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Éditer les marxismes et les sciences sociales pour armer les luttes
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://www.contretemps.eu/editer-marxismes-sciences-sociales-armer-luttes/
Alors que se clôt le 6 juillet prochain la campagne de dons pour sauver les Éditions sociales et La Dispute et leur permettre de se développer, la rédaction de Contretemps a souhaité leur donner la parole, pour nous en dire plus sur les raisons de cette initiative mais aussi sur l’histoire, les lignes et les activités des deux maisons d’édition.
Dans cet entretien avec trois membres de l’équipe éditoriale et de gestion, Clara Laspalas et Noémie Brun (éditrices, aux côtés de Marina Simonin) et Alexis Cukier (philosophe qui contribue bénévolement à la coordination éditoriale), il est donc question notamment des conditions matérielles de l’édition critique indépendante, du slogan « Make marxisms great again » et plus particulièrement des collections GEME et Découvrir des Éditions sociales.
On y aborde également la ligne éditoriale de La Dispute et notamment des collections « Le genre du Monde » et « Travail et salariat », ainsi que des rapports entre marxisme et sciences sociales critiques. Au final, il s’agit aussi de faire mieux connaître le travail d’édition, et d’en comprendre les spécificités quand ce travail est conçu pour armer les luttes et contribuer à l’émancipation.
Contretemps – Vous avez lancé une campagne de dons pour soutenir les Éditions sociales et La Dispute, dans une période difficile. Pour commencer, pourriez-vous nous en dire plus sur les raisons et les objectifs de cette campagne, et aussi sur le contexte plus large, économique et politique, pour les maisons d’édition indépendantes dans lequel elle prend place ?
Noémie Brun – Tout d’abord, il faut savoir que La Dispute et les Éditions sociales ont été fondées sans fonds propres et ne peuvent compter que sur la vente de leurs livres pour survivre. Par-là, j’entends que contrairement aux groupes qui dominent le marché, ces maisons, et plus globalement, ce que l’on appelle « l’édition critique indépendante », refuse l’investissement de capitaux étrangers à ce commerce. Il n’y a derrière nous ni fonds d’investissement, ni fonds de pension, ni holding ou autre. Personne n’est majoritaire au capital de ces deux maisons. Cela veut dire aussi que seuls l’équipe éditoriale et le bureau éditorial de chacune de ces structures sont décisionnaires quant aux livres que nous publions. Il s’agit là d’une indépendance que nous ne sommes pas prêts et prêtes à mettre de côté et c’est la première raison pour laquelle nous nous battons aujourd’hui.
Cette indépendance éditoriale s’oppose frontalement à d’autres modèles en place sur le marché de l’édition et qui tendent à imposer leur loi. Sans doute le rachat d’Hachette, numéro 1 en France et l’un des groupes d’édition les plus importants dans le monde, par Bolloré ne vous aura pas échappé. Hachette, c’est un groupe qui comprend des maisons historiques, des maisons que toutes et tous nous avons identifié en librairie, vers lesquelles nous pouvons aller naturellement sans toujours nous demander s’il s’agit d’un vecteur d’une idéologie réactionnaire et xénophobe. Depuis son arrivée à la tête du groupe, Vincent Bolloré poursuit toutefois ce qu’il nomme son « combat civilisationnel ». Le patron de CNews, Canal+ et Europe 1 (entre autres) a ainsi mis à la tête de Fayard l’éditrice d’Éric Zemmour et de Philippe de Villiers, Lise Boëll, malgré les résistances internes. Dans une actualité plus brûlante, Vincent Bolloré caresse son rêve d’union des droites avec son ami Éric Ciotti, préparant avec lui, dans la presse qu’il possède, l’annonce de l’alliance avec le RN. Je ne mentionne ici que le personnage qui affiche le plus ouvertement ses volontés politiques et qui est aujourd’hui à la tête d’un empire médiatique et éditorial.
Il va sans dire que l’indépendance à laquelle nous tenons est conditionnée par l’aspect économique mais qu’elle dépasse bien ce seul cadre. Le contexte idéologique dans lequel nous sommes rend toujours plus urgent et nécessaire le geste de proposer des idées et des connaissances pour informer, alimenter les débats et les luttes, idéologiques et politiques. Cela, nous, nous le faisons avec nos livres. Et nous le faisons avec de nombreux autres acteurs de cette chaîne du livre, éditeurs, libraires, médias indépendants, bibliothèques, diffuseurs et distributeurs…
Malheureusement, la question économique ressurgit systématiquement. D’autant que la conjoncture actuelle n’épargne personne : l’augmentation du prix du papier baisse la rentabilité des livres et nous oblige à en augmenter les prix, dans un contexte où l’inflation force la majorité des gens à faire des choix dans leurs achats. Face à ces contraintes, les grands groupes ont d’autres recours : ils inondent le marché, submergent les librairies de nouveautés hebdomadaires et maintiennent des livres à bas prix. Cette surproduction n’est pourtant bénéfique pour personne. Le temps et l’investissement consacrés à chaque livre s’amenuisent, les coûts de fabrication sont réduits au maximum (les matériaux s’en ressentent et l’usure aussi). Abaisser les coûts signifie souvent augmenter les tirages, or, les livres sont trop nombreux pour être tous défendus en librairie, qui les renvoient aux éditeurs faute de place. Le stockage coûte plus cher que le pilon, alors, ce qui reste est détruit. C’est tout cela, qu’il faut avoir à l’esprit quand on parle de groupes capitalistes et de petits éditeurs, indépendants et autonomes. C’est contre ce modèle que tous et toutes nous cherchons à nous dresser pour proposer une autre chaine du livre plus durable, plus juste.
Lancer cette levée de fonds, recourir aux dons des lecteurs et lectrices nous permet de maintenir cette totale autonomie et de poursuivre nos objectifs. Parmi ces derniers, il s’agit bien entendu de continuer de faire découvrir des auteurs et autrices, de participer au renouvellement des disciplines et de publier des livres de fonds, mais nous voulons aussi lancer les nombreuses réimpressions de titres épuisés, notamment : Pensée et langage, de Lev Vygotski, Penser avec Marx aujourd’hui, la tétralogiede Lucien Sève, Le syndicalisme est politique, livre collectif dirigé par Karel Yon, Le travail bénévole, de Maud Simonet, et Sortir l’Afrique de la servitude monétaire, sous la direction de Kako Nubukpo, Martial Ze Belinga, Bruno Tinel et Demba Moussa Dembélé, côté La Dispute. Et, pour les Éditions sociales, Histoire de la Révolution française de Jean Jaurès, tomes 1 et 2, et les Découvrir Marx, Engels, Weber, la Commune de Paris et Durkheim.
Il s’agit aussi de poursuivre le développement de la collection Découvrir aux Éditions sociales et de la collection d’intervention lancée à La Dispute l’année dernière, avec la parution de Prenons le pouvoir sur nos retraites de Bernard Friot. Ou encore, de pouvoir proposer des formats de livres plus variés, à l’image de ce que nous avons fait avec Avoir 20 ans à Sainte-Soline, ouvrage coordonné par le collectif du Loriot et qui a rencontré un grand succès en librairie et dans les débats militants organisés autour du livre.
Ça, c’est pour le côté éditorial à proprement parler. Mais ces fonds nous permettront aussi, plus prosaïquement, de pouvoir déménager plus sereinement car nous devons aujourd’hui quitter nos bureaux et de pérenniser mon embauche à plein temps. Il faut comprendre aussi les missions qui sont rattachées à mon poste et ce que cela signifie pour le développement des maisons : j’assure le suivi éditorial de certains livres, mais je m’occupe également de la partie promotion et diffusion des livres, des politiques qui méritent d’avoir une personne dédiée. Pouvoir avoir trois salariées à temps plein, c’est donc aussi renforcer nos liens avec la presse et les libraires et multiplier les initiatives : en librairie, en bibliothèque, mais aussi dans d’autres espaces…
Tout cela pour dire que, des projets et des envies, nous n’en manquons pas, mais nous avons besoin de garantir notre pérennité pour pouvoir les réaliser.
Contretemps – Nous proposons de commencer par une série de questions sur les Éditions sociales. Tou.te.s nos lecteurs.ices n’ont peut-être pas en tête l’histoire spécifique de ces éditions, pourriez-vous la raconter brièvement ? Et aussi définir votre ligne éditoriale : « make marxisms great again », ça veut dire quoi précisément ?
Alexis Cukier – Les Éditions sociales, c’est bientôt 100 ans d’une histoire qui est étroitement liée, et qui en fait a contribué aux transformations du marxisme en France, aussi bien du point de vue de la réception des œuvres de Marx et des théories marxistes que du militantisme dans le mouvement ouvrier. Je ne peux que résumer ici les grandes périodes de cette histoire[1]: de 1927 aux années 1970, les ES sont l’éditeur officiel du PCF, sous le nom des Éditions sociales internationales renommées, après la clandestinité de la Seconde Guerre mondiale, les Éditions sociales. Puis pendant les années 1970, c’est une période d’ouverture, impulsée par son directeur éditorial Lucien Sève, qui fait des ES un éditeur plus autonome du PCF. Ensuite, dans les années 1980, les ES subissent la crise du groupe Messidor, auquel elles appartiennent, jusqu’à sa faillite en 1993. C’est alors que d’ancien·ne·s salarié·e·s et auteur·e·s des éditions Sociales, animées par Richard Lagache, Chantal Gazzola, Alain Debernard et Lucien Sève, créent les éditions La Dispute, en 1997, et se battent pour sauvegarder le fonds et la marque des Éditions sociales. C’est un processus de refondation, qui passe par une sortie définitive de la tutelle du PCF, une affirmation de l’indépendance totale à l’égard de toute organisation politique, et qui permet aussi la refonte de la ligne éditoriale dont le catalogue actuel est l’expression. Le premier ouvrage des Éditions sociales refondées, Le pain, la paix, la liberté. Expériences et territoires du front populaire, de Xavier Vigna, Jean Vigreux et Serge Wolikow, paraît en 2006. Et en 2008 paraît une nouvelle traduction (par Sonia Dayan-Herzbrun) et édition (avec Jean-Numa Ducange) de La critique du programme de Gotha, qui lance aussi le projet de Grande Édition Marx Engels (GEME), alors dirigé par Isabelle Garo. Cette relance nous a permis de contribuer pleinement au « retour de Marx » après la crise financière de 2008 et le nouveau cycle de luttes qui a suivi, et au renouvellement des marxismes ces quinze dernières années.
Comment caractériser cette nouvelle ligne éditoriale ? Notre slogan « Make marxisms great again » peut signifier trois choses. D’abord, cela veut dire notre exigence d’allier la rigueur et l’attractivité : le renouveau de l’intérêt pour le marxisme, y compris auprès des jeunes publics, passe, nous en sommes convaincu·e·s, par la lecture précise des textes, et donc par la qualité de la traduction, de l’établissement des textes et de l’appareil scientifique et pédagogique, par la mise en perspective théorique et politique pour donner accès au sens vivant des concepts et des arguments sans la strate des dogmes et préjugés qui en ont obscurci le sens – on peut dire que c’est un travail de dépoussiérage. Ensuite, il faut insister sur le pluriel : plusieurs ou « mille marxismes » pour reprendre le terme d’André Tosel, cela veut dire que nous ne défendons pas un courant théorique ou politique, que nous sommes indépendants de toute organisation, que nous essayons de faire connaître la richesse des théories et interventions marxistes dans la théorie, ainsi que de leurs rencontres avec d’autres courants, notamment le féminisme (voir par exemple la publication en 2022 du livre de référence de Lise Vogel, Le marxisme et l’oppression des femmes), l’antiracisme et l’écologie (cf. par exemple le Découvrir Fanon de Marouane Essadek paru en 2022, et un Découvrir le marxisme écologique auquel je travaille avec Paul Guillibert pour parution l’an prochain). On pourrait appeler cela une réouverture du marxisme. Enfin, il y a la dimension de « retour » qui est plus complexe, mais fondamentale : même si une équipe éditoriale ne publie pas toujours des livres avec lesquelles elle est d’accord (et vous imaginez bien que nous ne sommes entre nous pas toujours d’accord sur tout), nous partageons l’essentiel, les éditrices, ainsi que moi-même et les autres membres du comité de gestion, et l’ensemble du bureau éditorial… nous pensons que, dans la bataille idéologique pour et au sein même des luttes pour l’émancipation, la justice et toutes les égalités, l’apport des marxismes, en lien et en discussion avec d’autres apports, est décisif, et doit être promu à nouveau, après une période de recul. Mais à condition d’une constante réactualisation, de l’émergence aussi d’une nouvelle génération d’auteur·ice·s à laquelle nous essayons de contribuer aussi avec la collection « Les éclairées » ou dans le cadre des Découvrir par exemple. C’est un travail de réactualisation théorico-politique. À l’heure où les gauches sont confrontées à de nouvelles menaces et donc de nouvelles questions concernant leurs orientations et leurs délimitations, nous pensons toutes et tous que contribuer à l’essor et au renouveau des marxismes en leur sein, et contribuer à leur appropriation populaire est un enjeu fondamental.
Contretemps – Parmi les collections, on aimerait discuter particulièrement de la GEME et de la collection Découvrir. Ces collections paraissent aux antipodes, d’un côté une collection qui veut constituer les œuvres complètes de Marx et d’Engels et être là référence d’un point de vue scientifique, sur le modèle de la MEGA en allemand, et de l’autre une collection grand public, pour une première approche de textes marxistes mais aussi au-delà. Comment travaille-t-on à chacune de ces collections, concrètement, du début à la fin du travail éditorial ? Et comment assurer une cohérence éditoriale entre ces collections dont les objectifs, les publics, les modalités de travail éditorial paraissent si différents ?
Clara Laspalas – Tout d’abord, je tiens à souligner que ces collections, bien qu’elles semblent diamétralement opposées, partagent en réalité des objectifs communs. Elles s’inscrivent dans les orientations éditoriales globales de notre maison d’édition, qui sont : transmettre, former et faire débattre. La colonne vertébrale des Éditions sociales est la traduction et la publication des œuvres de Marx et Engels. Et c’est à partir de ce travail que l’ensemble de notre ligne éditoriale et de nos publications sont réfléchies.
La GEME (Grande Édition Marx et Engels) est un projet monumental. Son ambition est de proposer une édition complète des œuvres de Marx et Engels en français, basée sur la MEGA (Marx Engels Gesamtausgabe), l’édition exhaustive et chronologique de leurs textes en langue originale. La GEME est une entreprise ambitieuse, car malgré plusieurs tentatives précédentes, aucune édition complète des œuvres de Marx et Engels n’existe à ce jour en français. Les traductions disponibles sont souvent hétérogènes et peu fiables, comprenant des mésinterprétations, des contresens, et manquant d’index et d’appendices pertinents, ce qui constitue un obstacle important à la lecture de leurs œuvres.
Ce projet est titanesque : leur œuvre est vaste et peu de livres ont été publiés de leur vivant, il faut également compter leurs nombreux articles de journaux, leur correspondance et de multiples brouillons. De plus, les enjeux politiques ont souvent influencé l’édition et la traduction de leurs textes, tant dans les choix de traduction que dans l’élaboration de l’appareil critique et parfois même dans le texte lui-même. On se confronte alors à des décennies de débats et de traditions critiques.
La collection GEME se distingue au sein des Éditions sociales pour deux raisons principales. Premièrement, le programme éditorial dépend de celui de la MEGA. Par exemple, la publication de L’Idéologie allemande a débuté il y a plus de vingt ans, et bien que sa sortie ait été annoncée en 2008, le livre n’a été publié qu’en 2017. Le travail de recherche de la MEGA est très précieux car il permet d’appréhender d’une nouvelle manière certains concepts, voire certains textes. Deuxièmement, nous sommes épaulés par l’association GEME dont les activités sont encadrées par Alix Bouffard, Alexia Blin, Alexandre Feron, Martin Georges, Jean Quétier et Marina Simonin. Nous construisons avec elle et le bureau éditorial le programme éditorial et décidons des futurs projets. L’association permet également d’animer et de promouvoir la GEME à l’université et ailleurs.
Ce travail colossal exige du temps et une équipe nombreuse. L’œuvre de Marx et Engels étant radicalement interdisciplinaire, elle nécessite l’expertise de nombreux spécialistes : historien·ne·s, économistes, philosophes, germanistes, etc. Nous pensons que c’est par l’échange, le débat et la collaboration que nous obtenons des traductions de qualité et les appareils critiques les plus complets.
Étant donné la longueur du processus, il nous faut plusieurs années pour élaborer un livre (par exemple, plus de six ans pour Le Capital, livre 2). Nous lançons donc différents projets simultanément, en fonction des traducteur·ice·s disponibles. Actuellement, deux équipes travaillent sur la traduction des articles du New-York Daily Tribune de 1853 et 1854, une autre sur L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, une sur Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie allemande, et une dernière sur les textes politiques du vieil Engels. En tant qu’éditeur, nous participons à chaque étape de l’élaboration du texte et de l’appareil critique, veillant à ce que les critères exigeants de la collection soient respectés : explication des choix de traduction, introduction historico-politique, annexes complètes, etc.
La GEME aspire à devenir l’édition de référence des textes de Marx et Engels en français. Son objectif est de rendre leur œuvre accessible tant au grand public qu’aux chercheurs. Pour cela, la rigueur et la lisibilité des traductions sont primordiales. Nous prônons ainsi un retour aux textes pour appréhender leur œuvre.
La collection Découvrir s’est bâtie sur cette même idée. En effet, ce qui en fait la singularité, c’est la priorité accordée aux textes. Les livres sont organisés autour d’extraits commentés et contextualisés. L’auteur, l’autrice ou l’événement est présenté à travers une douzaine d’extraits, qui sont ensuite expliqués, problématisés et accompagnés de pistes pour approfondir la réflexion. Cette collection a été lancée en 2020 en ayant en tête la collection des Classiques du peuple aux Éditions sociales par exemple. En construisant cette collection, il nous semblait qu’une confrontation au texte était essentielle pour comprendre un auteur·ice. Nous essayons, et j’ai l’impression que nous y arrivons, de remettre à disposition des jeunes, mais aussi des militant·e·s et d’un public non-savant des textes mais aussi des outils théoriques qui permettent de comprendre le monde, de s’armer intellectuellement et d’acquérir l’autonomie nécessaire pour aborder d’autres œuvres de l’auteur ou de l’autrice. La collection permet donc d’offrir un cadre conceptuel fiable et pédagogique. Nous essayons de prendre au sérieux le terme Découvrir, c’est-à-dire que nous ne proposons pas des manuels de pensée mais nous donnons à lire des textes, des auteur·ice·s qui peuvent être utile pour penser des questions très diverses.
À ce jour, nous avons publié près de vingt titres et nous voulons accélérer le rythme de publication dans les prochaines années et élargir la collection à des auteurs, à des événements ou des courants qui sortent du corpus classique marxien. Par exemple, nous allons sortir prochainement un Découvrir Vygotski, un Découvrir Descartes, etc. Et nous avons aussi encore plein de nouveaux projets pour la suite. Le choix des auteurs, autrices et événements s’effectue de plusieurs manières. Évidemment, des ordres de priorité sont définis : auteur·ice·s important·e·s, aucun livre d’introduction existant, nous réfléchissons aussi par rapport à des dates anniversaires comme par exemple Découvrir la révolution chilienne (1970-1973) ou le Découvrir Lénine.
Nous travaillons avec des directeurs et directrices de collection : Antony Burlaud, Guillaume Fondu, Quentin Fondu et Léa Maarouf pour concevoir le programme éditorial et ensuite assurer le suivi des manuscrits. On construit les livres avec l’auteur ou l’autrice de manière à respecter au mieux le format de la collection mais aussi d’assurer les enjeux et objectifs de celle-ci. Comme pour la GEME, le travail est assuré collectivement, cela permet d’avoir des lectures différentes et donc, d’enrichir le contenu de nos livres.
Ce qui garantit la cohérence éditoriale entre ces projets apparemment très différents, c’est l’objectif commun de transmettre, former et susciter le débat. Notre mission en tant qu’éditeur est de rendre les textes accessibles. La collection GEME et la collection Découvrir sont deux manières de le faire : diffuser les textes de Marx et d’Engels dans une traduction et une édition exigeante et fournir des textes pour se former et donner des clefs de compréhension.
Contretemps – Éditer Marx, Engels, les marxismes, est une entreprise éminemment politique, qu’on le veuille ou non. Comment considérez-vous cette dimension politique de votre activité éditoriale ? Y a-t-il des difficultés, tensions, contradictions qui y sont associées pour vous ?
Clara Laspalas – Évidemment, éditer Marx, Engels et les marxismes est une entreprise politique. Mais ce n’est pas pour ça que nous faisons de la politique. Publier des textes liés au marxisme entraîne inévitablement des batailles et des débats d’interprétation. Cependant, notre rôle en tant qu’éditeur est de transmettre ces textes de manière à ce qu’ils restent aussi fidèles que possible à leur version originale pour qu’il puisse y avoir des lectures politiques et des confrontations.
Je souhaite aussi beaucoup insister sur la notion de « marxismes » au pluriel. Il est crucial pour nous de mettre en avant la pluralité du marxisme. Évidemment, ce n’est pas une tâche facile car nous devons constamment discuter nos lectures, ouvrir nos horizons et accepter de publier certains textes qui s’éloignent parfois de nos propres interprétations. C’est une des spécificités des Éditions sociales de travailler et de faire débattre toutes les mouvances. Et cela s’incarne dans le bureau éditorial avec lequel nous discutons et construisons le programme de publication. Ce bureau éditorial est composé de disciplines variées (historien·ne·s, philosophes, économistes, etc.) et d’horizons politiques divers, ce qui est assez rare ! Ce bureau permet d’avoir un rapport non sectaire et non exclusif aux lectures politiques et théoriques qui sont faites de Marx. Nous y tenons beaucoup, car c’est une condition pour reconstruire un espace de débats autour de Marx, des « mille » marxismes et des différentes traditions du mouvement ouvrier, mais aussi pour démontrer l’actualité du marxisme et refaire de celui-ci une référence pertinente et partagée. C’est un véritable pari mais cela permet de tenir l’engagement qui est le nôtre : faire vivre une ligne éditoriale autour de Marx et des marxismes.
Cette méthode de travail nous permet de créer un véritable espace de débat théorique et politique marxiste, tout en surmontant une partie des difficultés et tensions qui y sont associées. Je pense que nous réussissons à relever ce pari audacieux de travailler ensemble et de « Make marxisms great again » !
Contretemps – Passons aux éditions La Dispute. Il est sans doute utile aussi de commencer par un bref historique, et une présentation de sa ligne éditoriale, comment la définiriez-vous ? Une des particularités des éditions La Dispute est qu’elle continue à essayer de faire des livres, non académiques, qui visent un public large, à partir de recherches académiques, comme des thèses, des HDR, des rapports de recherche. Pourriez-vous nous dire comment on s’y prend concrètement, et aussi quelles sont les difficultés et obstaclesauxquels on se confronte dans ce type de travail éditorial ?
Alexis Cukier – Comme je l’ai mentionné tout à l’heure, La Dispute a été créée en 1997 par d’ancien·ne·s salarié·e·s des Éditions sociales – en collaboration aussi avec des chercheur·se·s qui ont lancé nos collections de référence : « Le genre du monde » dirigée par Danièle Kergoat, « L’enjeu scolaire » dirigée par Jean-Pierre Terrail, « Travail et salariat » dirigée par Bernard Friot – avec l’objectif de donner aux lecteur·ice·s l’accès à des savoirs qui les concernent, dans une visée d’émancipation. Depuis, les éditions ont publié plus de 300 livres de sociologie, économie, philosophie, psychologie, histoire, sciences politiques, enquêtes, monographies, essais critiques, entretiens, livres d’intervention… qui chacun à sa manière, témoigne de la même ambition : propager les résultats mais aussi l’esprit de la critique et du débat issus de la recherche scientifique, professionnelle, militante, auprès de celles et ceux qui participent ou qui pourraient participer à des luttes libératrices. Dans mon vocabulaire, c’est une ligne éditoriale d’enquête militante, au sens de la transformation mutuelle des savoirs et des luttes, y compris au sein même de la recherche académique. Pour faire pendant aux « Make marxisms great again » des Éditions sociales, on pourrait dire que le slogan de La Dispute, c’est « Social sciences for the people » ! Il s’agit de rendre accessible les sciences sociales – les savoirs issus de la méthode scientifique et de l’engagement social – à tout le monde.
Je voudrais insister sur le travail éditorial, puisque vous nous y invitez – et que cet entretien est l’occasion aussi, peut-être, de contribuer à faire connaître cette activité passionnante… que pour ma part je fais avec passion depuis 15 ans de manière bénévole, en plus de mon travail de recherche et d’enseignement. Nous faisons partie des quelques éditeurs – à ma connaissance, ce sont pour l’essentiel des éditeurs indépendants et critiques, les autres, et notamment les éditeurs universitaires, ont standardisé leurs procédures – qui faisons un travail de type éditorial de type « artisanal » : nous rencontrons les auteur·ice·s avant la rédaction de leur livre, discutons à partir de leurs synopsis des moyens (conceptuels, argumentatifs, stylistiques mais aussi dans la conception d’ensemble du projet éditorial…) de rendre leur livre accessible et attirant pour un large public. Et nous travaillons, le plus souvent en binôme, sur les fichiers qu’on nous envoie, en faisant des remarques et commentaires, parfois généraux et parfois ligne à ligne. Il y a aussi bien sûr toute la discussion concernant la promotion du livre, qui n’est pas déconnectée de ce travail éditorial : à quelles occasions les personnes intéressé·e·s pourront-elles et ils prendre connaissance de l’existence du livre ? Dans quel rayon des librairies voulons-nous qu’il se retrouve ? Dans quelles bibliographies universitaires, quels réseaux militants, voulons-nous que l’ouvrage puisse s’inscrire ?
Je vais prendre un exemple, le dernier livre auquel j’ai travaillé, dans la collection que je co-dirige avec Amélie Jeammet et Hélène Stevens, « Travail et Salariat ». C’est le livre de Rémy Ponge, Lutter contre les souffrances au travail. Un siècle de mobilisations syndicales, qui paraîtra début 2025. Le livre, pour résumer beaucoup, raconte l’histoire des mobilisations syndicales contre la souffrance au travail depuis les années 1950, pour répondre à une question : qu’est-ce qu’ont fait, et peuvent faire, les syndicalistes pour politiser la question des souffrances psychiques au travail et s’opposer aux formes d’organisation du travail qui les causent ? L’ouvrage de Rémy est issu de sa thèse de sociologie, soutenue en 2018 : Pour ne plus perdre son esprit au travail. Sociologie historique d’une préoccupation syndicale pour la santé des travailleurs-ses (1884-2007). Il nous a envoyé fin 2022 un synopsis détaillé, qui, malgré le fait que c’est son premier livre, constituait déjà une proposition éditoriale aboutie, avec une table des matières qui s’écartait des normes académiques (en termes de nombre de signes, bien sûr, mais aussi de réflexion sur la construction même du propos) et témoignait déjà d’une vraie réflexion sur la manière d’intéresser les syndicalistes à cette histoire que pour beaucoup elles et ils ignorent. Ce n’est pas toujours le cas, il arrive que nous devions envisager avec l’auteur·ice une refonte complète de sa proposition, pour passer par exemple d’une proposition très proche d’une thèse à un livre d’enquête plus grand public, et parfois un plus petit livre d’intervention. Il faut parfois supprimer des entretiens, parfois proposer d’en rajouter, souvent encourager dans des choix d’écriture qui n’ont pas été tenus jusqu’au bout dans la première version…et il y a toujours des implicites, des thèses qu’on peut souligner de manière plus tranchante, des introductions et conclusions qui peuvent prendre un peu plus de « risque », s’engager plus dans une hypothèse ou une controverse, un travail d’accompagnement pour expliciter la portée politique des résultats d’une enquête… Pour l’ouvrage dont j’ai parlé, ce travail a consisté principalement en des remarques orales concernant son synopsis, et puis des remarques au fil de l’écriture du livre – et au final, cela a été très facile pour nous (même si bien sûr, c’est un travail éditorial qui prend du temps, quoi qu’incomparablement moins bien sûr que les centaines et milliers d’heure de travail que, tout compris, un auteur·ice aura consacré à son ouvrage…). J’ai déjà été un peu long, mais je voudrais insister sur cela : un livre tel que ceux que nous publions, c’est un travail immense, et bien sûr je n’en reste qu’au travail éditorial… mais ce travail est passionnant.
Contretemps – Pourriez-vous nous en dire plus sur deux collections qui peuvent particulièrement intéresser nos lecteur·ices : « Le genre du monde » et « Travail et salariat », quelles sont leurs spécificités au sein des champs éditoriaux très vastes des publications sur le féminisme, d’une part, et sur le travail d’autre part ? Elles ont été créées respectivement par Danièle Kergoat et Bernard Friot, des figures importantes dans leurs champs, mais récemment d’autres co-directeu·ices de collection sont arrivées, et il y a eu un certain renouvellement… comment voyez-vous ces évolutions ?
Noémie Brun – Au moment où elles sont initiées par Danièle Kergoat et Bernard Friot, ces deux collections portent des approches des études du genre et de la sociologie du travail tout à fait à particulières dans leurs champs. Ne serait-ce que dans les intitulés : parler du « “genre” du monde » en 2002, c’est assumer un positionnement fort à une période où la notion-même de « genre » reste débattue au sein des courants féministes. La collection « Travail et salariat » prend quant à elle le parti de s’intéresser aux institutions du travail et, tout particulièrement, aux institutions du salariat. Elle propose, avec Bernard Friot et les premiers auteurs et autrices, une définition du travail qui, entre autres, ne se rattacherait pas à l’emploi mais à l’activité. Au-delà de ces dénominations, qui reflètent bien les positions des collections, plusieurs éléments ont construit leur spécificité dans leurs champs :
Par exemple, la collection « Le genre du monde » a mis à la portée de celles et ceux qui s’y intéressaient tout aussi bien des travaux anglophones, comme le classique d’Erving Goffman, L’Arrangement des sexes, ou Family Fortunes, de Leonore Davidoff et Catherine Hall, que les travaux français les plus actuels. On peut citer par exemple Jules Falquet, De gré ou de force, Pascale Molinier, Le travail du care, ou plus récemment Haud Rivoal, La fabrique de la masculinité au travail. Et si certains ouvrages apparaissent a posteriori comme des livres de référence, des livres qu’il serait peut-être aujourd’hui « facile » de publier compte-tenu de l’ampleur qu’ont pris leurs objets dans notre société, lors de la décision de publication, cela était moins évident. Il y a en effet une prise de risque par rapport au marché et une fine connaissance des enjeux et de la recherche, qui doit être soulignée. Je pense ici à Théorie queer et cultures populaires, de Teresa de Lauretis paru pour la première fois en 2007, ou encore au livre dirigé par Farazina Fassa, Éléonore Lépinard et Marta Roca I Escoda, L’Intersectionnalité : enjeux théoriques et politiques, publié en 2016, avant les débats sur les appropriations et les dérives de cette notion. Cet ancrage dans des « enjeux théoriques et politiques » est certainement au cœur de ces deux collections, mais également de la collection qui constitue un troisième pilier de la maison, « L’enjeu scolaire », dirigée par Jean-Pierre Terrail, Jérôme Dauvieau et Étienne Douat. Aucune d’entre elles n’a jamais sorti les objets et débats qu’elle expose de leur contexte social et politique. Au contraire, elles l’interrogent et l’analysent et invitent à faire de même. S’ils sont d’une grande exigence théorique, ces livres sont autant d’outils à portée des lecteur·ice·s pour penser la société et nourrir les mobilisations qu’iels souhaitent porter.
Avec l’arrivée de nouveaux directeurs et nouvelles directrices de collections, eux et elles-mêmes spécialisé·e·s dans leur champ, les collections ont prolongé cette orientation en s’ouvrant à de nouveaux champs et auteur·ice·s. La collection « Travail et salariat » est aujourd’hui codirigée par Alexis Cukier, Amélie Jeammet et Hélène Stevens, et Pauline Delage et Aurore Koechlin ont rejoint Danièle Kergoat à la tête du « Genre du monde ». Les disciplines se croisent ainsi davantage, les collections proposent des objets et des approches plus diversifiées (l’approche matérialiste du « Genre du monde » demeure, mais se mêle à d’autres, par exemple). Elles laissent place à de nouvelles générations de chercheurs et chercheuses (ce qui s’inscrit dans la marque de fabrique des collections). Ces évolutions sont extrêmement importantes, elles permettent de maintenir une veille à différents égards et de ne pas mettre de côté des sujets ou des axes qui échapperaient à la spécialisation des uns ou des autres. Ces collections souhaitent désormais développer les dimensions écologiques, raciales et LGBTQ+, qui sont au cœur des rapports sociaux et des rapports de domination, et indissociables des perspectives féministes et des rapports de production. Cela va de pair avec l’idée de proposer à chacun, comme le disait Alexis, des savoirs qui les concernent et des outils pour l’émancipation. Nous sommes très heureux et heureuses de ces évolutions que nous portons collectivement.
Contretemps – Si on pense aux rapports entre Les éditions sociales et La Dispute, on pense notamment aux relations difficiles en France entre la sociologie, y compris critique, contemporaine et le marxisme. Quel est la place des marxismes au sein des éditions La Dispute, et de quelle manière les sciences sociales politiquement engagées qui y sont publiées, s’y rapportent ?
Alexis Cukier – C’est une question très intéressante, à laquelle il n’est pas évident de répondre. Je vais essayer de le faire d’abord comme membre du collectif d’édition que nous sommes, mais aussi avec ma perspective de chercheur. D’abord, en ce qui concerne La Dispute, il faut rappeler que les éditeur·ice·s et les auteur·ice·s les plus important·e ·s au moment de la création des éditions ont toutes et tous une formation marxiste, et ont, pour certain·e·s (notamment Richard Lagache et Jean-Pierre Terrail) contribué à l’aventure des revues des Cahiers du Centre d’Études et de Recherche Marxiste (1959-1979) puis de Société française. Cahiers de l’Institut de recherche marxiste (1981-1999). Même si La Dispute ne publie pas de « sociologie marxiste » au sens étroit (mais d’ailleurs, dans ces années-là en France, il n’est pas évident de savoir ce que cela désigne, je crois), toutes les collections piliers qui sont créées, « Le genre du monde », « L’enjeu scolaire », « Travail et Salariat », développent une lecture matérialiste des rapports sociaux, héritant directement de Marx. Ainsi, « Le genre du monde » publie des livres relevant du féminisme matérialiste, et aussi bien Danièle Kergoat fondatrice et co-directrice de la collection que d’autres auteur·ice·s, pour les plus connues par exemple, Nicole-Claude Mathieu, Paola Tabet ou Jules Falquet, font usage des concepts de Marx tout en en critiquant l’androcentrisme et en les reconfigurant à la lumière des luttes, théories et épistémologies féministes.
Il faut aussi rappeler que la quasi-totalité des livres du grand philosophie marxiste Lucien Sève ont été publiés à La Dispute, et qu’une partie des premier·e·s auteur·ice·s des éditions sont issu·e·s de la galaxie communiste (par exemple Roger Martelli, Bernard Friot) et pour une part font partie du courant des « refondateurs » du PCF (qui pour l’essentiel partiront ensuite de ce parti entre 2000 et 2010). Mais dès le départ, l’idée de l’équipe éditoriale de La Dispute est d’élargir, au-delà de ce que publiaient les Éditions sociales avant leur refondation, et donc de faire dialoguer et je dirais s’hybrider les marxismes avec la théorie féministe et la sociologie critique (bourdieusienne) notamment, mais aussi plus largement tous les apports des sciences humaines et sociales. Si bien que La Dispute publie aussi par exemple des classiques tels que Pouvoirs et savoirs de l’écrit de Jack Goody ou l’Arrangement des sexes d’Erving Goffman, déjà mentionné par Noémie, ainsi que la psychanalyse (voir Freud et la théorie sociale de Stéphane Haber par exemple) et plus récemment l’écologie politique (avec le livre de l’ingénieur agronome et militant écosocialiste Daniel Tanuro, Ecologie, luttes sociales et révolution). Il s’agit aussi de développer les ouvertures déjà faites sous l’impulsion de Lucien Sève : par exemple en devenant l’éditeur non seulement de Pensée et langage de Lev S. Vygotski (publié en premier lieu aux Éditions sociales puis repris par La Dispute) mais aussi de la quasi-totalité de son œuvre publiée en français. Les thèmes qui sont mis en avant dans les premières publications, particulièrement les quartiers populaires, le devenir de la classe ouvrière, sont à la fois issus des mouvements sociaux post-1995 (autour desquels gravite la galaxie bourdieusienne) et en même temps permettent la réactualisation de questions classiques du marxisme, celle de la lutte des classes, de la composition de classe et des alliances de classe, notamment. Aujourd’hui, je dirais que La Dispute publie des livres qui tous à leur manière retiennent les fondamentaux du marxisme : la méthode matérialiste, la centralité du travail, l’engagement militant de la théorie, mais avec des rapports plus ou moins distants, plus ou moins créatifs, à la tradition marxiste, et toujours avec le fil directeur de l’enquête, qu’elle soit sociologique, professionnelle, ouvrière ou plus largement militante, qui est la marque de fabrique à mon sens des éditions La Dispute. Il faudrait entrer, bien sûr, dans le détail du devenir (recul, déguisements, retour) du marxisme au sein de l’université française et de ses disciplines, mais cela irait au-delà du propos de cet entretien…
Et puis il y a des livres qui relèvent directement de la théorie marxiste à La Dispute, par exemple Marx politique dirigé par Isabelle Garo et Jean-Numa Ducange, ou Avec Marx, philosophie et politique, un recueil d’entretiens avec des philosophes marxistes de la génération 1950 que nous avons co-dirigé avec Isabelle. Je voudrais ajouter aussi qu’en ce qui concerne les Éditions sociales, si le cœur du projet éditorial concerne l’édition de Marx et des théories marxistes, nous publions aussi de la sociologie marxiste, par exemple récemment nous avons republié l’important livre de Harry Braverman, Travail et capital monopoliste, un des grands livre de la sociologie marxiste états-uniennes, fondateur de l’approche très intéressante de la labour process theory (théorie du procès de travail). Et bien sûr nous avons publié le petit livre de Michael Burawoy et Erik Olin Wright, Pour un marxisme sociologique. À suivre !
Contretemps – Qui sont vos lectrices et lecteurs ? Avez-vous des retours de leur part ? At à qui vous adressez-vous en priorité ? La bataille des idées fait rage aujourd’hui, entre autres dans le monde de l’édition mais plus largement sur le terrain idéologique et critique. Comment constituer ou reconstituer une culture commune, ouverte, en débat ? Éditer des livres, est-ce le moyen d’y participer ?
Noémie Brun – Il est très difficile de savoir qui constitue réellement nos lectorats et celles et ceux qui viennent à notre rencontre n’en sont pas forcément représentatifs. Il y a de nombreux biais dans l’image qu’on se fait de notre public mais les lectorats des deux maisons sont sans doute assez distincts. La Dispute est devenue une maison de référence en sciences critiques et sociales, elle est lue par des enseignant·e·s et chercheur·e·s, des universitaires, des étudiant·e·s, et des curieu·x·ses au capital culturel plutôt élevé. Le lectorat des Éditions sociales, tel que nous le percevons et le pensons, se constitue quant à lui tout autant d’universitaires que de militant·e·s, cela est dû à la nature même des publications, qui reprennent, à des niveaux variés, les écrits, les théories et les débats ouverts par Marx, Engels, leurs contemporains et leurs successeurs.
Cependant, s’il est difficile de déterminer précisément nos publics, nous avons observé lors de nos différents événements (salons, fêtes, rencontres) un fort rajeunissement. Nous rencontrons beaucoup de lecteur·ice·s de 16 à 35 ans, érudit·e·s ou curieu·x·ses, et cela rejoint des constatations que je nous ne sommes pas les premier·e·s à relever. Il y a certainement un lien à établir avec le renouvellement des collections dont nous avons parlé et il s’agit aussi d’une volonté de notre part d’aller chercher ces publics. Mais il ne s’agit pas que de nous ou de nos efforts. Plus largement, et depuis une petite dizaine d’années à peu près, libraires et éditeurs constatent comme nous un rajeunissement du lectorat de sciences humaines et sociales, initialement vis-à-vis de thèmes ayant trait aux questions féministes, raciales et écologiques. Si, pour ces champs, la demande, qui a explosé avec #MeToo, Black Lives Matter et la pandémie, semble perdre en intensité dans les chiffres de vente (ce qui peut aussi être dû à une offre très abondante), force est de constater qu’il y a une véritable envie de s’informer sur les enjeux de société, et que les jeunes générations ne sont pas en reste, contrairement à ce que l’on peut parfois entendre. Cette volonté se nourrit évidement des livres.
Le livre permet l’appréhension d’une pluralité de points de vue, loin du cadre établi par un algorithme qui se base sur ce que vous avez déjà consommé. Il peut simplement attirer votre œil sur une table de librairie ou vous tomber entre les mains. Il permet d’accéder à des idées et des connaissances d’époques proches et éloignées, et quasiment du monde entier. Et puis, la lecture a cela de particulier qu’elle exige qu’on lui consacre du temps, plus que toute autre source de savoirs et de fiction. Elle se fait en soi-même et pour soi-même avant d’être partagée, discutée, débattue, avant d’être enrichie de la lecture des autres. Il y a une multitude de moyens et de supports à mettre en œuvre à l’heure actuelle pour reconstituer une culture commune, pour alimenter des débats constructifs et s’élever collectivement, mais assurément, publier des livres en fait partie. Permettre au plus grand nombre possible l’accès à des textes, à des commentaires, à des idées, des enquêtes et des analyses, c’est en tout cas la manière qu’ont ces deux maisons d’y contribuer.
Quant aux retours que nous avons de nos lecteurs et lectrices, il faut dire que depuis le lancement de cette campagne de dons, nous ne manquons pas de messages de soutien et d’encouragement pour poursuivre notre travail, et cela fait chaud au cœur, d’autant plus dans le contexte politique et idéologique que nous traversons.
Contretemps – Une dernière question, pour finir : si nos lecteur·ice·s devaient retenir une raison de participer à la campagne de soutien aux Éditions sociales et à La Dispute, laquelle mettriez-vous en avant ?
Clara Laspalas – Dans un contexte d’accélération de la crise politique en France, de montée des idées d’extrême droite soutenues par des relais médiatiques et éditoriaux, il est crucial que deux maisons d’édition telles que les Éditions sociales et La Dispute puissent non seulement survivre mais aussi prospérer. À notre échelle, en publiant et en diffusant des livres, nous menons un véritable combat contre ces idéologies. Nos deux maisons créent des espaces de débat et de construction, transmettent un héritage politique et permettent de s’armer intellectuellement. Bien que précieuses pour nos combats, nos institutions restent fragiles, et il est impératif de mobiliser toutes nos forces dans la bataille. Alors, si on veut continuer à penser, à débattre, à commenter, à discuter nos idées et nos luttes, il est primordial que les Éditions sociales et La Dispute vivent et se développent !
Note
[1] Pour plus de détails, voir l’entretien avec Marina Simonin, « L’édition à un rôle à jouer dans la reconstruction d’une culture marxiste en France », Le Vent se Lève, 2021.