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    Sur la condition coloniale en Palestine

    Palestine

    Lien publiée le 26 juillet 2024

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    https://www.contretemps.eu/condition-coloniale-palestine-israel-gaza-cisjordanie/

    Dans les commentaires des médias mainstream sur la situation en Palestine, la domination coloniale exercée par l’Etat d’Israël – avec la complicité des puissances occidentales – est systématiquement congédiée. Dans cet article, le sociologue Sbeih Sbeih – chercheur associé à l’IREMAM – replace au centre de l’attention le fait colonial à travers l’analyse de différents mécanismes de domination coloniale : l’emprisonnement de masse, le checkpoint, le déracinement et bien entendu la violence (y compris sous des formes génocidaires).

    Après des décennies d’invisibilisation, la question palestinienne revient sur le devant de la scène. Au moment où les Palestiniens comptaient (et comptent toujours) leurs morts et blessés en dizaines de milliers, la majorité de dirigeants politiques de l’Occident se sont déclarés favorables au droit d’Israël à « se défendre » après les attaques du 7 octobre et donc réticents en particulier au début de la guerre quant à une demande de cessez-le-feu. Si certains reproches vis-à-vis de l’État d’Israël sont de nos jours exprimés, les dirigeants comme la majorité des analystes peinent à nommer les mécanismes de domination à l’œuvre et se refusent à utiliser les termes juridiques – pourtant définis très clairement en droit international – et historiques adaptés pour qualifier les charniers trouvés, la destruction des hôpitaux, des universités ainsi que les massacres de dizaines de milliers de civils.

    Face à cette hypocrisie collective[1], certains spécialistes de la région et des voix militantes s’élèvent pour mieux contextualiser la réalité palestinienne. Toutefois, pour la saisir, l’échelle et le niveau de contextualisation[2] ne sont souvent pas les mêmes, et les sermons de « politiquement correct » se multiplient pour chercher la solution au pied de réverbère ou dans les sentiers battus. C’est dans ce cadre que domine l’historicisation qui s’arrête souvent aux frontières de 1967 avec pour objectif de plaider la solution à deux États. De même, le recours au paradigme colonial est marginalisé car présenté comme une simplification qui réduit, voire essentialise, l’analyse à deux catégories dichotomiques : dominants et dominés.

    Autrement dit, il s’agit d’atténuer la place de la domination coloniale dans l’analyse et de négliger sa centralité sur le conditionnement de la vie des Palestiniens. Ceux-ci sont ainsi les premiers à être sacrifiés dans cette pratique de « bonne conscience collective ». Absents de l’Histoire, dès la déclaration Balfour en 1917 qui les réduisaient déjà à des « non-juifs », ils ont ensuite subi la négation de leur Nakba (catastrophe) en 1948, pourtant événement clé structurant toujours leur vie, et le silence voire la complicité de nos jours face aux images d’enfants déchiquetés. La guerre génocidaire qui les décime est ainsi réduite dans le discours dominant à une « guerre contre le Hamas ».

    Cela dit, les Palestiniens subissent, depuis un siècle, les mécanismes de domination coloniale que le mouvement sioniste leur a infligés. Aujourd’hui, ces mécanismes invisibilisés, par différents acteurs et pour différentes raisons, et leur condition coloniale, nous sautent aux yeux depuis Gaza (surtout pour celles et ceux qui ne se contentent pas de s’informer en suivant les chaînes de télévision françaises). Il est temps d’accorder un peu d’attention à leurs récits et à leurs vécus, bref à leur condition (de vie) de colonisés. Cet article naviguera ainsi dans l’espace et dans le temps palestiniens pour mettre en avant la continuité géographique et historique de leur Nakba, une Nakba continue. Seront ainsi dressés certains dispositifs coloniaux instaurés en Palestine et quelques caractéristiques de leur condition coloniale.

    Le monde parallèle de la prison et « l’empalement par l’intégration »

    L’une des expériences vécues par des centaines de milliers de Palestiniens est la prison politique israélienne[3]. Personne, y compris les enfants, n’est à l’abri de ce dispositif de contrôle qui place un peuple entier dans une situation permanente d’incertitude et de menace. Héritée de la loi coloniale britannique, la « détention administrative », par exemple, permet à l’État d’Israël d’incarcérer toute personne sans inculpation pour des raisons de « sécurité ».

    Si le nombre de ceux qui ont subi cette mesure arbitraire s’est multiplié depuis le 7 octobre (plusieurs milliers de Palestiniens dont environ deux cents médecins de Gaza), les témoignages que transmettent les prisonniers relâchés et leurs avocats sont horrifiants : amplification des pratiques de torture (occasionnant plusieurs dizaines de morts), d’isolement, de harcèlement sexuel et d’humiliation. Ces pratiques ont lieu principalement dans le « Guantanamo israélien » : une base militaire transformée en centre de détention et lieu de torture depuis le début de la guerre.

    Le cas de Walid Daqqa, « Palestinien de 1948 » (ou selon le langage dominant « Arabe d’Israël » ayant une « citoyenneté israélienne ») nous intéresse tout particulièrement en tant que possible « modèle-type ». Arrêté en 1986 et condamné à la prison à vie, sa peine a été réduite à 37 ans pour une date de libération en 2023. Sa détention fut cependant prolongée de deux ans. Atteint d’un cancer pour lequel il n’a pas reçu de véritables soins, il est mort en prison le 7 avril 2024. Le ministre israélien de la sécurité nationale, Itamar Ben Gvir, a publiquement regretté cette soi-disant « mort naturelle » et déclaré qu’il aurait préféré une « peine de mort ». La dépouille de Walid Daqqa est toujours retenue par les autorités israéliennes comme celles d’autres Palestiniens ayant connu le même sort.

    Daqqa le résistant est aussi un écrivain qui a réussi à théoriser le dispositif colonial carcéral. Depuis son monde derrière les barreaux, il nous a parlé du temps parallèle, un temps conçu dans un mode immobile, figé dans le passé et qui n’inscrit pas les événements qui se déroulent à l’extérieur.

     Dans une lettre adressée à son frère lors de son vingtième anniversaire en 2005, il écrit :

    « … ce qui m’intéressait plutôt c’étaient les minutes qui passaient rapidement au moment de la visite des parents…J’oublie alors d’observer les rides qui commencent à creuser le visage de ma mère…je ne lui demande jamais son âge réel…Je ne sais pas son âge… Elle en a deux, l’âge du temps que je ne connais pas et celui de la détention, disons que son âge parallèle est de 19 ans. Je vous écris du temps parallèle […] Comment expliquer notre relation profonde avec des choses précises dont la perte peut mener à la tristesse ou même aux larmes … Des choses, comme un briquet …peuvent prendre une importance affective démesurée parce qu’ils étaient les derniers objets possédés dans « le futur », comme s’ils étaient une affirmation de soi, qu’un jour nous serons hors de ce temps parallèle. Ils sont la preuve de notre appartenance à votre temps… »

    Depuis son monde parallèle, il organise un mariage avec Sanaa Salameh. Ils sont privés de droit de « visite conjugale », pourtant garanti par leur « citoyenneté israélienne ». Si son rêve de serrer sa maman, ou son épouse n’a jamais été exaucé, il est toutefois parvenu à envoyer un « message à l’avenir ». Grâce à la contrebande d’un échantillon de sperme, son épouse donne la vie en 2020 à Milad, prénom en arabe qui signifie Naissance.

    La rationalité (je m’inspire de Pierre Bourdieu qui ne réduit pas la rationalité à la raison) de la résistance prônée par Walid Daqqa, « citoyen d’Israël », permet de visibiliser le dispositif colonial qu’incarne la prison. C’est un rappel à l’ordre colonial qui regroupe l’ensemble des Palestiniens, quel que soit leur lieu de résidence ou statut juridique. Ce sont des lieux et statuts modifiables en permanence en fonction des frontières errantes et délimitées au fur et à mesure de la conquête sioniste continue de la Palestine (frontières proposées en 1947 par l’ONU rétrécies par la violence militaire de masse et le nettoyage ethnique en 1948 puis en 1967, Accords d’Oslo, Cisjordanie, Zone A, B, C, Jérusalem Est, Gaza, Palestiniens de 1948…)

    L’invisibilité de la prison est le miroir de la Palestine « effacée » progressivement ; on peut par analogie généraliser ce « monde parallèle » et son temps à toute la Palestine. C’est le temps des dominés, un passé vivant et toujours présent. Et le présent comme l’avenir sont à leur tour confisqués. La vie d’un prisonnier s’assimile à la vie palestinienne dans laquelle toute projection dans l’avenir ou toute aspiration est occultée, à l’exception de celles et ceux qui piétinent cette loi coloniale par leur refus et leur résistance pour donner « naissance à la vie » à l’aide de la contrebande d’un échantillon de sperme…

    Le modèle-type de résistance que symbolise Walid Daqqa s’inscrit dans la continuité de celui incarné dans un autre temps par le célèbre romancier Ghassan Kanafani. Chassé enfant avec sa famille de la Palestine en 1948, il devient réfugié au Liban avant d’être assassiné par les services de renseignement israéliens en 1972. Son roman Retour à Haïfa indique la stratégie qu’il défend : l’art engagé pour la cause dès lors que l’« Homme, c’est la cause », et le fait que la libération de la Palestine ne pourra advenir que par la lutte armée.

    À l’opposé de ces deux modèles de sacrifice et de lutte pour la patrie, il y a celui promu par l’homme politique et romancier Emile Habibi (1922-1996). Celui-ci adopte la rationalité de l’intégration et devient ainsi député à la Knesset entre 1952 et 1972. Pour se démarquer de Kanafani, il demande que l’on grave sur sa tombe « Resté à Haifa ». Après avoir refusé toute sa vie toute assimilation entre sa vie et ses personnages, il avoue deux mois avant sa mort que la rationalité de Sa’id, son personnage principal dans « Les aventures extraordinaire de Sa’id le Peptimiste », est similaire à la sienne.

    Voulant s’intégrer en respectant les normes qui découlent de l’ordre établi en Palestine après 1948, la rationalité de Sa’id, le peptimiste (association de l’optimisme au pessimisme), l’amène à s’asseoir sur un pal. L’« empalé volontaire » est l’image qu’il utilise pour décrire la fin de son intégration. Azmi Bishara suit les mêmes pas qu’Emile Habibi et connaît un destin semblable d’« empalement ». Élu député à la Knesset en 1996 avant de démissionner en 2007, il est accusé de « collaborer avec l’ennemi » ce qui le conduit à quitter le pays.

    Prisonniers comme députés de la Knesset, les Palestiniens « citoyens d’Israël » sont ainsi partagés entre la mort en prison (modèle de la rationalité de la résistance) ou l’empalement (modèle de la rationalité réaliste de l’intégration). Si le premier modèle rend visible la violence de l’ordre colonial derrière les barreaux, le second contribue à le dissimuler au nom de l’intégration. Le champ des possibles est de plus en plus conditionné par l’ordre colonial.

    La loi fondamentale adoptée en 2018 et considérant l’État d’Israël comme « le foyer national du peuple juif » renforce et institutionnalise la classification basée sur la supériorité des « citoyens juifs » sur les « non-juifs ». Areeg Sabbagh Khoury ne dit pas autre chose lorsqu’elle démontre que l’émancipation individuelle qu’implique la citoyenneté coloniale de peuplement (settler colonial citizenship) fait fi de l’appartenance nationale, en ce qu’elle repose sur l’effacement de l’identité, du passé, et de l’avenir du peuple palestinien en tant que collectif.

    Le checkpoint en Cisjordanie et le simulacre de l’Autorité palestinienne (AP)

    Entre Bethléem et Ramallah, deux villes de la Cisjordanie, les soldats israéliens tenant le checkpoint Wadi Al-Nar, la vallée de l’enfer, arrêtent le taxi qui nous ramenait. Un soldat nous dévisage, puis demande nos cartes d’identité. Un jeune homme s’adresse à lui :

    Le jeune homme — : Moi, je fais partie de la sécurité du Président.

    Le soldat— : Ah bon, de quel Président parles-tu ?!

    Le jeune homme — : le Président Mahmoud Abbas !

    Le soldat — : Ah, d’accord puisque c’est comme ça, je ne veux que ta carte d’identité !

    Attente dans la voiture, le soldat revient une heure plus tard (temps variable qui peut s’étaler sur plusieurs heures, sans parler de multiples arrestations et exécutions de Palestiniens sur les checkpoints). Il nous balance la pièce d’identité avec un sourire méprisant en criant « Yalla partez, et passe le bonjour à ton Président ». Silence dans la voiture qui reprend son chemin pour Ramallah (Journal de terrain, 2009).

    Le checkpoint fait partie de l’ordinaire palestinien en Cisjordanie. Rappelons que cet incident a eu lieu dans l’âge d’or, à savoir au moment où la « coordination sécuritaire » entre l’Autorité palestinienne (AP) et les agences de sécurité israéliennes sous l’égide américaine était à son zénith. La « communauté internationale » comme les leaders de l’AP se vantaient alors du modèle de la « Cisjordanie d’abord » face à la Bande de Gaza abandonnée sous le contrôle des « méchants ». Promouvoir l’État Palestinien à naître allait de pair avec un discours fondé sur la « rationalité économique » et la modération politique pour discréditer l’« irrationalité et la radicalité » de ceux qui contrôlaient la bande de Gaza, assiégée militairement et boycottée par les bailleurs de fonds.

    Le jeune agent de sécurité cherchait ainsi un traitement distingué par rapport à ses compatriotes. Il voulait montrer qu’il appartenait aux « bons élèves ». Passer un checkpoint plus rapidement que les autres est un signe de distinction, et de position sociale plus prestigieuse dans cette condition coloniale où le temps est confisqué. Cette pratique est objectivée par le gouverneur militaire israélien. Il délivre des cartes VIP aux ministres et à certains cadres de l’AP pour faciliter leur déplacement. On peut parler d’une institutionnalisation du checkpoint et sa légitimation par le leadership palestinien qui se bat pour obtenir ce « privilège », à savoir passer plus rapidement que la populace.

    Pour les dominants ici, la mitraillette du soldat et les centaines de checkpoints implantés en Cisjordanie depuis le « temps de la paix » et l’établissement de l’AP visent à instaurer par la violence un rapport de supériorité. Celui-ci prive le colonisé de toute maîtrise du temps, instaure l’attente comme une loi d’existence pour faire subir aux Palestiniens l’incertitude et la menace permanente. Le gouverneur distribue ainsi le « don » du temps à ceux qui intériorisent la règle, aux « bons élèves ». Le soldat, personnification et Maître de l’ordre instauré, est encouragé à faire un rappel à l’ordre à sa guise. Humilier le jeune homme et ce qu’il représente est l’un des principes du maintien de l’ordre. Il s’agit de la violence foucaldienne horizontale de tous les jours qui s’articule avec la violence wébérienne verticale[4]. En 2008, j’ai aussi été témoin de l’humiliation d’un ministre de l’AP pendant mon retour au pays par le « pont Allenby » (que les Palestiniens nomment le « pont d’al-Karama »). Le soldat a fait subir au ministre une attente de plusieurs heures avant de « tamponner » son passeport.

    Le checkpoint, à l’instar de la prison, est un mécanisme de domination coloniale. L’AP n’a pas de véritable autorité, son image ne sert qu’à dissimuler la domination coloniale et l’intensification de la colonisation de la Cisjordanie au nom du « développement pour la paix ». L’attitude consistant à vouloir améliorer sa situation personnelle ou celle de son groupe en utilisant les normes qui découlent de la condition coloniale ne fait que la renforcer et peut être assimilée au modèle type de « l’empalement par l’intégration ».

    Ce déguisement du fait colonial ne se limite pas à la vie au présent. Sous l’égide des bailleurs de fonds internationaux, sont mis en place plusieurs projets financés par l’Union européenne et les États-Unis (notamment « People-to-People Exchange Program of the USA State Department »). Modifier l’Histoire ou du moins l’adapter à un « présent de paix » est comparable à la « mise à jour » du passé dans « 1984 » de George Orwell. Au lieu de résoudre les problèmes de l’Histoire, le mécanisme consiste à les effacer. Un historien palestinien m’a expliqué qu’il travaillait avec des collègues israéliens pour valoriser le « côté positif » de la guerre de 1948. « Au lieu de dénombrer les réfugiés chassés de leur terre, il est temps de parler des Palestiniens qui ont pu rester sur place », a-t-il ajouté.

    Il reste à souligner l’emprise des bailleurs internationaux, notamment la Banque mondiale en Cisjordanie, et la mise en place d’un système néolibéral. L’incitation à la consommation à crédit (consommer en s’endettant) par l’AP avait pour objectif d’élargir ses recettes fiscales. S’ensuivit une dépendance à l’égard des banques dont le nombre s’est multiplié. La diminution de l’aide internationale et le retard, voire la déduction systématique (« coûts fiscaux de l’occupation » selon la CNUCED), des transferts censés lui être envoyés par le trésor israélien (dédouanement, droit d’accise…) a rendu l’AP incapable de payer les salaires de ses fonctionnaires.

    Depuis, l’incapacité à rembourser les crédits et à honorer les chèques s’apparente à un véritable phénomène de société. Le système juridique est dans l’incapacité de répondre à ce problème du fait de la paralysie du Conseil législatif depuis 2006-2007, soit lorsque la « communauté internationale » a décidé de boycotter le gouvernement formé par le Hamas suite à sa victoire électorale, et qui marque depuis le début d’une division inter-palestinienne ayant pris la forme d’une division géographique entre Gaza et la Cisjordanie. Le temps non confisqué aux checkpoints ou dans les prisons israéliennes sera ainsi consacré à l’attente aux guichets des banques, ou dans les tribunaux (et le cas échéant, dans les prisons palestiniennes faute d’honorer la dette).

    En résumé, l’AP, dont le rôle principal devient de facto d’assurer la sécurité d’Israël, n’est qu’un simulacre, une illusion qui n’existe que pour opprimer les Palestiniens. Les mobilisations contestataires à son encontre se sont multipliées, en particulier le retour de la résistance armée dans le nord de la Cisjordanie depuis 2021.

    La Nakba continue à Gaza comme dispositif colonial de déracinement

    « Mon père est né dans une tente en 1950, il est mort dans une tente en 2024 » : c’est ainsi que la poétesse gazaouie Kawthar Abu Hani résume la vie de son père, réfugié depuis sa naissance et qui l’est toujours resté, au sens propre comme figuré, jusqu’à son déplacement forcé durant la guerre en cours, pour finir par mourir dans un camp de déplacés.

    Devenue « bande » après la création de l’État d’Israël pour forger le plus grand camp de réfugiés au monde, Gaza se transforme ensuite en prison à ciel ouvert sous siège militaire depuis 2006. Elle subit ainsi une dynamique de mise en attente collective interrompue par de multiples guerres (2005-2006, 2008-2009, 2012, 2014, 2021, printemps 2023…). Ainsi, la guerre génocidaire en cours ne peut s’expliquer comme une simple réaction à l’attaque du 7 octobre.

    Si la contextualisation et l’historicisation nous permettent de mettre en avant la continuité des pratiques coloniales comme la Nakba et de la violence structurelle instaurées depuis un siècle en Palestine, la guerre actuelle contre Gaza met en lumière la banalisation de son effacement (« effacer la Palestine pour construire Israël ») et des crimes commis dans le cadre de ce projet colonial. Un tel paradigme colonial s’impose non seulement pour ses apports sur le plan analytique, mais aussi sur le plan moral et éthique.

    En France, à la différence des pays anglo-saxons, l’usage de ce paradigme est souvent contesté dans le milieu scientifique. La réticence est accentuée dès lors que l’on aborde spécifiquement la question de la colonialité de l’État d’Israël. On constate une hostilité à l’égard de toute problématisation mettant en cause le « sens commun savant » centré sur la dimension « démocratique » d’un État (de modèle « européen ») établi au milieu des ténèbres (voir par exemple le colloque autour de la démocratie en France et en Israël).

    Ce sens commun se nourrit entre autres de l’eurocentrisme, de la mentalité coloniale et de l’impérialisme de l’universel. En cherchant un « paradigme colonial universel » surplombant de la colonisation (et donc centré sur l’histoire de l’Europe) pour subsumer le cas palestinien, les contestataires mettent en avant son inadéquation avec ledit « paradigme universel », étant donné qu’il s’agit dans le cas qui nous préoccupe d’une « colonie sans métropole ». Un autre danger épistémologique est lié à l’analyse de la pratique en elle-même et pour elle-même, sans tenir compte du système dans lequel prend place cette pratique (le « danger phénoménologique » chez P. Bourdieu).

    Il s’agit par exemple d’appréhender la guerre en cours comme étant une réaction au 7 octobre, date à partir de laquelle commence l’Histoire, ou encore d’associer certaines politiques israéliennes à une mentalité des groupes radicaux de droite dans un contexte de « conflit de voisinage » sur les frontières, etc. La décontextualisation et la déhistoricisation ne peuvent finalement que flatter les nostalgiques de la colonisation, qui s’apprêtent de nos jours à nous parler des bienfaits de la colonisation en termes de valeurs civilisatrices, culturelles et économiques.

    C’est dans ce cadre qu’Alain Gresh ressuscite Maxime Rodinson depuis sa tombe pour « mettre KO Bernard Henri-Levy ». Dans son article de 1967, « Israël fait colonial ? », M. Rodinson répond à l’ensemble de ces dangers et nous rappelle qu’il n’y pas de « colonialisme et d’impérialisme en soi ». Il est ainsi nécessaire d’analyser la série de phénomènes sociaux, les liens entre eux et leurs analogies avec d’autres cas. En bref, l’accent doit être mis sur les mécanismes et les dispositifs de domination coloniale. L’extermination, l’effacement de l’Histoire comme l’apartheid sont des mécanismes très connus dans le colonialisme[5].

    La négation de l’existence du peuple palestinien (ou le fait de les considérer comme des « sous-hommes », ou des « animaux humains », selon Yoav Gallant, ministre israélien de Défense), son éradication par le nettoyage ethnique et par le génocide, l’« effacement de la Palestine pour construire Israël », la négation de son Histoire ainsi que la reconfiguration de l’espace et son européanisation (implanter des pins pour masquer les ruines des villages palestiniens et donner aux nouveaux colons juifs le sentiment d’être en Europe, brûler et arracher les oliviers indigènes…) sont de surcroît des mécanismes de domination typique du colonialisme de peuplement (settler-colonialism).

    Il s’agit de remplacer – par la violence (le génocide par exemple) comme par les dispositifs de contrôle colonial poussant au transfert – une société par une autre tout en instaurant une condition selon laquelle la population est divisée en deux catégories : colonisateurs et colonisés. Ainsi, la supériorité des premiers sur les seconds n’est ni une invention théorique ni une réduction dichotomique. Dès l’origine de l’orientation nationaliste du sionisme politique, ses fondateurs et théoriciens étaient préoccupés par le fait de choisir un lieu pour « regrouper les juifs » sur la base des « avantages objectifs » de ce choix selon M. Rodinson[6].

    Inspirés de l’esprit suprémaciste européen – qui implique que tout territoire en dehors de l’Europe « était susceptible d’être occupé » –, ces fondateurs visaient à inscrire leur entreprise dans le camp des puissances occidentales (ibid).. Le peuple à coloniser est dès l’origine négligé par ce regard eurocentré, comme on l’a déjà vu avec la Déclaration Balfour qui définissait négativement le peuple palestinien. Ce regard colonial persiste de nos jours, comme cela transparaît de l’entretien de B. Netanyahou invité par le LCI le 30 mai 2024. Il voulait coûte que coûte inscrire sa guerre, même par le recours à des contre-vérités historiques manifestes, dans le cadre de la « civilisation judéo-chrétienne » européenne face aux barbares.

    Cela dit, contrairement à ce que peuvent prétendre certains, ce n’est pas par fétichisme que le paradigme colonial est sollicité, mais bien parce qu’il nous permet de saisir la réalité palestinienne et leur condition de colonisés. Comme le souligne Albert Memmi dans « Portrait du colonisé, portrait du colonisateur », le fait colonial n’est pas une pure idée. À ceux qui demandent de nuancer la dichotomie colonisateur – colonisé, Memmi rappelle que le « colonial », c’est-à-dire le colonisateur sans privilège ou l’« Européen bienveillant qui n’aurait pas vis-à-vis du colonisé l’attitude du colonisateur » n’existe pas. La mobilité non entravée, le fait de se déplacer d’une ville à une autre sans être contrôlé et humilié sur un checkpoint, est suffisant en tant que situation ordinaire pour mettre en lumière les privilèges que les colonisateurs tirent de la condition coloniale par rapport aux Palestiniens colonisés.

    Pour que le « colonial », par opposition au « colonisateur », existe, il faut qu’il refuse ses privilèges et qu’il se mette à lutter pour mettre fin à l’ordre colonial. Du côté des colonisés, on peut ajouter la sous-catégorie des complices de la domination subie, à savoir ceux qui masquent la colonisation en transformant la domination en hégémonie (au sens que lui donne Gramsci) à travers un consensus leur permettant d’obtenir quelques privilèges en tant que groupe, classe… sans pour autant mettre en cause l’ordre colonial ; sous-catégorie qui inclut par exemple, les leaders de l’AP ou les « empalés volontaires ».

    Le paradigme colonial est également moralement indispensable en termes d’élaboration de perspectives de solution. Rappelons que le regard suprémaciste écartant les Palestiniens persiste, y compris pour forger une solution. C’est dans ce sens que M. Rodinson met en garde ses lecteurs sur le fait que les Arabes (les Palestiniens) n’accepteront pas les conquérants même s’ils sont perçus en Europe comme « européens », « révolutionnaires » ou encore « juifs ».

    En outre, ce paradigme permet d’analyser la violence en dehors de catégories morales-politiques. M. Rodinson toujours, rappelle : « Juger moralement condamnable la révolte des Arabes contre une situation coloniale est permis à un partisan de la non-violence. La moindre cohérence de pensée interdit une telle condamnation morale à un anticolonialiste qui admet ailleurs la lutte armée ». Pour ceux qui s’indignent de la violence palestinienne, il est moralement indispensable de considérer l’ordre colonial établi sur la violence (verticale, comme horizontale de tous les jours) et maintenu toujours par la force depuis un siècle. Par la violence, les colonisés retrouvent l’humanité que le colonialisme leur a volée selon Frantz Fanon.

    Pour celles et ceux qui cherchent la justice, plutôt que d’en vendre l’illusion sous forme de solutions qui normalisent l’ordre colonial tout en maintenant la mentalité coloniale d’effacement et mise à l’écart des Palestiniens, il est temps de ne plus attendre la réponse de l’évidence sacrée à la question rhétorique « Êtes-vous pour ou contre l’État d’Israël ? ». Pour considérer les Palestiniens et leur condition, la question qui doit désormais se poser est plutôt : « Êtes-vous pour ou contre la colonisation et l’éradication de la Palestine ? ».

    *

    Photo : Flickr / Creative Commons.

    Notes

    [1] Voir Bourdieu P., 1991, « Les Juristes, gardiens de l’hypocrisie collective », pp. 95-99, in Chazel F. et Commaille J. (dir), 1991, Normes juridiques et régulation sociale, Paris : Librairie générale de droit et de jurisprudence (LGDT).

    [2] Voir Lahire B., 2012, Monde pluriel, penser l’unité des sciences sociales, Paris : Seuil.

    [3] Latte Abdallah S., 2021, La toile carcéral. Une histoire de l’enfermement en Palestine, Bayard : Paris

    [4] Je m’inspire ici de Loïc Wacquant et son analyse de la domination raciale aux USA.

    [5] Voir ferro Marc (dir.), Le livre noir du colonialisme. XVIe – XXIe siècle : de l’extermination à la repentance, Paris, Robert Laffont, 2003.

    [6] Rodinson M., 1967. « Israël, fait colonial ? », Les Temps Modernes. Le conflit israélo-arabe, n°253 bis, p. 17-88