comme victimes d’une famine catastrophique, où que ce soit et à n’importe quel moment », selon les termes du secrétaire général de l’Organisation des Nations unies.
Mais ce n’est pas son ampleur qui fait de Gaza le point de départ de toute réflexion sur la catastrophe qui marque notre époque. Après tout, nous pourrions nous livrer à cet exercice macabre et insensé qui consiste à comparer les exterminations et les génocides. À cet égard, je ne peux que reprendre les mots de l’anthropologue Luis Eduardo Soares qui, face à la comparaison des génocides qui ne vise qu’à limiter notre capacité à ressentir l’intolérable lorsqu’il est sous nos yeux, a déclaré dans un texte mémorable : « les douleurs ne sont pas comparables, ce sont les mêmes »[3]. Oui, c’est vrai. Il ne sert à rien de comparer les douleurs car, jusqu’à nouvel ordre, il n’y a pas, en vente dans les supermarchés, d’échelles d’intensité de la douleur, de compteurs de cris ou de thermostats d’explosion des bâtiments. On ne peut pas comparer ce qui est identique.
En fait, ce qui fait de Gaza le point de départ de la réflexion de notre temps, c’est la conjonction de quatre processus : la répétition, la désensibilisation, la déshistoricisation et le vide juridique. Je voudrais parler de chacun d’entre eux parce qu’il ne s’agit pas seulement de réactions à ce qui vient de Gaza, mais de dispositifs gouvernementaux globaux à appliquer, à une échelle indéfinie, à des populations placées en situation d’extrême vulnérabilité. En d’autres termes, Gaza nous concerne tous parce que nous sommes confronté.es à une sorte de laboratoire mondial pour de nouvelles formes de gouvernement. Comme nous l’avons vu à d’autres moments de l’histoire, les pratiques et les dispositifs de violence étatique et d’assujettissement développés dans des lieux spécifiques se généralisent progressivement dans les situations de crise. Quand des penseurs comme Berenice Bento disent qu’il y a une « palestinisation du monde »[4], ces mots doivent être pris au sérieux.
Permettez-moi de proposer une rapide analyse macro-historique pour contextualiser mon propos. Nous sommes confrontés à une conjonction sans précédent de crises qui ne peuvent se résoudre au sein du système capitaliste qui les a générées : crises écologiques, démographiques, sociales, économiques, politiques, psychiques et épistémiques. Des crises qui tendent, dans une large mesure, à se perpétuer et à devenir le régime normal de gouvernement, comme la longue crise politique des institutions de la démocratie libérale depuis vingt ans ou la longue crise économique, présente à l’horizon de la justification des politiques économiques de nos pays et de nos institutions depuis 2008.
Ces crises n’ont pas empêché la préservation des fondements de la gestion économique néolibérale, ni l’approfondissement de sa logique de réduction au silence des luttes sociales. Au contraire, on pourrait même dire qu’elles ont fourni le terreau idéal à ces processus. Cette dynamique de normalisation des crises laisse présager une mutation de nos formes de gouvernance, car celles-ci peuvent de plus en plus normaliser le recours à des mesures exceptionnelles, violentes et autoritaires dans le cadre des processus de gestion sociale, puisque nous nous trouvons dans une situation de peur permanente.
Face à une situation de cette nature, il existe un certain nombre d’issues possibles. L’une est la transformation structurelle des conditions qui ont généré un tel système de crises combinées, l’autre est la généralisation du paradigme de la guerre comme moyen de stabiliser la crise. Cette seconde option, qui nous semble actuellement la plus naturelle, nécessite la généralisation de la logique de la guerre infinie en tant que paradigme de gouvernement. Car la guerre infinie permet une sorte de course sans fin où le désordre permanent est la seule condition de préservation d’un ordre qui ne peut plus garantir des horizons normatifs stables.
Face à la décomposition sociale, la guerre permet une certaine forme de cohésion, alors qu’elle naturalise, répète et généralise des niveaux de violence et d’indifférence qui seraient inacceptables dans toute autre situation. Cela permet de comprendre pourquoi, à ce moment de l’histoire, même les instances multilatérales de médiation comme l’ONU se sont effondrées. Gaza a marqué la fin, de facto, des Nations unies en tant qu’organe contraignant, puisque même une demande de cessez-le-feu émanant de son Conseil de sécurité est accueillie par l’État d’Israël dans une indifférence souveraine.
Mais au-delà de la généralisation de la possibilité de guerres de conquête entre États aux cartographies redessinées, le fait fondamental du paradigme de la guerre infinie est la réorganisation de la société civile sur la base de la logique de guerre. Cela signifie une forme de gestion sociale basée sur la militarisation des subjectivités, une militarisation qui les amènera à naturaliser l’exécution et l’extermination, à s’organiser en milices, à s’identifier à la virilité vide des faibles armés, à transformer l’indifférence et la peur en affects sociaux centraux.
Cela passe aussi par la construction d’ennemis qui ne peuvent et ne doivent pas être vaincus, d’ennemis éternels qui doivent périodiquement nous rappeler leur existence à travers un attentat terroriste, une explosion spectaculaire ou un problème policier élevé au rang de risque d’État. Enfin, militariser les subjectivités, c’est aussi faire imploser tous les liens de solidarité possibles au nom de la défense de ma communauté menacée, de mon identité mise en danger, et qui, parce qu’elle est en danger, peut produire les pires violences, comme si elle avait le droit souverain de vie et de mort contre un ennemi qui se confond avec l’autre.
Ce que je voudrais montrer, c’est que ce processus a pour point de départ cette opération macabre à laquelle nous assistons tous les jours, qui consiste à faire en sorte que les gens ne se sentent pas Gaza. Telle est la véritable expérience sociale : désensibiliser les gens aux catastrophes, faire en sorte qu’ils ne s’indignent plus ni n’agissent pour les empêcher. Si cela est possible, alors Gaza ne sera que le premier chapitre d’une implosion sociale généralisée.
Désensibilisation
Ce qui m’a de fait conduit à changer le sujet de ce cours inaugural, c’est une scène que je voudrais vous rappeler. Il s’agit de la scène du massacre de la rue Al Rachid où plus de 100 Palestinien.nes ont été tué.es par l’armée israélienne alors qu’ils et elles cherchaient de la nourriture. Comme l’a dit Benjamin Netanyahou à propos de ce massacre : « ça arrive ». En d’autres termes, il s’agit d’un événement ordinaire qui ne mérite pas qu’on s’y attarde.
Cependant, ce massacre a eu lieu deux fois. D’abord, par l’élimination physique d’une population réduite à l’état de masse affamée, luttant pour sa survie physique. Puis, par le biais de ces images. Le document visuel qui a traversé le monde était la réduction de cette population à des points mobiles, apparaissant comme une cible dans un jeu vidéo. La perspective n’est pas la perspective humaine des corps qui chutent. C’est la perspective froide du drone qui fait des corps des entités indiscernables, des points mobiles, des taches sur un écran.
Ce qui a documenté cette scène, c’était une image chirurgicale, désensibilisée du point de vue du drone, car, du point de vue du drone, ces personnes étaient déjà mortes. Elles étaient des points et rien de plus. C’est le deuxième massacre, le massacre symbolique, peut-être encore plus intolérable que le premier parce qu’il est l’expression de la réduction de l’humain à un seuil entre rien et quelque chose, la réduction à un point.
Cette image monstrueuse a cependant révélé la vérité d’un processus de désensibilisation qui est une dimension insurmontable de nos discours sur la justice, son angle mort constitutif. Nos principes normatifs de justice et de réparation comportent nécessairement des angles morts, des espaces de désensibilisation et de déshumanisation. Dans ces lieux on ne voit rien, ce qui les façonne c’est une exigence fondamentale d’empêcher le travail de deuil collectif, de deuil public et d’indignation.
C’est pourquoi des endroits comme Gaza font partie intégrante de notre ordre politique ; ils ont toujours existé et, à un degré différent, continuent d’exister. Gaza ne fait qu’amplifier cette logique, en l’exposant dans toute sa brutalité. Jusqu’à présent, il n’y a pas eu d’idéal de justice sans aveuglement, pas de défense de l’intégrité physique des sujets sans le droit d’en effacer d’autres. Il ne peut en être autrement dans un monde soumis à l’extension illimitée d’un système de production dans lequel la possibilité d’une égalité radicale est structurellement niée.
Il est intéressant de constater cette désensibilisation non seulement dans les discours politiques mondiaux, mais aussi chez des philosophes apparemment engagés dans les plus hautes conceptions émancipatrices de la pensée critique. Le 13 novembre 2023, des figures clés de la Théorie critique contemporaine, celle-là même à laquelle je me sens attaché, telles que Jürgen Habermas, Rainer Forst, Nicole Deitelhof et Klaus Günther ont jugé bon de publier un texte sur le conflit palestinien et ses conséquences intitulé « Les principes de la solidarité ».
Commençant par attribuer toute la responsabilité de cette situation aux attaques du Hamas, comme si tout avait commencé le 7 octobre 2023, défendant le « droit de riposte » du gouvernement israélien et faisant des remarques procédurales sur le caractère prétendument controversé de la soi-disant « proportionnalité » de son action militaire, le texte se termine en affirmant qu’il serait absurde de présupposer des « intentions génocidaires » de la part du gouvernement d’extrême-droite israélien, appelant chacun à la plus grande prudence face aux « sentiments et convictions antisémites qui se cachent derrière toute forme de prétexte ». Ce que je peux dire [aujourd’hui], le 3 avril 2024, c’est qu’à ce jour personne ne s’est excusé pour cet article macabre.
Ce qui m’intéresse ici, c’est la façon dont cet article démontre que les principes universalistes de justice peuvent très bien être utilisés stratégiquement pour expier les fantômes locaux de la responsabilité des catastrophes passées, créant ainsi une étrange désensibilisation au moyen d’arguments moraux. Ce texte montre comment la fidélité à un traumatisme historique, le sentiment de responsabilité à l’égard du passé, peut conduire à une profonde désensibilisation au présent. Cela montre surtout que l’exigence de mémoire à laquelle le peuple allemand a été soumis n’a pas été un travail d’élaboration et de réflexion. Il s’agit plutôt d’une opération de dressage. A l’inverse, il y a réflexion lorsque l’on comprend, par exemple, que « la haine se décharge sur des victimes sans défense. Et comme celles-ci sont interchangeables, selon les circonstances : ‘bohémiens’, Juifs, protestants, catholiques, chacune d’entre elles peut prendre la place des meurtriers, avec le même aveuglement dans la volupté sanguinaire, dès qu’elle se sent puissante, parce que devenue norme ».[5]
Il s’agit d’un passage de la Dialectique de la raison d’Adorno et Horkheimer. Il nous rappelle qu’il ne faut pas regarder les acteurs de l’oppression sociale, car ceux-là peuvent changer de place. L’expérience de l’oppression ne suffit pas à produire des pratiques d’émancipation et de justice. Au contraire, elle peut souvent conduire à justifier des pratiques d’autoconservation communautaire face à la mémoire sans cesse réitérée des violences antérieures. Nous avons été exposés à la violence et nous avons le droit de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour que l’ombre de cette violence ne plane plus sur nous. Et nous pourrions rappeler plusieurs moments où l’oppression antérieure a fini par justifier des pratiques de séparation.
La société mobilisera alors toutes ses ressources et ses forces pour creuser les clivages entre les groupes, renforcer la sécurité et établir des frontières. Ce n’est pas un hasard si l’apartheid a été créé par un peuple, les Afrikaners, qui avait été victime auparavant de la première utilisation systématique de camps de concentration et des pratiques d’extermination. Lorsque nous sommes incapables de réfléchir aux processus, nous nous conformons à un imaginaire étanche. Au lieu de comprendre structurellement la dynamique de la violence et de l’extermination, et la transformation possible de ses acteurs, nous nous fixons sur des images et des représentations fixes, même si d’anciens opprimés massacrent de nouveaux opprimés.
Face à eux, il faut rappeler qu’il y a « génocide » chaque fois que l’on nie le lien organique de populations au genos, à ce qui nous est commun. Quand le ministre israélien de la défense [Yoav Gallant] dit qu’en face il y a des « animaux humains », il exprime pédagogiquement des intentions génocidaires. Quand le président d’Israël dit qu’il n’y a pas de différence entre civils et combattants et soumet toute la population palestinienne à une punition collective, quand des ministres du gouvernement israélien affirment que l’utilisation de bombes nucléaires contre Gaza est plausible et qu’[en guise de sanction] ils se voient infligés une simple mise à l’écart des réunions ministérielles, quand nous découvrons des plans de déplacement massif de Palestinien.nes vers l’Égypte, quand la ministre [israélienne] de l’égalité sociale et de l’émancipation des femmes déclare qu’elle est « fière des ruines de Gaza » et que, dans 80 ans, tous les bébés pourront raconter à leurs petits-enfants ce que les Juifs y ont fait, nous ne sommes pas seulement confrontés à des intentions génocidaires, mais à l’une des déclarations du culte de la violence les plus sordides et intolérables que l’on puisse imaginer. Il s’agit d’une expression claire et impardonnable d’une pratique génocidaire. Rien de tout cela n’a provoqué de pression pour que ces individus soient écartés du gouvernement.
Le génocide n’est pas lié à un nombre absolu de morts ; il n’y a pas de nombre à partir duquel on est en droit de parler de génocide. Le génocide renvoie à une forme spécifique d’action de l’État dans l’effacement des corps, dans la déshumanisation de la douleur des populations, dans la profanation de leur mémoire, dans le silence du deuil public qui prive ces populations de leur appartenance au genos.
Et il ne sert à rien de se référer, dans ce contexte, à la théorie fallacieuse du « bouclier humain », un classique du colonialisme contre la violence des colonisés. Même si l’on admet, pour les besoins de l’argumentation, qu’un groupe de lutte armée prend en otage une population et l’utilise comme bouclier, cela ne donne à personne le droit d’ignorer cette même population et de la traiter objectivement comme un complice ou comme quelqu’un dont la mort n’est qu’un effet secondaire. Jusqu’à nouvel ordre, le droit au massacre n’a pas encore été inventé.
Permettez-moi également d’insister sur un point dans ce débat. L’histoire de l’État d’Israël nous montre qu’un État-nation ne peut être construit en tant que gardien de la mémoire d’un traumatisme collectif sans se dégrader par la suite. Nous savons que l’ensemble du processus de création d’Israël, un processus unique et singulier, a été fondé sur la mémoire du traumatisme de la catastrophe de l’Holocauste et sur la prise de conscience mondiale que rien de tel ne devrait jamais se reproduire. Nous savons également que les traumatismes peuvent tisser des liens sociaux. Le partage de la violence subie, le souvenir de l’imposture et de la perte sont des éléments forts dans la création de liens de toutes sortes.
L’identification au traumatisme collectif consolide les identités et soustrait les sujets de la vulnérabilité, car la communauté créée par le partage du traumatisme a le pouvoir de produire la consolidation des mémoires collectives et de fournir la base des luttes. Mais il y a deux moments d’attachement social au traumatisme collectif, et celui-ci n’est que le premier. Il y a un deuxième moment dans le lien social produit par le partage du traumatisme, et celui-ci, il faut savoir l’éviter. Géré par l’Etat-nation, le devoir de mémoire du traumatisme finit en effet nécessairement par ouvrir la voie à une autorisation de la violence contre tout ce qui est associé au traumatisme, à l’intérieur comme à l’extérieur de la nation. Ce n’est pas l’État-nation qui peut être le gardien du traumatisme social, mais la communauté.
Il appartient en effet à la communauté d’empêcher l’État de s’emparer du traumatisme pour que l’expérience du traumatisme ne perde pas son pouvoir social de créer des liens qui n’existent pas encore, des communautés sans limites ni frontières. Une force qui vient de la certitude que le traumatisme ne doit plus jamais se reproduire, nulle part, et surtout pas dans des territoires qui sont occupés illégalement.
Déshistoricisation et vide juridique
Mais il y a autre chose encore qui frappe dans le texte signé par Habermas et consorts. Il s’agit de leur déshistoricisation et de leur indifférence au vide juridique auquel sont soumis les Palestinien.nes. Certains voudraient commencer cette discussion par les terribles attentats perpétrés par le Hamas le 7 octobre dernier. Mes critiques à l’égard du Hamas ont été répétées à plusieurs reprises ces dernières années et mon rejet absolu des actions indiscriminées visant des civils est inconditionnel.[6] Mais la pratique de la désensibilisation consiste à priver les populations de l’histoire de leurs luttes.
Les Palestinien.nes se battent depuis des décennies contre des massacres périodiques et aveugles, contre une situation sociale de peuple apatride, sans État ni territoire, constamment soumis à une vie précaire, à une mort sans deuil. La caractéristique fondamentale de la vie à Gaza est la répétition brutale des massacres. Opération Pluies d’été, en 2006 ; opération Nuages d’automne, en 2006 ; opération Plomb durci, en 2008 ; Opération Colonne de nuages, en 2012 ; Opération Bordure protectrice en 2014 ; Conflit armé,en 2021. Il ne s’agit là que des derniers actes de violence à l’encontre des Palestinien.nes vivant à Gaza, répétés à l’infini et soumis à la même indifférence.
On pourrait dire que toutes ces opérations sont l’exercice du droit de l’Etat d’Israël à se défendre contre un groupe qui veut l’éliminer. Mais cette forme de défense n’en est pas une. Faisons un exercice de projection élémentaire. Que se passera-t-il après les soi-disant « actions militaires » d’Israël à Gaza ? Le Hamas sera-t-il détruit ? Mais que signifie exactement « destruction » ici ? Au contraire, n’est-ce pas exactement ainsi que le Hamas s’est développé, c’est-à-dire après les actions inacceptables de punition collective et d’indifférence internationale ? Et même si les dirigeants du Hamas sont tués, d’autres groupes n’apparaîtront-ils pas, alimentés par la spirale de plus en plus brutale de la violence ?
Il serait important de partir du fait historique que toutes les tentatives d’annihilation militaire du Hamas n’ont fait qu’accroître sa force, car ces actions militaires ont créé le cadre narratif idéal pour qu’il apparaisse, aux yeux d’une grande partie des Palestinien.nes, comme le représentant légitime de la résistance à l’occupation.
Et comme si cela ne suffisait pas, on ne peut tout de même pas revendiquer le droit à la défense face à des réactions provenant d’un territoire que l’on occupe illégalement. Contrairement à ce que certains croient, le droit international existe et il dit clairement ce qu’il faut faire. Le droit international reconnaît le statut juridique de la Palestine en tant que « territoire occupé », une occupation considérée comme totalement illégale par les résolutions 242 et 338 de l’ONU, votées il y a plus de cinquante ans. En d’autres termes, la meilleure défense consiste à respecter le droit international et à restituer les territoires occupés. Or, à Gaza, le droit n’a plus force de loi.
En réalité, laisser un peuple sans loi, sans État, sans citoyenneté, est une pratique de construction de vides juridiques qui nous ramène au cœur du colonialisme insurmontable de nos sociétés modernes. Nos sociétés restent coloniales. La question centrale est « contre qui ? ». On peut parler de permanence du colonialisme parce que nous sommes face à un pouvoir souverain qui décide quand la loi est en vigueur et quand elle est suspendue, sur quel territoire elle s’applique et sur quel territoire elle est impuissante. Certains appellent cela la « démocratie ». Mais ce n’est que le partage d’une géographie du droit typique des relations coloniales.
C’est pourquoi je voudrais terminer en déplorant vigoureusement les universitaires qui se prétendent les gardiens de la pensée postcoloniale et qui se sont honteusement tu.es face à une catastrophe coloniale typique, qui se sont limité.es à des déclarations formelles, qui semblent plus indigné.es par des problèmes de pronoms que par des corps ensevelis sous les décombres des bombes. Quiconque veut penser de manière critique doit être prêt à ne pas faire passer ses intérêts personnels avant les engagements nécessaires.
Je soupçonne vraiment que le post-colonialisme de certaines personnes s’arrête aux limites du comité de diversité de Magazine Luiza [entreprise de grande distribution brésilienne]. Et je voudrais profiter de cette occasion pour saluer la profonde cohérence et l’honnêteté intellectuelle de certain.es universitaires, tels que Judith Butler, Nancy Fraser et Angela Davis, qui ont subi les pires représailles et stigmatisations pour avoir manifesté leur solidarité avec le sort des Palestinien.nes à une époque où la solidarité est devenue l’une des armes les plus rares.
À mon avis, certaines de ces personnes ont compris que la philosophie doit servir de frein d’urgence dans ces moments-là. Vous connaissez peut-être ce passage de Walter Benjamin :
« Marx avait dit que les révolutions sont la locomotive de l’histoire mondiale. Mais peut-être les choses se présentent-elles tout autrement. Il se peut que les révolutions soient l’acte par lequel l’humanité qui voyage dans ce train tire le frein d’arrêt d’urgence ».[7] A l’heure où devient de plus en plus évidente la relation organique entre les dernières cloisons de la civilisation occidentale et l’extermination, entre les dernières digues de la démocratie et la catastrophe, il n’est pas inutile de rappeler que les vrais gestes révolutionnaires sont ceux qui décident d’actionner le frein d’arrêt d’urgence.
C’est pourquoi j’aimerais terminer cette conférence inaugurale en faisant appel à cette langue parlée par les habitants de Gaza. La langue qui était celle de mes ancêtres, mais qui n’a jamais été parlée dans nos maisons, la langue que je n’ai jamais entendue parce que son silence représentait la croyance en une intégration parfaite avec l’Occident.
À l’heure de la désintégration, je voulais finir dans cette langue réduite au silence par la croyance en une intégration qui n’a jamais eu lieu de la manière promise, comme s’il s’agissait de sauver des ruines ce qui a été exclu de notre voix, afin que cette langue, tue, puisse révéler la douleur des promesses non réalisées et la continuité des luttes. Avec la langue des habitants de Gaza, je voudrais vous rappeler qu’il n’y a pas de liberté sans terre et qu’« il n’y a pas de vie possible sans liberté » : لا حياة بدون حرية.
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Traduction Fanny Lecarpentier pour Contretemps.
Vladimir Safatle est professeur au département de philosophie de l’Université de São Paulo. Il a également enseigné aux universités de Paris I, Paris VII, Paris VIII, Paris X, Toulouse, Louvain et Essex. Il est responsable de l’édition des œuvres complètes de Theodor Adorno en portugais. Il est aussi un intellectuel public très actif dans la vie politique brésilienne avec une présence constante dans la presse nationale et internationale. En traduction française, est disponible son ouvrage Le circuit des affects : corps politique, détresse et la fin de l’individu (Bordeaux, Le bord de l’eau, 2022).
Notes
[1] Michel Foucault, Dits et écrits, t. 1 : 1954-1975, Paris, Gallimard-Quarto, p. 1152.
[2] Georges Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, Paris, PUF, 1972, 2e éd. revue, p. 8.
[3] Luis Eduardo Soares, « As palavras apodrecem », A Terra é Redonda, 21 février 2024.
[4] Berenice Bento, « Defensores de Israel usam antisemitismo como instrumento de chantagem », Folha de São Paulo, 18 janvier 2024.
[5] Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, Dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1983, p. 180.
[6] Cf. Par exemple, Vladimir Safatle, « O suicídio de uma nação e o extermínio de um povo », Revista Cult, 23 octobre 2023.
[7] Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, Francfort, Suhrkamp, 1977, vol. I, 3, p. 1232. Il s’agit d’une des notes préparatoires des Thèses sur le concept d’histoire, qui n’apparaît pas dans les versions finales du document.