[RSS] Twitter Youtube Page Facebook de la TC Articles traduits en castillan Articles traduits en anglais Articles traduits en allemand Articles traduits en portugais

Agenda militant

    Newsletter

    Ailleurs sur le Web [RSS]

    Lire plus...

    Twitter

    Pourquoi il faut lire le livre 2 du Capital

    Lien publiée le 7 septembre 2024

    Tweeter Facebook

    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    https://www.contretemps.eu/livre-2-capital-marx/

    Les Éditions sociales ont récemment publié une nouvelle édition du livre 2 du Capital, préparée dans le cadre de la Grande édition Marx et Engels (Geme). Elle a été dirigée par Alix Bouffard, Alexandre Feron et Guillaume Fondu, rendant disponible l’ensemble du texte dans une nouvelle traduction et offrant la première édition critique et scientifique de l’ouvrage en langue française fondée sur la Mega (Marx-Engels Gesamtausgabe).

    Le livre 2 a été publié par Friedrich Engels en 1885 à partir des manuscrits laissés par Marx. Ce deuxième volume examine la sphère de la circulation du capital, expliquant comment la survaleur produite se réalise par la vente des marchandises, rendant possible le profit et son réinvestissement dans la production. Marx livre ainsi une théorie de la reproduction du capital à l’échelle de l’ensemble de la société, dévoilant les mécanismes qui assurent la stabilité capitaliste mais aussi ceux qui sont susceptibles de la perturber et de la mettre en crise.

    Nous publions un extrait de l’introduction rédigée par Alix Bouffard, Alexandre Feron et Guillaume Fondu.

    Introduction générale

    Par Alix Boufard, Alexandre Feron, Guillaume Fondu

    Le livre II du Capital est paru en 1885, soit deux ans après la mort de Karl Marx, chez l’éditeur Otto Meissner à Hambourg. Il s’agit d’une édition posthume, réalisée par Friedrich Engels, à partir de manuscrits rédigés par Marx entre 1865 et 1881.

    Intitulé « Le processus de circulation du capital », il fait suite au livre I du Capital, publié par Marx près de vingt ans plus tôt en 1867, et constitue le deuxième grand moment de son analyse du capital. Le livre I, « Le processus de production du capital », se concentre sur la « sphère de la production » afin d’élucider le mystère de l’origine de la « survaleur » (Mehrwert) : il est en effet impossible, selon Marx, de comprendre la valeur supplémentaire générée par le processus capitaliste et indissociable de ce dernier si l’on s’en tient à la seule sphère de la circulation, c’est-à-dire à la sphère du marché et des échanges de marchandises qui s’y déroulent. Ainsi, à la fin de la deuxième section du livre I, Marx affirme qu’il est nécessaire de quitter « cette sphère bruyante [de la circulation], ce séjour accessible à tous les regards », où « c’est justement parce que chacun s’occupe de ses propres affaires, et personne des affaires d’autrui, que tous, sous l’effet d’une harmonie préétablie des choses et sous les auspices d’une providence futée à l’extrême, accomplissent seulement l’œuvre de leur avantage réciproque, de l’utilité commune et de l’intérêt de tous[1] ».

    Pour saisir l’essence du capital, cette valeur en mouvement qui ne cesse de se valoriser, il est nécessaire de suivre le capitaliste et le travailleur salarié dans « l’antre secret de la production[2] » : le « secret des ‘‘faiseurs de plus’’ » se révèle être le rapport social spécifique qui permet au capitaliste de payer à ses travailleurs une somme inférieure à la quantité de valeur que ces derniers produisent par leur travail. Ainsi, le processus capitaliste tout entier est fondé sur l’exploitation des travailleurs et donc sur l’antagonisme structurel de classe entre travailleurs et capitalistes.

    Le livre II du Capital, comme son titre l’annonce, revient vers cette sphère de la circulation. Cependant, celle-ci n’est pas conçue comme un espace autonome où acheteurs et vendeurs se rencontrent pour échanger des marchandises contre de l’argent et où se déterminerait la valeur des marchandises. La sphère de la circulation se présente désormais comme un moment du processus capitaliste : la marchandise résultant du processus de production doit encore être vendue sur le marché pour que la valeur dont elle est porteuse puisse refluer vers le capitaliste et que celui-ci puisse reproduire son capital en relançant un nouveau cycle de production.

    Mais ce mouvement du capital individuel est en réalité dépendant de la circulation de tous les autres capitaux, de sorte que la sphère de circulation se révèle comme le lieu d’articulation et de socialisation des différents capitaux individuels, et de la constitution de ce que Marx appelle le « capital social global » (gesellschaftliches Gesamtkapital). À ce titre, le livre II n’est pas simplement l’étude des échanges de marchandises ayant lieu dans la sphère de la circulation : il a la tâche, bien plus fondamentale, d’exposer les conditions de la reproduction du capital à l’échelle sociale, mais aussi, en creux, les circonstances qui sont susceptibles de perturber cette reproduction et de plonger une société capitaliste dans la crise.

    Le livre II n’a toutefois pas la flamboyance du livre I. Cela tient peut-être en partie à son contenu, qui apparaît sans doute au premier abord plus aride et de caractère plus strictement économique, et au fait que la lutte des classes, si présente dans le livre I, semble passer à l’arrière-plan, de sorte que les analyses peuvent paraître moins immédiatement éclairantes pour les luttes politiques. Mais il se peut aussi que cela soit dû à l’état du livre II tel qu’il existe : Marx n’est jamais parvenu à rédiger une version achevée du livre II, et les manuscrits qu’il a laissés à sa mort, et qu’Engels a collationnés pour composer son édition, ne sont que des textes et des analyses préparatoires.

    Il n’est donc nullement étonnant que le livre II soit le moins lu des trois livres du Capital : trop technique comparé au livre I et sa mise au jour des grands principes de l’exploitation capitaliste, il est également bien plus abstrait que le livre III, qui traite davantage de réalités empiriques et peut donc servir plus directement tant au travail de formation militante qu’à la réactualisation scientifique. De surcroît, comme pour le livre III, pèse sur lui le soupçon qu’Engels aurait, dans son travail éditorial, appauvri voire déformé les élaborations authentiques de Marx contenues dans les manuscrits.

    Depuis 1885, le livre II a toutefois été au centre de nombreux débats économiques et politiques, que ce soit sur l’accumulation du capital, l’impérialisme, l’équilibre et les crises du capitalisme, ou encore sur la manière d’organiser une économie socialiste planifiée. Le grand commentateur de Marx Roman Rosdolsky, quant à lui, considère même que le livre II non seulement « ne cède en rien au livre Ier pour ce qui est de la rigueur dialectique et de la précision des concepts analysés », mais lui est même peut-être « supérieur[3] ».

    Notre introduction, et plus largement notre nouvelle traduction du livre II dans le cadre de la Grande édition Marx et Engels (GEME), veut permettre aux lecteurs et lectrices d’entrer plus facilement dans ce livre pour découvrir ses richesses analytiques et conceptuelles, mais aussi les initier aux différents problèmes philologiques et interprétatifs que pose cet ouvrage en présentant les résultats les plus saillants du massif travail d’édition scientifique réalisé par la Marx-Engels- Gesamtausgabe (MEGA). Nous procéderons ici en trois temps : la première partie de cette introduction s’intéressera à la genèse du texte et au travail éditorial réalisé par Engels ; dans la deuxième partie, nous proposerons un plan détaillé de l’ouvrage avant de présenter, en troisième partie, quelques éléments concernant la réception du livre II du Capital. […]

    Troisième section : la reproduction et la circulation du capital social global

    La troisième section opère explicitement le passage de la perspective d’un capital individuel et singulier – qui était celle des deux premières sections – à la perspective du capital social global. Il est maintenant clair que la circulation d’un capital singulier, c’est-à-dire sa reproduction, ne peut avoir lieu ni être comprise de façon isolée : elle présuppose la circulation de l’ensemble des autres capitaux d’une même société, ou encore la reproduction du capital social global.

    Cependant, ce capital social global n’est rien d’autre que l’entrelacement permanent et nécessaire de l’ensemble des capitaux circulant dans une société, en tant que ceux-ci se constituent, par la médiation de la sphère de la circulation, en un tout. L’enjeu de cette section est donc de mettre en évidence que cet entrelacement nécessaire des capitaux singuliers est la condition de possibilité de la reproduction à la fois des capitaux individuels et du capital social. 

    C’est pour rendre compte de cette reproduction du capital social global que Marx élabore ses « schémas de reproduction » : il s’agit d’une tentative pour formaliser ou représenter à l’aide de schémas les rapports nécessaires entre les différents types de capitaux pour que ceux-ci assurent, par une série d’échanges ou de conversions, leur reproduction mutuelle. Ces schémas n’intègrent toutefois pas le niveau du capital individuel, mais mettent plutôt en évidence les rapports nécessaires entre deux grands secteurs (Abteilungen) du capital social global[4] – chacun de ces secteurs se présentant ainsi comme un capital social où s’articulent et s’entrelacent d’innombrables capitaux singuliers.

    Dans cette section III, Marx introduit donc un nouvel élément de complexification dans son approche du processus de circulation du capital en faisant désormais droit à une différence qualitative entre deux grands types de production : d’une part, le secteur I qui produit des moyens de production pour la société entière, d’autre part le secteur II qui produit l’ensemble des moyens de consommation nécessaires pour la reproduction des divers agents de la société (travailleurs et capitalistes). L’ensemble de la section combine donc l’étude formelle du mouvement du capital et la prise en compte de ce qui distingue matériellement ses différentes activités, pour parvenir à une compréhension complète de la circulation (au sens large) du capital. Elle peut ainsi tenter de formaliser les conditions générales de la reproduction du capital et, plus largement, d’exhiber les facteurs d’un équilibre ou d’un déséquilibre au sein de la société capitaliste.

    Pour qu’il y ait reproduction, il est nécessaire que la valeur des marchandises produites par chacun des secteurs (valeur qui doit être réalisée) corresponde à la valeur de la demande solvable de la société entière pour les marchandises de ce type. Ainsi, la valeur totale des moyens de productions produits par le secteur I doit correspondre à la demande solvable du secteur I comme du secteur II ; de même la valeur totale des moyens de consommation produits par le secteur II doit correspondre à la demande solvable des travailleurs et des capitalistes du secteur I comme du secteur II. La reproduction du capital des deux secteurs requiert qu’existe entre eux un rapport de proportionnalité, de manière que chacun puisse « convertir » (umsetzen, Umsatz) les marchandises produites en argent et réaliser ainsi la valeur de celles-ci, ce qui permet alors de relancer un nouveau cycle de production.

    Penser l’équilibre des valeurs à l’échelle sociale requiert de tenir compte du type de valeurs d’usages produites et de passer en cela à une conception plus complexe et différenciée de la rotation du capital, qui fasse droit à l’importance tant de la masse d’argent en circulation que de l’existence d’une demande solvable pour chaque grand type déterminé de marchandises. Mais la question centrale reste bien celle du mode de circulation de la valeur et plus précisément des conditions de son reflux vers les capitalistes de chacun des deux secteurs de la production. Il s’agit à la fois de comprendre comment le capital consommé dans la production est remplacé en valeur par une partie du produit annuel, et comment ce processus de remplacement s’enchevêtre avec la consommation de la survaleur par le capitaliste et celle du salaire par le travailleur.

    Tout cela requiert de penser le capital social global autrement que comme un simple agrégat de capitaux individuels suivant leurs logiques singulières pour supporter la concurrence. Ce capital global n’est pas réductible à un simple effet émergeant à grande échelle : il constitue un ensemble structuré de capitaux individuels répondant à une logique propre, et dont les reproductions sont entremêlées. C’est cet entremêlement que les schémas de reproduction ont pour fonction de formaliser. […]

    Mathématiser la reproduction

    Le livre II du Capital a principalement retenu l’attention du fait de sa section III, même si les lectures dont on va parler intègrent plus ou moins la question des différences de cycles, soit des éléments empruntés aux deux premières sections. La section III représente en effet l’effort le plus sérieux pour rendre économiquement opératoire une intuition déjà présente chez Quesnay mais que l’on trouve aussi et surtout au cœur du matérialisme dialectique : l’idée de reproduction sociale. Si l’on accepte de considérer une économie donnée comme un système uni par un certain nombre de relations, la première contrainte qui permet de penser ces relations est celle de la reproduction du système en question, soit une forme d’identité – avec des divergences tolérables – entre la production et la consommation globales.

    Le tour de force de Marx est d’être parvenu, sur la base de cette notion de reproduction, à identifier une première désagrégation susceptible de rendre possible une analyse plus fine, en associant aux notions – utilisées pour penser l’amont de la production – de capital constant, de capital variable et de survaleur, un équivalent en matière de produit fini destiné à la consommation: les moyens de production (machines, matières premières, etc.), les biens de consommation et les biens de luxe (cette dernière catégorie étant mentionnée mais peu utilisée dans l’ouvrage).

    Cela permet une étude simple mais heuristique de toute économie conçue comme un tout, à la fois dans une perspective statique (quel est l’équilibre entre les secteurs de production qui est nécessaire à la reproduction à l’identique d’un système) et/ou dynamique (dans quelles proportions faut-il modifier les secteurs selon tel ou tel objectif de croissance). C’est cette perspective de quantification des relations macro-économiques qui a donné lieu aux deux grandes traditions de lecture de ce livre II : celle de la macro-économie désormais qualifiée de « post-keynésienne » (mais dont les racines peuvent être cherchées chez Rosa Luxemburg), qui s’intéresse aux sources de déséquilibre économique et celle de la mise en équation de la planification socialiste, apparue principalement dans la Russie soviétique des années 1920.

    Cycles et crises industrielles

    La disproportion entre secteurs

    L’un des premiers théoriciens à avoir fait un usage heuristique des schémas de reproduction pour penser l’économie capitaliste et ses crises est l’intellectuel socialiste russe Mikhaïl Tougan-Baranovski. Il publie en 1894, en russe, un ouvrage appelé à devenir une référence – que ce soit pour le célébrer ou le contester – parmi les marxistes : Les Crises industrielles dans l’Angleterre contemporaine. Leurs causes et leur influence sur la vie nationale[5].

    Dans cet ouvrage, Tougan-Baranovski inaugure une posture théorique qui sera fréquente dans l’utilisation de ce livre II, à savoir la mobilisation de certaines analyses de Marx contre d’autres, c’est-à-dire le refus de la théorie marxiste prise comme un bloc et assimilée, à l’époque, au marxisme de la IIe Internationale et à son théoricien le plus éminent, Kautsky. C’est dans cette optique que les schémas de reproduction du livre II servent à Tougan-Baranovski à construire une théorie des crises qui intègre et développe l’intuition de Marx tout en refusant les autres facteurs explicatifs de la crise et notamment tous ceux qui aboutissent à la prévision d’un effondrement inévitable.

    Les schémas de reproduction permettent de penser, selon le socialiste russe, les conditions d’un développement harmonieux du capitalisme, mais aussi et surtout le caractère extrêmement peu probable d’un tel développement ainsi que la manière dont il pourrait se poursuivre indépendamment de tout égard pour la consommation finale et donc le bien-être général, puisque les schémas de reproduction marxiens permettent de penser un monde – absurde – dans lequel la croissance se fait en permanence au profit du secteur I, l’humanité produisant ainsi de plus en plus de machines pour produire d’autres machines, etc.

    En mettant en tout cas au centre de l’analyse économique la notion de disproportion relative, Tougan-Baranovski installe la théorie de Marx dans un cadre scientifique qui permet d’étudier des scénarios possibles – et leurs conditions – et refuse la posture prophétique adoptée par certains théoriciens de la IIe Internationale. C’est pourquoi il inaugure également une tradition appelée à se poursuivre chez les utilisateurs des schémas de reproduction : celle d’être qualifiés de « faux marxistes » refusant de considérer la nécessité de l’effondrement du capitalisme et préférant voir dans les crises des phénomènes structurels du capitalisme, certes, mais toujours relatifs, partiels et potentiellement résorbable.

    C’est principalement après la parution de l’ouvrage en allemand que les perspectives de Tougan-Baranovski se retrouvent au centre des débats. On les retrouve d’abord dans les premières grandes polémiques économiques du marxisme européen. Il représente la principale source de Lénine pour contester la doctrine populiste russe qui considère impossible le développement en Russie du capitalisme, ce dernier ayant besoin de marchés extérieurs déjà occupés par les économies d’Europe occidentale[6].

    Il constitue l’adversaire fondamental de Luxemburg, qui ne voit dans ses adversaires théoriques au sein de la social-démocratie allemande que des épigones du socialiste russe et qui défend la possibilité, contre Tougan-Baranovski, d’un usage prophétique des schémas de reproduction en théorisant la nécessité d’une disproportion croissante entre les secteurs, que ne peuvent compenser des marchés non capitalistes de plus en plus restreints par la colonisation et la capitalisation des économies extra-europénnes[7].

    La suite de l’histoire de la réception des schémas est plus complexe[8] puisqu’elle suit des ramifications de plus en plus diverses et isolées les unes des autres : quelques tentatives de réutilisation des schémas pour construire une nouvelle théorie des crises en URSS (sous la plume de Boukharine[9] notamment), la relecture de Luxemburg par des économistes tels que Kalecki ou Robinson, la présence maintenue de Tougan-Baranovski dans l’histoire des crises économiques, etc.

    Actuellement, il est certain que la plus robuste de ces traditions d’interprétation des schémas est celle du post- keynésianisme, dont l’histoire elle-même est complexe[10] mais dont certains des représentants les plus radicaux ont construit leurs théories sur la base des schémas de Marx tels qu’ils ont été relus par Luxemburg.

    C’est notamment le cas de Michal Kalecki[11], économiste polonais formé dans un contexte où la pensée de Luxemburg était très présente, ou encore de l’économiste britannique Joan Robinson, qui va jusqu’à faire remarquer dans un petit ouvrage[12] que les théories de la croissance équilibrée élaborées dans le sillage de la Théorie générale de Keynes se trouvent en réalité déjà dans les schémas de reproduction, la question centrale étant non pas celle de la détermination d’un sentier de croissance équilibré (c’est-à-dire où la production de moyens de production et la production de moyens de consommation croîtraient dans les bonnes proportions), mais celle du sens d’un tel sentier : pour les théoriciens mainstream du keynésianisme, il s’agissait de construire des modèles clefs en main destinés à servir de base aux décisions économiques.

    Pour Robinson, il s’agit au contraire de montrer, comme c’était déjà le cas chez Tougan-Baranovski, l’improbabilité d’un tel sentier et, surtout, la dimension cumulative de tout déséquilibre, c’est-à-dire la tendance des disproportions à croître si des politiques économiques ne viennent pas les enrayer. De manière plus générale, l’intérêt des schémas est de pointer l’importance des contraintes systémiques qui pèsent sur toute économie, et l’absurdité du postulat libéral selon lequel l’économie aurait tendance à produire spontanément l’équilibre entre l’offre et la demande au niveau macro-économique.

    Il est à noter que dans cet effort pour penser les dynamiques déséquilibrées du capitalisme, Kalecki comme Robinson font également usage de la théorie par Marx de la diversité des cycles, qui ajoutent une cause de disproportion supplémentaire, l’harmonisation de la production et de la consommation étant rendue d’autant plus difficile que les besoins en matières premières, en main-d’œuvre et en machines peuvent fluctuer selon les branches puisque la rotation – et donc les périodes de renouvellement – du capital productif sont très hétérogènes.

    Mettre le socialisme en tableaux

    La seconde grande utilisation qui a été faite des schémas de reproduction vise non plus à faire de ces derniers des instruments d’analyse des dynamiques du capitalisme, mais des outils de politique économique dans la construction du socialisme. Du fait de leur caractère socialement neutre – ils fonctionnent indépendamment des grandes catégories du discours marxiste que sont la marchandise, l’argent et même, en un sens, le capital –, ces schémas ont pu être utilisés pour comprendre les contraintes pesant sur une économie non capitaliste à la fois du point de vue de sa reproduction simple et de sa croissance.

    Ce sont tout d’abord les soviétiques, aussi bien pour des rai- sons pratiques que pour afficher leur fidélité au marxisme, qui ont utilisé les schémas dans cette perspective. Dès le début des années 1920, deux auteurs, Lev Nikolaïevitch Litochenko et Pavel Illitch Popov reprennent les analyses de Marx pour proposer un tableau descriptif et prospectif de l’économie soviétique, en poussant plus loin la désagrégation des secteurs pour différencier les différentes branches et avoir une vue claire des capacités et des besoins du pays.

    Bien évidemment, la notion de survaleur est ici supprimée et la notion de bien de luxe perd tout sens puisque l’économie soviétique doit ignorer la différence entre salaire et profit, remplacée par des rémunérations du travail politiquement décidées en fonction des possibilités du moment et des arbitrages entre les différentes parties de la population (les ouvriers et les paysans en premier lieu). Autre acquis du livre II pris en compte, la question géographique : les deux auteurs ajoutent à leurs tableaux une variable de proximité entre production et consommation afin de minimiser la durée et les frais du transport. Enfin, les moyens techniques rendant impossibles une quantification en nature, produit par produit, la monnaie est utilisée comme instrument comptable, à la manière des quantités de valeur présentes dans le livre II.

    Outre cet usage purement comptable, les schémas font l’objet d’une utilisation plus politique, sous la plume d’Evgueni Alexeïevitch Preobrajenski notamment. Dans les années 1920, l’économie soviétique comporte en effet une diversité de secteurs aux fonctionnements différenciés (petits producteurs, industries d’État, coopératives, etc.) que l’on peut faire apparaître dans les schémas afin de rendre visible les transferts de valeur opérés d’un secteur à l’autre par toute manipulation des prix relatifs (là encore, la monnaie est un expédient nécessaire à toute quantification de l’économie).

    Preobrajenski propose de se servir de ces schémas pour théoriser – et quantifier – l’accumulation primitive socialiste, soit une reproduction élargie de l’économie avec croissance du secteur étatique au détriment des autres secteurs sans pour autant produire des déséquilibres néfastes à l’économie prise dans sa totalité[13]. À sa suite, d’autres économistes – Grigori Alexandrovitch Feldman par exemple – mobilisent les schémas afin de proposer des projections de croissance équilibrée et de donner à voir les différents scénarios proposés à la décision politique, les contraintes d’équilibre tolérant une certaine latitude en matière de choix (privilégier l’industrialisation ou la consommation, privilégier tel produit plutôt que tel autre, etc.).

    Au fur et à mesure des perfectionnements techniques, on s’éloigne de la simplicité des schémas de Marx, d’autant que de nouveaux instruments mathématiques tels que les matrices et de nouveaux outils techniques (l’informatique) rendent possibles des descriptions plus précises de l’économie planifiée. Mais le lien avec ces schémas demeure, en raison de la volonté de manifester une continuité avec le père fondateur du socialisme scientifique.

    Le livre II aujourd’hui

    Dans la théorie post-keynésienne actuelle, de même que dans les rares propositions de planification chiffrée d’une économie, les schémas de reproduction ne figurent plus en tant que tels parmi les instruments techniques utilisés. Les analyses de Marx sont ainsi tombées peu à peu si ce n’est dans l’oubli, du moins dans l’indifférence mâtinée de sympathie avec laquelle on considère les grandes percées fondatrices en matière de science. Mais, corrélativement à cette baisse d’intérêt pour la section III et ses schémas, on peut observer dans les dernières décennies quelques relectures fécondes du livre II – et notamment de la section II –, attachées à souligner sa pertinence heuristique pour d’autres questions que celles de la macro-économie.

    C’est par exemple le cas du « marxisme géographique » proposé par David Harvey[14] et poursuivi depuis par de nombreux géographes. Dans cette perspective, le livre II du Capital pré- sente l’intérêt d’intégrer à l’analyse des dynamiques du capitalisme un facteur spatio-temporel trop souvent absent des analyses économiques habituelles – le concept central de « spatial fix » (fixation ou solution spatiale) élaboré par Harvey est par exemple directement inspiré de celui de « capital fixe ». Les exigences de la rotation peuvent ainsi servir de facteur explicatif aux diverses entreprises d’organisation de l’espace mises en œuvre depuis le xviiie siècle et qui se poursuivent encore aujourd’hui (mise en place de routes commerciales, structuration de l’espace urbain, développement du tourisme, etc.). Malgré leur caractère parfois laconique, les intuitions de Marx servent ici à faire apparaître un facteur souvent négligé dans la compréhension des dynamiques géographiques : leur subordination à la valorisation capitaliste.

    Un autre courant, tout aussi récent, cherche dans certaines des intuitions du livre II les bases d’une interprétation écologique de la perspective marxiste[15]. On trouve en effet dans la section II notamment[16] des pages qui documentent le conflit entre les différentes temporalités propres à la nature et l’exigence d’efficacité du capital. Cela peut servir de point de départ à une compréhension du caractère destructeur du capitalisme pour les environnements naturels, qui se déploient selon des cycles précis qui se trouvent bouleversés par un capital désireux d’accomplir sa rotation de plus en plus rapidement. Cette modification, funeste, des grands équilibres terrestres par le capital marquerait même peut-être le début d’une nouvelle ère, le capitalocène, soit une phase de l’histoire de la Terre où le facteur déterminant serait la logique capitaliste et son déploiement.

    Il ne s’agit là que de deux exemples, sans doute les plus massifs, de relecture du livre II du Capital. Malgré l’aridité de certaines de ses pages, on peut espérer qu’il continuera à nourrir l’imagination théorique et politique de celles et ceux qui s’efforcent à la fois de penser le capitalisme dans toutes ses dimensions et de réfléchir à des alternatives.

    *

    Illustration : Wikimedia Commons.

    Notes

    [1] MEGA-2 II/10, p. 160-161 ; Karl Marx, Le Capital. Livre I, trad. J.-P. Lefebvre (dir.), Paris, Les éditions sociales, 2016, section II, chap. 4, p. 172.

    [2] Idem.

    [3] Roman Rosdolsky, « La signification du ‘‘capital’’ pour la recherche marxiste contemporaine », trad. R. Dangeville, in Victor Fay (dir.), En partant du Capital, Paris, Anthropos, 1968, p. 251.

    [4] L’analyse se fait en outre à partir de plusieurs hypothèses ou présuppositions, que Marx a explicitement posées dès le début du livre I du Capital et qu’il ne cesse de rappeler tout au long de son analyse : équilibre entre l’offre et la demande, identité entre valeur et prix, absence de changement de circonstances en cours de rotation, etc. Ces présuppositions permettent de réduire le nombre de variables à intégrer dans le calcul et ainsi de simplifier la schématisation de la reproduction.

    [5] Nous traduisons ici le titre russe de l’édition de 1894. L’ouvrage a fait l’objet de nombreuses rééditions et traductions, dont une en français sous le titre Les Crises industrielles en Angleterre (trad. J. Schapiro, Paris, Giard et Brière, 1913).

    [6] Voir Lénine, Le Développement du capitalisme en Russie (1899), Paris/ Moscou, Éditions sociales/Éditions du Progrès, 1974.

    [7] Sur ce point, voir la préface corédigée par Guillaume Fondu et Ulysse Lojkine à la réédition récente de l’ouvrage de Luxemburg : Rosa Luxemburg, L’Accumulation du capital, trad. M. Ollivier et I. Petit, Toulouse, Smolny, 2020.

    [8] Sur cette histoire, il existe un ouvrage exhaustif quoique ancien : Manfred Turban, Marxsche Reproduktionsschemata und Wirtschafistheorie [Schémas de reproduction marxiens et théorie économique], Berlin, Duncker et Humblot, 1980. Voir aussi Roman Rosdolsky, « Der Streit um die Marxschen Reproduktionsschemata » [La querelle autour des schémas de reproduction marxiens], in Zur Entstehungsgeschichte des Marxschen Kapital, chap. 30, p. 524-596.

    [9] Nicolaï Boukharine, L’Impérialisme et l’accumulation du capital. Réponse à Rosa Luxemburg (1925), Paris, EDI, 1977

    [10] Sur ce point, on peut se référer à la synthèse de Marc Lavoie, Virginie Monvoisin et Jean-François Ponsot, L’Économie post-keynésienne, Paris, La Découverte, 2021.

    [11] Michal Kalecki, Selected Essays on the Dynamics of the Capitalist Economy. 1933-1970, Cambridge University Press, 1969.

    [12] Joan Robinson, On Re-reading Marx, Cambridge, Students’ Bookshops LTD, 1953, p. 17.

    [13] Voir notamment Evgueni Alexeïevitch Preobrajenski, La Nouvelle économie, trad. B. Joly [1966], Paris, Syllepse, 2021.

    [14] Voir David Harvey, Les Limites du capital (1982), trad. N. Vieillescazes, Paris, Amsterdam, 2020, notamment chap. 8, 12 et 13. Voir aussi son commentaire du livre II du Capital dans David Harvey, A Companion to Marx’s Capital. Volume 2, Londres, Verso, 2013.

    [15] Voir par exemple Kohei Saito, Marx in the Anthropocene. Towards the Idea of Degrowth Communism, Cambridge, Cambridge University Press, 2022.

    [16] Voir notamment infra, section II, chap. 12 et 13, p. 393-422.