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L’Ukraine, une République aux mains des oligarques

Lien publiée le 12 septembre 2024

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L’existence d’une classe parasitaire d’oligarques exerçant un immense pouvoir politique et économique n’a rien de spécifique à l’Ukraine. Mais ce qui distingue ce pays d’autres États post-soviétiques, c’est que cette oligarchie a plutôt bien accepté le régime démocratique et l’organisation d’élections régulières, qui permettent de trancher les différentes entre les différentes factions de milliardaires, en éternelles recompositions. Pesant lourdement sur la vie politique via leur candidatures, leurs médias et leurs moyens financiers, les oligarques ukrainiens font ainsi des élections leur terrain de jeu. Élu en 2019 sur un programme anti-corruption vigoureux, Volodymyr Zelensky a pris des mesures importantes pour réduire leur influence, au risque d’une dérive autocratique (interdiction de médias, arrestations extra-judiciaires…). Mais pour le journaliste Sébastien Gobert, c’est surtout la guerre en cours qui semble affaiblir les oligarques, en détruisant leur patrimoine. Dans son ouvrage, L’Ukraine, la République et les oligarques (Tallandier, 2024), il analyse finement le pouvoir réel des oligarques ukrainiens, les recompositions de cette classe au fil des ans et les guerres qu’ils se livrent entre eux. Extraits.

Dans un salon de palais, trois hommes palabrent au-dessus de plateaux de fruits de mer, de coupes de caviar et de flûtes de champagne. La caméra multiplie les gros plans sur leurs montres de luxe, leurs costumes sur mesure et leurs chevalières en or, sans révéler les visages. L’ambiance est détendue. Toutefois, il ne s’agit pas d’une conversation frivole. Les trois partenaires discutent très sérieusement d’un ministre qui représente leurs intérêts énergétiques, de la pression à exercer sur un haut fonctionnaire pour obtenir un marché public, de la voiture à acheter pour le compte d’un magistrat afin qu’il ferme les yeux sur un détournement de fonds d’État, ou encore de l’influence qu’ils exercent sur le nouveau président. Le jus de fruits exotiques dégouline, le vin coule à flots, les plaisanteries triviales fusent. Les trois compères se délectent : l’Ukraine leur appartient. 

Ce fragment de la série télévisée ukrainienne Slouga Naroda (Le serviteur du peuple, en russe) de 2015 serait suffisant pour dépeindre la vision populaire de l’oligarchie : celle d’une caste de privilégiés qui se sont approprié les richesses du pays et ont capturé l’État pour leur propre bénéfice. Une Ukraine dont les citoyens spoliés n’ont pas voix au chapitre. L’un des épisodes de la première saison se déroule ainsi dans un pays déserté de ses habitants. La Commission européenne vient de lever l’obligation de visas pour pénétrer l’espace Schengen, provoquant un exode de masse. Dans son rêve, le président Vasyl Holoborodko se retrouve seul sur une terre exploitée jusqu’à la dernière ressource. Même les oligarques en sont partis.

Il est aisé de calquer ces images de fiction sur les préjugés qui collent à l’Ukraine. Le pays le plus pauvre d’Europe en termes de PIB par habitant [1] , corrompu, à la solde de quelques clans mystérieux. Un pays auquel personne ne serait attaché. Vladimir Poutine n’a sans doute pas pensé différemment, fin février 2022, quand il a dépêché ses troupes pour « libérer » les populations locales du carcan artificiel d’une Ukraine qui n’avait, selon lui, aucune légitimité à exister. Il s’attendait vraisemblablement à ce que personne ne lève le petit doigt pour défendre cette « erreur » du XXe siècle.

Pourtant, la majorité des Ukrainiens est restée pour faire face à l’invasion. Dans cette séquence tout à fait ancrée dans la réalité, l’ancien acteur qui avait interprété Vasyl Holoborodko, Volodymyr Zelensky, ne s’est pas retrouvé seul. Élu président en 2019, il est devenu en 2022 le visage de la résistance de millions de personnes, mobilisées chacune à leur échelle contre le déferlement des colonnes de blindés. Même les oligarques, dans leur majorité, ne sont pas partis. Les motivations ont été différentes, mais les Ukrainiens se sont indéniablement rejoints dans un but commun : le maintien de leurs libertés et de leur indépendance, une constante depuis leur émancipation de l’URSS en 1991. 

Cette résistance que peu suspectaient en février 2022 fascine. Elle puise ses racines dans le rejet de l’autoritarisme destructeur du Kremlin mais aussi dans l’entretien d’une idée ukrainienne à travers les âges, dans la conscience d’une spécificité géographique, culturelle et linguistique qui différencie cette nation de ses voisines, en premier lieu de la Russie. S’y superpose l’attachement citoyen à l’architecture institutionnelle d’un État indépendant, qui s’est affirmé au cours des trois dernières décennies. Ce sentiment aujourd’hui partagé par une large majorité est le résultat d’âpres combats de plusieurs générations. Les Ukrainiens résistent contre la guerre que leur mène la Russie depuis 2014. Ils sont en conflit contre leur propre corruption depuis plus de trente ans. C’est dans la lutte qu’ils se sont formés ; c’est dans la lutte qu’ils entendent préserver leurs acquis et défendre leur droit à l’avenir.

Une oligarchie sans oligarques ? 

Au demeurant, écrire sur les oligarques d’Ukraine devrait être simple. Aucun des magnats du pays ne revendique ce titre. On peut le comprendre, le terme étant intimement lié à une catégorie de nouveaux riches née dans les fusillades et la criminalité des années 1990. Pourtant, ces oligarques, qui profitent d’interpénétrations entre les milieux économiques, politiques, judiciaires et médiatiques, existent bel et bien. Rinat Akhmetov, l’homme le plus riche du pays, a figuré un temps parmi les cent personnalités les plus riches du monde, selon le magazine Forbes. Estimé – au sommet de son expansion – entre 14 et 16 milliards de dollars, ce natif du Donbass n’a jamais rivalisé avec les fortunes à douze chiffres qu’alignent aujourd’hui Bernard Arnault, Elon Musk ou Jeff Bezos. Reste que lui et sa holding System Capital Management (SCM) pèsent, bon an, mal an, plus de 10 % du PIB ukrainien. 

L’oligarchie induit une perversion des institutions d’État au profit d’intérêts particuliers. Elle exerce une influence considérable sur la vie publique du pays, alimentant une atmosphère de mystère, voire de complot, autour de la prise de décision politique.

En 2021, le magazine Novoe Vremia (Nouvelle époque, en russe) évaluait le capital des cinquante personnalités les plus riches à 40,444 milliards de dollars, soit 20,2 % du PIB. Ces concentrations de patrimoine, que l’on retrouve dans de nombreux pays, revêtent une dimension cruciale pour l’Ukraine, longtemps bloquée dans sa transition entre le communisme et le capitalisme. Incontournables, les « nouveaux riches » post-soviétiques ont suscité autant de rejet que de fascination, jusqu’à devenir une catégorie d’étude à part.

Si les magnats du pays correspondent de moins en moins à la vision caricaturale des épisodes de Slouga Naroda, ils entretiennent bel et bien une économie de rente qui a freiné l’innovation, entravé la modernisation et restreint l’exploitation du potentiel économique national. L’oligarchie induit une perversion des institutions d’État, quasi totale à certaines époques, au profit d’intérêts particuliers. Elle exerce une influence considérable sur la vie publique du pays, alimentant une atmosphère de mystère, voire de complot, autour de la prise de décision politique.

Dans le même temps, l’écosystème oligarchique ukrainien a perduré comme un environnement relativement ouvert, pluriel et particulièrement concurrentiel. « La plus grosse erreur des journalistes et des experts, c’est de mettre tous les oligarques dans un même sac. Nous sommes différents », avertissait le sulfureux Ihor Kolomoïskiy en décembre 2018. Depuis le début des années 2000, il est l’un des cinq plus importants milliardaires du pays. De fait, les magnats ukrainiens disposent d’une autonomie à faire pâlir de jalousie leurs homologues russes, domestiqués depuis le début des années 2000 par Vladimir Poutine. En Ukraine, la transposition des conflits économiques oligarchiques dans la sphère politico-médiatique a contribué à entretenir une culture de débat, une diversité et des alternances politiques remarquables dans le contexte post-soviétique.

Depuis 1991, le Bélarus n’a ainsi connu que deux chefs de l’État, et la Russie, deux et demi – le mandat de Dmitry Medvedev (2008-2012) n’ayant été qu’un paravent du pouvoir de Vladimir Poutine. Dans le même temps, six présidents [2], seize Premiers ministres et vingt et un gouvernements se sont transmis le pouvoir de manière pacifique en Ukraine, à l’exception de 2014. Le tout, malgré trois crises financières (1998, 2008 et 2014), deux révolutions (2004 et 2014), une guerre (à partir de 2014) et une pandémie (2020-2021). Ce que certains dénigrent comme une preuve d’instabilité chronique, les Ukrainiens le revendiquent comme un symptôme de leur allergie à l’autoritarisme. Les oligarques du pays, acteurs pour la plupart indépendants et influents, ont pesé de tout leur poids sur ces processus. Par leurs affrontements économiques et politiques et, souvent, par des moyens peu recommandables, ils ont contribué à empêcher la consolidation d’une verticale du pouvoir qui menacerait leurs intérêts et leurs influences.

La pérennisation d’une opportunité

C’est à partir de la seconde moitié des années 1990, encouragée par le deuxième président Leonid Koutchma, que l’oligarchie post-soviétique ukrainienne a structuré un système intégralement greffé aux institutions de la République. La figure du chef de l’État, qui a joui à certains moments de prérogatives similaires à son homologue français, est centrale : elle répartit les ressources, arbitre entre les groupes et punit, le cas échéant, les contestataires. Les oligarques exercent un contrôle du même type sur la puissance publique à travers leurs investissements politiques et médiatiques qui leur garantissent la maîtrise de leur rente, les moyens de lutter contre leurs adversaires et la possibilité de jouir de leurs biens mal acquis.

Si cette organisation ukrainienne est marquée par des recompositions incessantes et des alliances changeantes, elle s’est démarquée par sa capacité d’adaptation et sa durabilité. Les magnats de Kyiv se différencient donc des grandes fortunes occidentales. Si celles-ci cultivent évidemment des réseaux politiques et une influence médiatique, elles n’ont pas la mainmise sur l’appareil d’État dont peuvent bénéficier les riches Ukrainiens. Dans une logique de « néo-patrimonialisme » ou de « néo-féodalisme », ils parviennent à instrumentaliser l’espace public jusqu’à « remplacer les concepts (par exemple, les partis politiques), à niveler les valeurs (ukrainiennes ou européennes), ou encore à imiter des processus et des phénomènes entiers (par exemple, les réformes) », comme le dénonce la journaliste et militante des droits de l’homme Olha Rechetylova. « Et le plus important, c’est qu’ils obligent une grande partie de la société à vivre dans ces simulacres, à consacrer des efforts, de l’énergie et du temps à des imitations futiles – typiquement des réformes qui ne produisent aucun changement. »

« Les oligarques obligent une grande partie de la société à vivre dans des simulacres, à consacrer des efforts, de l’énergie et du temps à des imitations futiles – typiquement des réformes qui ne produisent aucun changement. »

Les transformations structurelles amorcées après Maïdan, la révolution de la Dignité de 2014, ont entamé cette emprise sur la vie publique. Sans remettre en cause les fondements de la République oligarchique, elles ont démontré que les Ukrainiens rejettent avec ferveur ce système et sont déterminés à le mettre à bas progressivement. Un itinéraire loin d’être simple ou linéaire. « Deux pas en avant, un pas en arrière » est une formule qui sied à merveille à l’Ukraine post-Maïdan. Mais petit à petit, à travers des élections de plus en plus équilibrées et transparentes, la mobilisation soutenue de la société civile, un solide mouvement de bénévolat ou encore une forte tradition de liberté d’expression, les changements se sont imprimés dans le temps.

En 2022, Kyiv était classée 116e sur 180 pays dans le Corruption Perceptions Index de l’ONG Transparency International, loin derrière la 21e position de Paris ou le 45e rang de Varsovie – la Pologne est souvent comparée à l’Ukraine pour des raisons historiques, géographiques, culturelles et économiques. Ce maigre score est à replacer dans une tendance de fond : en 2014, le pays n’était que 142e du classement. Il n’obtenait alors que 25 points du Corruption Perceptions Index, contre 33 en 2022. Les transformations sont, de fait, bien réelles. Nul doute que Vladimir Poutine a senti cet éloignement progressif de Kyiv du mode de fonctionnement russe et l’a utilisé pour justifier – en partie – son invasion du 24 février 2022.

A la croisée des chemins

En lieu et place de ramener l’Ukraine dans le giron de Moscou, le choc de la guerre a confirmé les Ukrainiens dans leur choix d’intégration euro-atlantique. Il a aussi considérablement affaibli l’oligarchie nationale. Selon les données croisées des magazines Forbes et Novoe Vremia, le PIB s’est contracté d’un tiers en 2022 ; les vingt premières fortunes du pays ont perdu un capital combiné de quelque 20 milliards de dollars, suite notamment à la destruction d’usines et de propriétés irremplaçables. Les milliardaires d’hier ne sont plus que multimillionnaires, affectant leur capacité à peser sur le devenir de la République. Une influence qui est, de toutes les manières, contrainte par l’implication inédite des Occidentaux à travers leur crucial soutien financier et le processus d’intégration européenne. Les oligarques doivent aussi faire face aux évolutions technologiques de l’économie, qui favorisent l’émergence de nouveaux acteurs. Enfin, étant majoritairement nés dans les années 1950-1960, ils se confrontent à leur propre mortalité.

La guerre a considérablement affaibli l’oligarchie nationale. Selon les données croisées de Forbes et Novoe Vremia, les vingt premières fortunes du pays ont perdu un capital combiné de 20 milliards de dollars, suite à la destruction d’usines et de propriétés irremplaçables.

D’aucuns annoncent donc la mort programmée de la République oligarchique. Ils en veulent pour preuve la relance des efforts anticorruption sous l’impulsion de Volodymyr Zelensky et l’arrestation, début septembre 2023, d’Ihor Kolomoïskiy. De fait, l’homme est le premier magnat ukrainien à être placé derrière les barreaux dans son propre pays. Quant à la chute de l’oligarchie en tant que système, rien ne serait moins simple. En trois décennies, les principaux groupes ont démontré leur résilience et leur flexibilité face aux bouleversements de l’Histoire.

Ils sont aussi passés maîtres dans le brouillage de pistes en faisant disparaître une grande partie de leur fortune dans des réseaux de sociétés offshores aux ramifications difficilement décelables. En ce sens, ils représentent un défi qui dépasse de loin la seule Ukraine. « Les investissements réalisés en Occident par les oligarques post-soviétiques entretiennent une nouvelle catégorie de personnes prêtes à leur trouver des châteaux à acheter, à les défendre dans les médias, à héberger leurs œuvres de charité dans les universités, etc. Le tout en fermant les yeux sur la provenance de leur argent », détaille ainsi Edward Lucas, expert britannique de l’ex-URSS. 

En France, la Côte d’Azur s’est ainsi transformée en terre d’accueil pour des dizaines d’hommes d’affaires, députés, magistrats et fonctionnaires qui ont fui l’Ukraine dès février 2022 pour mener une dolce vita financée par des fortunes à l’origine opaque. Décriés comme le « bataillon Monaco », ils ne semblent guère préoccupés par le sort de leur pays d’origine. La prestigieuse villa Les Cèdres, à Saint-Jean-Cap-Ferrat, une ancienne résidence du roi des Belges Léopold II, un temps estimée comme le bien immobilier le plus cher au monde, est la propriété de Rinat Akhmetov depuis 2019. En Ukraine, on ironise sur les recommandations américaines ou sur les critères d’adhésion à l’Union européenne qui préconisent la « dé-oligarchisation » du pays, alors que lesdits magnats en sont déjà partis pour s’installer en Occident.

Si l’Ukraine est indéniablement à la croisée des chemins, rien n’indique que sa République oligarchique soit condamnée. A minima, ses représentants devraient demeurer des individus fortunés avec lesquels il faudra compter dans les prochaines années. En forçant notre respect par sa résistance à une agression injustifiée, ce grand voisin de l’Est longtemps méconnu suscite une attention inédite. Son ambition de rejoindre la famille européenne à marche forcée nous impose de trouver des clés de lecture pour expliquer et comprendre ce qui a façonné ce pays.

Notes :

[1] Le PIB par habitant s’élevait à 4 835 dollars en 2021, dépassé par la Moldavie (5 230 dollars par habitant). À titre de comparaison, les Français disposaient en 2021 de 43 569 dollars par tête.

[2]Leonid Kravtchouk (1991-1994), Leonid Koutchma (1994-2005), Viktor Iouchtchenko (2005-2010), Viktor Ianoukovitch (2010-2014), Petro Porochenko (2014-2019) et Volodymyr Zelensky (2019-). On peut y ajouter un septième, avec la présidence par intérim d’Oleksandr Tourtchinov entre fin février et début juin 2014 – un intérim bref mais capital compte tenu du contexte difficile d’annexion de la Crimée et de début de la guerre du Donbass.

L’Ukraine, la République et les oligarques, Sébastien Gobert, Editions Tallandier, 2024.