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    Enzo Traverso, Gaza et le génocide en cours

    Palestine

    Lien publiée le 29 septembre 2024

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    https://www.revolutionpermanente.fr/Enzo-Traverso-Gaza-et-le-genocide-en-cours

    Gaza devant l’Histoire, d’Enzo Traverso, sort en librairie le 4 octobre. Un essai, court et ramassé, qui convoque le passé pour mieux comprendre la catastrophe présente et s’armer pour la conjurer. Plus encore au moment où l’embrasement semble inéluctable.

    Enzo Traverso : la guerre à Gaza « brouille la mémoire de l'Holocauste » |  Mediapart

    Historien spécialiste du XXème siècle, de son cortège de violences, de la Shoah et du mouvement ouvrier et révolutionnaire, Enzo Traverso enseigne à l’Université de Cornell, aux États-Unis. C’est alors que le mouvement de solidarité avec la Palestine traversait son premier printemps qu’il a mis un point final, quoique temporaire, à son nouvel ouvrage qui paraît, en français, chez Lux, le 4 octobre. Gaza devant l’Histoire est un court essai, concis mais dense, qui débat et se débat avec une situation bien particulière, le génocide en cours à Gaza et contre le peuple palestinien, dans le cadre d’un conflit qui pourrait connaître un tournant majeur avec son extension au Liban. Dans le sillage d’une tradition sartrienne revendiquée, Traverso développe une intervention à plusieurs niveaux : historique, politique et stratégique, autant d’invitations à la réflexion, à la prise de recul mais également à l’action pour s’opposer au martyr du peuple palestinien et à une guerre qui menace d’embraser l’ensemble de la région, aujourd’hui plus encore que lorsque l’auteur a soumis son texte à l’éditeur, fin mai 2024 [1].

    Une généalogie de la violence

    L’un des principaux enjeux de l’essai consiste à tirer au clair ce qui devrait l’être depuis le 7 octobre 2023 : le récit ne saurait commencer ce jour-là. En ce sens, Gaza est convoquée devant l’Histoire et l’auteur s’attelle à dénouer les mille et un nœuds qui relient la situation faite au peuple palestinien depuis 1947-1948 et la question du sionisme, de son rapport au colonialisme et à l’impérialisme. La prison à ciel ouvert qu’était Gaza jusqu’à octobre 2023 et qui est devenue un véritable enfer au lendemain de la riposte israélienne à l’attaque de grande envergure lancée par la résistance palestinienne le 7 octobre, sert donc de cadre pour le tribunal que l’auteur convoque : comme il y a eu celui de Nuremberg, contre les crimes du nazisme et du Troisième Reich, comme il a pu en exister d’autres par la suite, à l’instar du « Tribunal Russell-Sartre », tribunal d’opinion pour juger les crimes de guerre étatsuniens au Vietnam, Traverso instruit un dossier historique et politique contre le sionisme et ses parrains impérialistes, pour pouvoir essayer de dire la vérité et regarder la réalité en face.

    Sans jamais céder à la facilité des analogies – procédé qui consiste à avancer des ressemblances établies par association d’idées entre deux ou plusieurs objets de pensée ou moments essentiellement différents – Traverso se livre à l’inverse à un travail de généalogie du moment – prés de douze mois de violences extrêmes et de génocide – dont Gaza est le théâtre paradigmatique. Gaza ressemble à s’y méprendre au ghetto de Varsovie, certes, l’armée israélienne intervient en recourant à des procédés qui ne sont pas sans rappeler ceux de la Wehrmacht sur le front de l’Est au cours de la Shoah par balles. Mais Traverso va chercher aux sources de ces situations pour mettre en lumière leurs ressorts, par-delà les faux-semblants historiques et conceptuels avancés par les dirigeants sionistes et leurs alliés gouvernementaux ou médiatiques.

    Le 7 octobre 2023 est une opération militaire, émaillée de crimes sur lesquels revient l’auteur à de nombreuses reprises, sans concession ni complaisance. Mais cette opération s’inscrit dans le sillage d’un mouvement de libération qui, lui-même, est l’expression d’une résistance à une situation coloniale faite d’expropriation, de confiscation, de ségrégation et d’arbitraire dont les Palestiniens sont l’objet depuis le début du déploiement du mouvement sioniste, avec un tournant radical au moment de la fondation de l’État d’Israël en 1948 – sous la houlette des impérialistes et de l’URSS de Staline – avec une accélération paradoxale depuis la mise en place des bien mal nommés « Accords d’Oslo » de 1993 qui, davantage qu’une « solution à deux États », ont jeté la base d’une avancée ultérieure et d’un tour de vis colonial supplémentaire. Dans ce cadre néanmoins, entre les compromissions de l’Autorité nationale palestinienne – relais et supplétif d’Israël – et la résistance, avec ses zones d’ombre, ses spécificités, sa direction actuelle, majoritairement islamiste et conservatrice sur le plan politique, il s’agit de choisir son camp. C’est la condition nécessaire, selon Traverso, pour déployer une critique politique de ce que défend, aujourd’hui, le Hamas et ses alliés.

    Les différents chapitres qui composent l’ouvrage reviennent sur plusieurs points clefs, non-dits ou écrans de fumée médiatiques qui obscurcissent la situation actuelle. En ce sens, l’essai est tout autant une contre-enquête qu’une contre-histoire du récit dominant, du moins dans ce qu’il convient d’appeler « l’Occident ».

    Quand les bombes s’entendent « jusqu’ici »

    Traverso revient ainsi sur quelques-uns des mythes qui président à la fondation et à la justification de l’État d’Israël. Corps étranger, cette entité coloniale extérieure sert autant à évacuer la dette écrasante de l’Europe vis-à-vis des Juifs – après la Shoah, qui s’inscrit dans une histoire bien singulière de l’antisémitisme d’origine européenne, vieux de plusieurs siècles – qu’à assurer un relais impérialiste étatsunien dans une région au cœur de toutes les convoitises entre grandes puissances et puissances régionales. Mais par-delà la terrible efficacité militaire de Tsahal sur le terrain, qu’accompagne le discours mystique des dirigeants sionistes, l’auteur s’arrête notamment sur la façon dont la séquence actuelle pourrait se lire comme la prémisse d’un crépuscule : la fin, bien entendu, de l’illusion de la solution à deux États, déjà dénoncée par Edward Said au moment de la signature d’Oslo, mais fin également d’un certain équilibre interne à la société israélienne, entre un sionisme se présentant comme progressiste et laïc et un sionisme tirant sa justification passée et à venir d’un discours religieux, mais fin possible, également, de l’État d’Israël, non seulement comme un « partenaire fréquentable » mais tel qu’il a pu exister jusqu’à présent et dont la survie dépend toujours davantage d’une situation de conflit permanent et, potentiellement, généralisé. Cette situation, dont l’expression la plus glaçante est le nombre de victimes à Gaza – sans doute largement supérieur aux chiffres avancées par les autorités elles-mêmes, comme l’a souligné la prestigieuse revue médicale The Lancet – a ouvert la voie, au fil des mois, à une sorte de césure de plus en plus béante entre, d’un côté, les alliés irréductibles du gouvernement israélien, malgré leurs critiques partielles, appels à la retenue voire à un « cessez-le-feu », dans le cas de l’administration démocrate sortante aux États-Unis ou, dernièrement encore, Macron, et, de l’autre, l’opinion publique, non seulement dans ce que Traverso nomme le « Sud global » mais également dans les pays impérialistes. De concert, et de façon assez sidérante, l’auteur montre comment une certaine tradition de droite et d’extrême droite en Europe et aux États-Unis notamment, qui plonge ses racines dans les courants politiques les plus nationalistes et conservateurs dont l’une des matrices a été, au cours des XIXème et XXème siècle, l’antisémitisme, se pose en relais indéfectible du sionisme et de ses dirigeants pour alimenter, à des milliers de kilomètres de Gaza et de la Palestine, leur propre agenda politique.

    Car c’est aussi l’un des autres aspects les plus intéressants de cet ouvrage : la façon dont Traverso souligne les implications et les répercussions du génocide en cours dans les différents contextes nationaux, aux États-Unis ou en Europe, en Italie, en Allemagne et en France notamment, pays qui servent d’exemple au raisonnement de l’auteur. L’enjeu de l’analyse du génocide actuel n’est donc pas uniquement moral et éthique. La définition du conflit en cours comme un « génocide » – et Traverso s’appuie pour ce faire sur une lecture fine de ce que sont les « Genocide studies » dont il est spécialiste et sur ses propres élaborations conceptuelles et historiographiques qui irriguent ses ouvrages précédents – est donc, selon l’auteur, un enjeu politique brûlant dont les conséquences sont indissociables du combat contre l’extrême droite et les politiques néolibérales ou social-libérales qui ont fait son lit.

    Palestine et Vietnam

    Avec un rythme beaucoup plus soutenu et dans un cadre plus ramassé, il a été souligné combien le mouvement en cours contre le génocide contre Gaza et en solidarité avec la Palestine pouvait potentiellement jouer un rôle similaire à celui incarné par les mobilisations contre la guerre du Vietnam à la fin des années 1960, prémisses de la poussée ouvrière et populaire révolutionnaire à échelle globale des « années 1968 ». Un rythme plus soutenu et un cadre plus ramassé dans la mesure où le mouvement de solidarité avec la Palestine s’est déployé quasiment immédiatement après le début de l’offensive sioniste, malgré la répression et les interdictions dans de nombreux pays, et alors que l’opinion publique, notamment aux États-Unis, avait mis un temps beaucoup plus long à exprimer son opposition, croissante, à la guerre dans la péninsule indochinoise, dans le sillage des mobilisations sur les campus, notamment. De la même façon, la question palestinienne cristallise un même sentiment d’identification entre une cause, considérée comme juste, celle du droit à l’autodétermination et à la liberté, une situation, vécue comme insupportable – le sort qui est fait aux Palestiniens et Palestiniennes, dans le cadre d’un châtiment collectif et la planification d’une éradication que n’hésitent pas à nommer explicitement en tant que telle les dirigeants sionistes – et des conditions diverses, entre les pays et les continents où se déroulent les mobilisations mais qui unifient néanmoins les subalternes entre eux sur la base de leurs oppressions et de l’exploitation qu’ils et elles vivent et dont ils établissent des liens et des résonnances avec le martyr du peuple palestinien. Comme nous le soulignons plus haut, les dominants, eux, ne s’y trompent pas : c’est là tout l’enjeu de leurs demandes répétées à ce que cesse le bruit des armes – pour mieux restaurer le silence des cimetières, des accords et des « plans de paix » en tout genre, qu’ils portent le nom d’Abraham ou un autre – ou du soutien radical et radicalisé qu’opposent les secteurs les plus réactionnaires et conservateurs – aux États-Unis, avec le trumpisme, en Amérique latine, à travers Milei ou le bolsonarisme, en Europe, à travers la droite et l’extrême droite, notamment.

    L’ouvrage de Traverso n’est ni un manuel d’intervention ni un tract politique, mais il désigne les contours d’une alliance entre « le Sud global » et celles et ceux qui, en « Occident » ont scandé « not in our name », « pas en notre nom », à savoir leur soutien à la Palestine et leur opposition au massacre en cours. Restaurer une dimension permanentiste entre des temps et des secteurs de mobilisations qui ont pu, du Sud au Nord, exprimer une situation de rébellion contre l’ordre établi – lors des Printemps arabes, en 2011, en France, depuis 2016, au Chili, en 2019, récemment, encore, au Bangladesh, contre l’autoritarisme et la dictature – est un enjeu essentiel pour créer des ponts entre cet état d’esprit et ces luttes, contre le système tel qu’il existe, et la nécessité d’un projet pour le renverser, pour la révolution.

    En notre nom

    Cela implique de trouver les voies d’une expression, politique, de ce que nous pourrions faire « en notre nom ». Au début de ce que seront, à échelle mondiale – au Sud, comme à l’Est et à l’Ouest du Rideau de fer – les « années 1968 » – qui dureront selon les pays et les situations parfois plus d’une décennie et qui constituent la dernière poussée ouvrière et populaire révolutionnaire à échelle mondiale – les jeunes militantes et militants de gauche de Bombay, Calcutta ou Delhi, à la pointe des mobilisations contre l’agression étatsunienne au Vietnam avaient pour coutume de scander « Mera naam, Tera naam, Vietnam, Vietnam ! », en l’occurrence « Mon nom, ton nom, Vietnam, Vietnam ! ». Une façon non seulement de s’opposer à la guerre, de dénoncer les compromissions ou l’attentisme des gouvernements nationalistes issus des indépendances avec l’ordre impérialiste, les insuffisances de la gauche de l’époque mais également de « dire » le nom des protagonistes de la résistance, son théâtre principal d’opérations et son inscription à une échelle plus globale. A savoir de s’inscrire contre un « eux », mais également de désigner un « nous », cette première personne du pluriel de la politique révolutionnaire qui exprime, par en bas, par-delà les frontières et les carcans nationaux, cette puissance de la subversion, notamment lorsque la jeunesse lie son avenir aux mobilisations du monde du travail et aux mouvements contre l’ordre établi.

    Sous les décombres et les morts de Gaza, de Cisjordanie, du Sud Liban ou de Beyrouth, c’est aujourd’hui l’une des brèches que nous offre, bien malgré eux, les sionistes et leurs alliés qui ont tombé le masque depuis bien longtemps mais qui s’acharnent à défendre ce système qui nous mène droit au mur. Pour s’y engouffrer, l’élargir et y faire vivre la révolution, il faudra également le faire à partir de Gaza, mais également d’y joindre nos combats, ici, ce à quoi nous invite Traverso. C’est en ce sens, également, que la lecture de cet essai est précieuse pour penser les conditions du combat de demain, à la fois pour continuer à s’opposer au génocide en cours, mais également pour contrer les tendances militaristes et réactionnaires que le génocide en cours alimente à échelle mondiale.

    NOTES DE BAS DE PAGE

    [1] De notre côté, nous bouclons cette recension le 28 septembre, au moment où le gouvernement israélien assure avoir tué dans des bombardements massifs ayant visé la banlieue Sud de Beyrouth, Hassan Nasrallah, le leader du Hezbollah, organisation constituant l’une des principales voix de la résistance au sionisme. Si cette information venait à être confirmée, et alors qu’Israël a étendu le théâtre de ses opérations militaires non seulement à la Cisjordanie mais également, depuis plusieurs semaines, au Sud et au Centre du Liban, l’assassinat de Nasrallah pourrait représenter un tournant dans la situation régionale, aux conséquences absolument incalculables. Dans cet article, néanmoins, nous ne prenons pas en compte les différentes hypothèses que pourraient impliquer une généralisation du conflit. Traverso, quant à lui, a fini de rédiger cet essai le 28 mai 2024, mais loin d’être une simple réflexion sur l’histoire, l’ouvrage est tout entier tourné vers l’avenir.