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Sans luttes, pas de Nouveau Front populaire. Six thèses pour une discussion

Lien publiée le 27 juin 2024

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.contretemps.eu/nouveau-front-populaire-gauche-luttes/

Né avec la prétention de faire barrage à l’extrême droite, le macronisme a signé la convergence entre néolibéralisme et néofascisme. Il a par ailleurs constitué un accélérateur de la torsion autoritaire de la Ve République, qui fonctionne comme un dispositif contre-insurrectionnel, en réaction au formidable cycle de luttes françaises depuis 2016.

Dans ce texte, les auteur·rices défendent l’idée que la situation ouverte par la défaite des macronistes et la dissolution de l’Assemblée nationale pourrait constituer la crise terminale de la Ve République, si du moins un pouvoir constituant par le bas, populaire et décolonial, parvient – par une dialectique entre insurrection sociale et représentation politique – à vaincre l’arc antipopulaire, dans lequel l’extrême-centre et l’extrême droite convergent avec l’intention d’une nouvelle stabilisation réactionnaire.

Ce texte est issu d’une discussion au Séminaire Capitalisme Cognitif à Paria, et a été écrit par Francesco Brancaccio, Andrea Di Gesu, Davide Gallo Lassere, Sara Marano, Sandro Mezzadra, Filippo Ortona, Matteo Polleri, Carlo Vercellone.

***

Quand, au sommet de l’État, on joue du violon, comment ne pas s’attendre que ceux qui sont en bas se mettent à danser ? (K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte)

1. Au niveau européen, les élections du 9 juin marquent une étape dans la convergence entre le néolibéralisme etle néofascisme. En plus de constituer un facteur de déstabilisation de la gouvernance européenne, le rapprochement entre le pôle central et l’extrême droite pousse à une redéfinition du projet d’intégration européenne fondé sur les États souverains et la fonction de synchronisation jouée, non sans frictions, par la Banque centrale.

Les répercussions des élections européennes sur la composition de la majorité et la nomination des commissaires qui en découle sont encore indéterminées, mais l’augmentation de la composante néo-fasciste au parlement de Strasbourg marque sans doute un nouveau rapprochement, dans le paysage politique continental, du pôle « libéral » et du pôle dit « conservateur », c’est-à-dire de l’extrême droite. Cette union est certes encore virtuelle et dépendra des négociations dans la période à venir. Cependant, elle se manifeste par le rapprochement progressif entre Ursula Von Der Leyen et Giorgia Meloni – cette dernière étant désormais saluée comme une partenaire gouvernementale efficace et fiable.

Ce rapprochement doit être lu à la lumière d’un processus en cours depuis plusieurs années, dans lequel le centre libéral est de plus en plus exposé à la pression de l’extrême droite, qui à son tour est de plus en plus domestiquée par les indications provenant de la technocratie bruxelloise et de la BCE, ainsi que par les stratégies de l’OTAN. Au sein de l’UE, ce lien détériore l’axe franco-allemand déjà affaibli, qui a de plus en plus de mal à se démêler entre la pression américaine, le besoin d’autonomie stratégique continentale et la poussée – pas toujours cohérente – des nationalismes dans de nombreux pays d’Europe de l’Est. La fenêtre d’opportunité pour un New Deal européen ouverte par la pandémie de Covid-19 n’est plus qu’un lointain souvenir.

Dans l’ombre de la compétition stratégique américano-chinoise et del’émergence de groupements tels que les BRICS+, la reconfiguration des équilibres politiques de l’Union s’inscrit en fait dans un « régime de guerre globale », dont la guerre russo-ukrainienne est le vecteur continental. La tentative de Macron et Scholz d’articuler leur campagne électorale autour de l’usage sans scrupule d’une rhétorique belliqueuse s’est cependant soldée par une cuisante défaite dans les urnes. Dans un scénario de stagnation et de récession généralisées, avec un néo-mercantilisme allemand en grande difficulté en raison des nouvelles relations commerciales avec la Russie et la Chine, la structure européenne de plus en plus confédérale et atlantiste accentue ses traits ethno-nationalistes.

Sur le front méditerranéen, le massacre et la détention de migrants causés par les rejets en mer et l’externalisation des frontières européennes sur le territoire africain et au-delà se poursuivent ; sur le front nord-est, le conflit en Ukraine est instrumentalisé en fonction d’une militarisation de l’espace européen, avec l’invocation des droits de l’homme contre le « despotisme oriental » ; tandis que, du côté du Moyen-Orient, Israël est présenté – plus seulement dans le discours de l’extrême droite sioniste – comme le pivot de l’ « identité judéo- chrétienne » en dehors des frontières européennes et, de manière trompeuse, comme un avant-poste militaire contre la « terreur islamique ». 

Dans un contexte de tensions internationales croissantes, l’expansion de la rhétorique guerrière et la construction d’une économie de guerre exposent le processus de construction continentaleeuropéenne à des contradictions croissantes, qui affectent sa constitution matérielle et ses mythes fondateurs. Au lieu de se développer comme un projet universaliste, visant à l’expansion des droits, de l’État-providence et de la démocratie, l’espace européen participe désormais activement au renforcement de l’affrontement entre des pôles impérialistes opposés, se plaçant fermement – bien que de manière  subordonnée – au sein d’un « Occident » de plus en plus militarisé et menaçant.

2. Le macronisme n’est pas l’alternative, mais la variante française de la convergence progressive entre les néolibéraux et l’extrême droite. Le katèkon prétendument modéré, qui devait retenir la catastrophe lepéniste, s’est en réalité révélé être un accélérateur de la torsion autoritaire de la Cinquième République. Celle-ci fonctionne comme un dispositif contre-insurrectionnel, réagissant au formidable cycle des luttes françaises.

En dissolvant l’Assemblée nationale le soir même des élections européennes, Macron visait une simplification des trois pôles de l’arc parlementaire. L’objectif était d’éliminer, ou du moins de réduire considérablement, le poids de la gauche au profit d’un face-à-face serré entre néolibéraux et néofascistes. Outre certains facteurs spécifiques – comme l’absence de majorité présidentielle claire depuis 2022, le risque d’une motion de censure à l’automne sur le budget et la nécessité d’un renouveau politique après la défaite retentissante – le choix de Macron visait notamment à isoler et à marginaliser La France Insoumise (LFI), c’est-à-dire la seule force politique qui, depuis le soulèvement des banlieues de juillet 2023, soutient activement les luttes antiracistes et le mouvement pro-palestinien.

Il ne s’agit donc pas, comme certains commentateurs l’ont écrit ces derniers jours, d’une tentative héroïque de sauver sa majorité au prix d’une cohabitation avec l’extrême droite. Il s’agit plutôt d’un choix qui assume la possibilité d’une cohabitation avec le Rassemblement national (RN) comme un « moindre mal » par rapport à l’hypothèse d’une croissance de la gauche radicale, dans la rue et dans les institutions, en vue des élections présidentielles de 2027. Lue en ces termes, la décision de dissoudre l’Assemblée nationale constitue la dernière étape, et le saut qualitatif, de la dérive réactionnaire dumacronisme. 

En huit ans de gouvernement, en effet, Macron a fait tomber tous les masques les uns après les autres. Au cours de son premier mandat, son projet « libéral et progressiste » s’est traduit par les privatisations et l’austérité, l’injustice fiscale et la répression des mouvements sociaux. Pendant son second mandat, le « bloc présidentiel » a aiguisé ses traits autoritaires et identitaires, poursuivant le projet de destruction des services publics. Dans le processus de démantèlement du système social français, Macron a opéré un virage à droite  de plus en plus marqué. En suivant le fil rouge de la répression, du rôle sanglant joué par le préfet de police Didier Lallement – appelé à Paris pour écraser le soulèvement des Gilets Jaunes    avec ses motards – nous sommes passés au protagonisme incontesté du ministre de l’intérieur Gérald Darmanin, champion de l' »ordre républicain » dans les banlieues comme dans les colonies d’outre-mer. 

Sur le fil de la sécurité et de la domination raciale, de la constitutionnalisation de l’état d’urgence sont nées la loi de sécurité globale et celle sur le prétendu « séparatisme », authentiques validations juridiques de l’islamophobie d’État. Ce glissement à droite du macronisme ne peut se comprendre sans évoquer les formidables cycles de mouvements qui s’y sont opposés et l’ont parfois fait reculer : celui des Gilets Jaunes (entre 2018 et 2020), les grève sociales contre la réforme des chemins de feret celle des retraites (2018, 2020 et 2023) et la révolte des banlieues contre le racisme d’État (été 2023).

Il s’agit de luttes caractérisées par des traits souvent insurrectionnels – notamment dans le cas des Gilets Jaunes, du soulèvement antiraciste et des mobilisations dans les territoires de ce qu’on appelle l' »Outre- mer » – auxquelles le macronisme a répondu en se transformant en un dispositif gouvernemental contre-insurrectionnel. De ce point de vue, l’ouverture potentielle de Macron à l’extrême droite n’est pas un coup de tonnerre. Plusieurs éléments, au contraire, l’ont annoncée et construite ces dernières années et, en particulier, ces derniers mois.

Sur le plan de la propagande politique, l’ouverture aux lepénistes d’extrême droite a été préparée par l’assimilation systématique de la gauche radicale au « communautarisme », de l’antiracisme à l’islamisme, du pacifisme à l’antisémitisme. Cette dérive est enfin couronnée par l’affaire parlementaire de la loi immigration : une loi non seulement approuvée grâce aux voix des députés d’extrême droite, mais même inspirée des propositions programmatiques du RN de Marine Le Pen (propositions déclarées inconstitutionnelles par le Conseil Constitutionnel). Dans le débat public, l’ouverture au lepénisme a d’ailleurs été favorisée par sa « normalisation » par les médias centristes et le soutien enthousiaste du géant médiatique qu’est le groupe Bolloré.

3. Le macronisme sanctionne la crise terminale de la Cinquième République et réactive l’actualité toujours latente de ses origines : le  » coup d’État permanent « . C’est au cœur de cette crise que l’arc républicain antifasciste se transforme en arc antipopulaire, dans lequel l’extrême centre et l’extrême droite convergent en vue d’une nouvelle stabilisation réactionnaire.

Née dans le contexte de la guerre de libération de l’Algérie avec les « référendums constituants » de De Gaulle, la constitution française actuelle s’inspire de celle de la République de Weimar en ce qui concerne les pouvoirs présidentiels et les relations entre le Président et le Parlement. À sa naissance et pendant une longue période, la constitution « formelle » de la Cinquième République a cependant reposé sur la constitution « matérielle » de la société française : après la victoire de Mitterrand en 1981, l’alternance gouvernementale entre gaullistes et socialistes a certifié, sur le plan parlementaire, le compromis entre les forces bourgeoises et les poussées réformatrices en matière de droits politiques et de répartition des richesses.

Déjà corrompu et affaibli par la succession de réformes néolibérales et sécuritaires promues par les présidences Sarkozy et Hollande, ce modèle de concertation, fondé sur une dure dialectique entre luttes sociales et médiations institutionnelles, est entré irréversiblement en crise avec Macron. La déstabilisation macronienne des arrangements constitutionnels, tant formels que matériels, s’est poursuivie par l’exaspération des traits les plus autoritaires et verticaux de la Cinquième République. La combinaison du néolibéralisme et du bonapartisme scelle ainsi la réactivation de la logique du « coup d’État permanent » à l’origine de la constitution voulue par le général De Gaulle, dansune rencontre où les tendances technocratiques du premier rendent évidents les traits autoritaires du second.

L’utilisation continue et sans scrupule des dispositifs législatifs contournant le débat parlementaire (vote bloqué, art. 47.1, art. 49.3), le refus de toute médiation avec les corps intermédiaires, et en premier lieu avec le monde syndical, sans oublier les arrestations massives et les mutilations de manifestants lors des mobilisations les plus intenses, ont contribué à déterminer une profonde coupure entre le pouvoir et la société. L’effondrement de « l’arc républicain » – c’est-à-dire de la stratégie électorale qui, au cours des trente dernières années, a empêché le parti de Le Pen d’accéder au pouvoir – trouve sa genèse matérielle et symbolique dans cette spirale « post-libérale ». 

En définitive, la crise des institutions de la Cinquième République s’accomplit avec le dérapage du pôle politique macronien et ouvre l’horizon d’une nouvelle stabilisation, d’un signe pleinement réactionnaire. Depuis 2017, la coalition menée par Macron représente un bloc hégémonique minoritaire paradoxal, c’est-à-dire un bloc choisi par les électeurs en l’absence d’alternatives, contre l’extrême droite etavec les taux de participation les plus bas de l’histoire de France. Sa décomposition actuelle met à l’ordre du jour la conquête du pouvoir par le RN de Marine Le Pen, qui a désormais attiré dans son orbite une partie substantielle des politiciens et des électeurs républicains. La « cohabitation », pour l’instant virtuelle, entre Macron et un gouvernement dirigé par le RN est préfigurée par la fin du « front républicain » et son renversement progressif en un « front antipopulaire », luttant contre l’avancée des forces radicales et progressistes.

4. Le nouveau pacte social et politique sur lequel convergent les néolibéraux et les néofascistes est un pacte économique à connotation ethno-raciale.

L’effritement de l’ « arc républicain » et la constitution d’un « arc anti-populaire » sont liés à la redéfinition du débat public suite au soulèvement antiraciste de l’été 2023 et à la guerre génocidaire menée par Israël à Gaza après les attaques du 7 octobre. Un front composé par des forces politiques diversifiées représente désormais la France comme une société traversée et désintégrée par un prétendu « choc des civilisations ». Il s’ensuit l’identification de la « laïcité », valeur fondatrice de la République, à son contraire spéculaire : l’islamophobie, la xénophobie et la chasse aux opposants.

Dans le régime de guerre français, l’ennemi intérieur se superpose ainsi à l’ennemi extérieur et s’incarne dans le prétendu « islamo-gauchisme », contre lequel les commentateurs « modérés » et « conservateurs » s’insurgent à cause de son prétendu enracinement dans les banlieues et les universités. Ce concept s’articule désormais avec d’autres termes autour d’un lexique ethno-racial. Il est généralement associé au « séparatisme » et au « communautarisme », utilisés pour désigner la prétendue non-intégration des communautés les plus précaires des quartiers populaires, hâtivement définies comme « musulmanes », aux valeurs et aux institutions de la République, ainsi que, plus récemment, à l’infâme accusation d' »antisémitisme » – un terme qui,  grâce à la propagande israélienne, englobe désormais toute critique du colonialisme sioniste. 

Dans ce contexte, l’inauguration de l’année scolaire 2023-24 sous le signe de l’interdiction de l’abaya, voulue à l’époque par le ministre de l’éducation Gabriel Attal (un excellent crédit pour obtenir la nomination au poste de Premier ministre) a envoyé un message d’ouverture à l’extrême droite et a répondu au soulèvement antiraciste de l’été suite aumeurtre du jeune Nahel  par un durcissement du modèle français d' »intégration ». Ce n’est pas non plus un hasard si une personnalité comme Fabrice Leggeri, haut fonctionnaire français en charge de l’agence européenne de gestion des frontières Frontex, a été l’un des principaux candidats du RN aux élections européennes, et si, selon des études récentes, la rationalité derrière le vote lepéniste est guidée par une logique « raciale », bien plus que par une logique « de classe ».

Malgré les frictions évidentes avec certaines lignes directrices de Macron – en termes de politique étrangère, par exemple – la possibilité d’un gouvernement à guide RN pourrait être consolidée par la convergence autour de cet appel commun au law and order racistes, sans aucunement miner, voire plutôt exacerber, l’agenda économique austéritaire et néolibéral.

5. Le cycle des luttes françaises de ces dernières années constitue la condition de possibilité du nouveau Front populaire (NFP) et peut garantir son ouverture au-delà des dynamiques électorales etinstitutionnelles.

La naissance même du Nouveau Front Populaire est l’expression directe du formidable cycle de luttes françaises de ces dernières années, qui constitue sa condition de possibilité historique. L’alliance des différentes formations progressistes, mais aussi la radicalité de leur programme de coalition sont la preuve tangible de la stratification des luttes et des revendications des mouvements sociaux.

Au-delà de l’appel à une nouvelle union de la gauche, résonné avec force dans les rues pendant les jours qui ont suivi les élections, le « pacte de rupture » du NFP intègre explicitement de nombreuses revendications de ces mouvements : du RIC (Référendum d’Initiative Citoyenne, demandé par les Gilets Jaunes) à l’abrogation de l’infâme article 49.3 (qui permet de légiférer »par décret ») ; de l’abolition de la réforme des retraites à la reconnaissance de l’État de Palestine ; de la dissolution de la BRAV-M (brigade anti-émeute à moto, protagoniste des violences policières) à un vaste projet de revitalisation des services publics, et en particulier des soins de santé. Les mouvements sociaux, avec les expériences tumultueuses de lutte de ces dernières années, s’invitent dans le processus de constitution du Front populaire, imposant également un changement profond sur des questions telles que l’antiracisme et l’écologie.

Le programme, en d’autres termes, n’est pas seulement formulé par les centrales des partis : les éléments non négociables vivent dans les rues et les lieux de travail. Et ces lieux sont prêts à évaluer l’action du NFP quel que soit le résultat des élections législatives. En d’autres termes, nous sommes face à une dynamique historique vertueuse dont le NFP est l’expression ultime, qui tend à prendre les contours d’un véritable dualisme de pouvoir. Nous ne sous-estimons pas l’importance des négociations entre les forces politiques de gauche (y compris dans le but de lutter pour des candidatures qui donnent des garanties d’une prise en charge radicale du programme), ni les limites du programme commun.

Cependant, parallèlement à ce processus, nous voulons souligner comment le NFP agit déjà par le bas, dans la mobilisation permanente des mouvements sociaux dans les principales villes françaises, réactivant une fois de plus la portée historique du cycle de luttes de ces années. Contrairement à ce qui s’est passé dans d’autres lieux et à d’autres moments, nous pensons que ce dualisme de pouvoir ne doit pas être résolu et synthétisé par la réabsorption des mouvements dans la coalition électorale, mais qu’il doit plutôt être consolidé. Si aujourd’hui la dimension institutionnelle apparaît décisive pour le développement même des luttes, éteindre ou même réduire leur autonomie par des logiques de cooptation priverait le PFN de sa source première de « créativité politique » et finirait par réduire drastiquement l’efficacité même de toute transformation institutionnelle.

On tient à insister sur cela : les mouvements ne peuvent pas être « cooptés », mais doivent continuer à affirmer et à renforcer leur autonomie.  Cette nécessité est non seulement dans l’intérêt des mouvements, mais aussi – voire surtout – dans l’intérêt d’une force politique originale comme l’a été LFI ces dernières années. À plusieurs occasions, on a pu assister à une telle consolidation mutuelle vertueuse, LFI devenant une caisse de résonance des luttes et les luttes poussant LFI à des positions de plus en plus radicales. Si cette tension dialectique entre les luttes sociales et les forces politiques opérant dans les institutions se perd, la perspective est celle d’un affaiblissement des unes et des autres.

6. Au-delà de la France, l’élargissement du pouvoir constituant.

La consolidation du dualisme des pouvoirs est, selon nous, une perspective décisive dans la conjoncture française actuelle, mais elle constitue également un enjeu majeur au-delà de la France. Le déclenchement d’une phase constituante aurait également des implications significatives au niveau européen. La conjoncture actuelle de guerre, avec les polarisations qu’elle entraîne, peut créer des brèches imprévisibles dans lesquelles nous devons nous insérer.

Assemblée constituante, certes, permettant de dépasser la Cinquième République ; ouverture à la multiplicité des histoires et des identités qui font la « France » d’aujourd’hui ; réorganisation des services publics et de la Sécurité sociale autour du principe du commun ; ancrage constitutionnel des expériences de démocratie directe de ces dernières années, comme les formes communalistes ou municipalistes expérimentées par les Gilets Jaunes à l’Assemblée des Assemblées, les comités de grève interprofessionnels lors du mouvement des retraites ou, encore, les centaines de comités locaux qui composent le mouvement écologiste Soulèvements de la terre

Mais en même temps, au-delà des points spécifiques du programme, il faut poser les bases pour que ce processus constituant se consolide, s’amplifie dans le temps et trouve des résonances internationales. Si, comme nous l’avons dit, la formation du NFP ne s’est pas faite sans dualisme de pouvoir, son avenir est inséparable de son expansion et de son irradiation nationale et continentale. La multiplicité des luttes qui ont émaillé le paysage français de 2016 à aujourd’hui a profondément transformé non seulement une formation politique comme LFI, mais aussi de nombreuses bases syndicales et organisations sociales, en les radicalisant. Au-delà du bilan, toujours provisoire, que l’on peut en tirer, il y a ici une piste à suivre pour un nouveau rapport entre soulèvements populaires, mouvements sociaux et institutions partisanes et syndicales, qui  peut résonner fortement au-delà des frontières de l’hexagone. 

En effet, ce sont les luttes sociales  qui expriment le moteur et la stratégie – comme le montrent les positions prises par LFI sur le racisme, la laïcité et l’islamophobie grâce aux exceptionnelles mobilisations de ces dernières années – tandis que l’articulation politique et les tactiques agissent comme un multiplicateur des mouvements. Tout cela a été d’une importance capitale jusqu’à présent et a constitué le seul frein à l’intensification des processus, par ailleurs très avancés, de néolibéralisation et defascisation de la société française. Mais cela ne suffit pas. S’il veut résister à la réaction du bloc macroniste et du bloc lepéniste, le « pacte de rupture » du NFP et le pouvoir constituant qui l’accompagne doivent s’ancrer encore plus dans les lieux de vie et de travail, s’inscrire dans la durée et prendre en charge une temporalité élargie du processus de transformation.

Soyons clairs : beaucoup, mais pas tout, est en jeu dans les semaines à venir. Bien au-delà du rôle néfaste de Hollande, Glucksmann & C. dans l’éventualité d’une défaite, ou d’une victoire, décisive sera la manière dont cette relation dialectique entre insurrection sociale et représentation politique pourra continuer à conditionner les développements dans le pays, rayonnant au-delà de la France. Dans le temps long du processus de transformation que nous nous apprêtons à vivre, il ne manquera certainement pas de précipitations, de batailles exemplaires et d’événements imprévus auxquels réagir. C’est la tâche de l’intelligence collective qui s’est formée et qui se manifeste dans les luttes de préparer les instruments politiques et les formes d’organisation pour agir sur ces différentes temporalités. Contre le fascisme, contre la guerre, contre la convergence entre le pôle bourgeois et l’extrême droite, il y a un horizon de vie commune qu’ensemble nous devons consolider et affirmer.