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Campagne présidentielle US : surenchères et brèches dans le consensus sioniste bipartisan

USA

Lien publiée le 15 octobre 2024

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.contretemps.eu/campagne-presidentielle-us-harris-trump-israel-antisemitisme/

Les accusations d’antisémitisme en réponse à toute contestation et rejet du sionisme en général, ou de la politique génocidaire du pouvoir israélien en particulier, sont devenues prévisibles au point de constituer une norme polémique du « débat » public, aux Etats-Unis comme dans l’ensemble du monde occidental, à considérer qu’un tel débat parvienne encore à avoir cours.

Le coup de force dont résulte cette confusion a une histoire, politique et institutionnelle[1]. Dans l’immédiat, sur fond de guerre exterminatrice menée par Israël contre l’ensemble de la Palestine, l’équivalence entre antisionisme et antisémitisme a pris un tour plus que jamais exacerbé et systématique dans la campagne présidentielle états-unienne, comme le montre dans cet article Thierry Labica, révélant néanmoins certaines brèches dans le consensus sioniste bipartisan.

On trouvera en annexe, une traduction du discours que devait prononcer, au titre du mouvement Uncommitted, Ruwa Romman, palestinienne-américaine élue démocrate à la chambre des représentants de l’État de Géorgie, devant la convention démocrate tenue à Chicago les 19-22 aôut 2024. Romman a dû finalement se contenter d’en donner lecture à l’extérieur de l’enceinte de la convention.

***

Parmi les nombreuses fonctions et implications de l’assimilation de toute critique de la politique de l’État d’Israël (et a fortiori de l’antisionisme) à l’antisémitisme, on note en particulier deux choses :  la tentative de relégation de la guerre – et de sa caractérisation génocidaire – au second plan d’un problème qui serait à la fois plus urgent et plus profond en France comme aux États-Unis mêmes : la résurgence de l’antisémitisme émanant d’une  dénonciation de la guerre que n’en serait plus  que le « prétexte »[2] ; et conjointement, l’attribution à la gauche d’un antisémitisme historiquement associée à l’extrême droite et aux catastrophes fascistes et nazies.

Dans ce cas, la gauche ne se définirait plus par sa lutte contre l’antisémitisme ; les derniers mois auraient révélé que l’antisémitisme (toujours « résurgent ») est devenu proprement consubstantiel à la gauche. En cela, nous serions dans un moment de pleine manifestation d’un antisémitisme « nouveau » (et ce à condition de bien vouloir oublier que l’idée et l’imputation de « nouvel antisémitisme » est apparue au tournant des années 1970[3] : « nouveauté » inaltérable, à l’évidence).

Les procès (souvent au sens littéral) en antisémitisme qui ont eu lieu en France depuis le 7 octobre 2023, faits à des organisations, des élu.es, des militant.es, présentent des similarités notables avec ce que la Grande-Bretagne a connu, en particulier, au cours des années 2017-2020, lorsqu’une gauche socialiste anti-guerre, soucieuse de promouvoir le droit international, et solidaire de la Palestine, reçut un mandat massif pour diriger le parti travailliste.

Ces épisodes familiers ont eu, en outre, leur version nord-américaine. L’élection au Congrès de Rachida Tlaib (Michigan) et Ilhan Omar (Minnesota) en novembre 2018 plaça sur le devant de la scène politique américaine la première palestinienne américaine et la première américaine d’origine somalienne et portant le hijab. Leur arrivée manifesta et amplifia l’émergence d’une gauche américaine déjà incarnée par le sénateur démocrate socialiste indépendant du Vermont, Bernie Sanders. Mais, surtout, la présence à la Chambre des représentants de Tlaib et Omar donnait une visibilité inédite à la question palestinienne et marquait une rupture du consensus transpartisan sur le soutien inconditionnel historique des Etats-Unis à Israël.

Lors d’un débat de primaires démocrates avec Hilary Clinton en 2016, Sanders avait commencé à relayer la prise de conscience de toute une jeunesse américaine, née dans la séquence allant de la fin de la seconde Intifada, la création du mouvement BDS, à la guerre de 2014 (en passant par celle de 2008-9 et celle de 2012). Sanders avait en effet déclaré que « si nous voulons amener un jour la paix dans cette région qui a connu tant de haine et tant de guerre, nous allons devoir traiter le peuple palestinien avec respect et dignité. » Pour nombre de commentateurs, cette reconnaissance pourtant très élémentaire de la question palestinienne, accompagnée d’une référence de l’état déjà en tous points catastrophique de la bande de Gaza, représentait une nouveauté sans précédent dans l’histoire des campagnes présidentielles américaines.

Lors de la campagne présidentielle de 2019-2020, Omar, Tlaib et Sanders lui-même, furent la cible d’attaques répétées des organisations pro-israéliennes. Par exemple, l’organisation « Democratic Majority for Israel » publia un spot de campagne anti-Sanders à la veille du scrutin des primaires dans le Nevada, faisant suite à un autre (à 800 000 dollars) diffusé avant le vote dans l’Iowa. Tlaib et Omar quant à elles furent visées par une campagne de l’AIPAC (American Israel Public Affairs Committee) qui voyait en elles les pires menaces pour Israël. Dans une pétition adressée à la Chambre, l’AIPAC expliquait que « des radicales siégeant au Congrès menacent la relation États-Unis – Israël en réduisant ou en coupant l’aide et l’assistance militaires, en encourageant le boycott des entreprises israéliennes, et en tenant des propos ouvertement antisémites ». Le texte poursuivait :

Il est crucial de protéger nos alliés israéliens, en particulier au regard des menaces qui leur viennent d’Iran, du Hamas, de Hezbollah, de l’EII [Daesh] – et plus inquiétant encore – des menaces émanant, ici même, du Congrès américain. Signez notre pétition au Congrès porteuse d’un seul et unique message : n’abandonnez jamais nos alliés israéliens.

Ilhan Omar fit l’objet d’un intense procès en antisémitisme pour avoir pointé l’importance des donations de l’AIPAC dans le soutien américain à l’État d’Israël. L’élue démocrate n’avait fait que rappeler une parfaite évidence de la vie politique américaine que personne ne prétend contester par ailleurs – comme l’observait justement Glenn Greenwald, d’Intercept – lorsqu’il s’agit du lobby des armes à feu, de la Silicon Valley, de la monarchie saoudienne, de l’industrie pharmaceutique ou des entreprises pétrolières. Exactement de la même manière, les donations d’organisations pro-israéliennes à nombre d’élu.es est une dimension de la vie politique américaine que nul ne saurait ignorer, surtout à l’heure ou le président en exercice, Joe Biden lui-même, s’avère en être le principal destinataire (4 223 393 dollars entre 1990 et 2024).

Rachida Tlaib a été et reste la cible de menaces et de campagnes de diffamation incessantes, venues de son propre parti ou relayées et amplifiées par lui. Fin septembre 2024, Tlaib avait déploré la décision de la procureure générale (démocrate) du Michigan de poursuivre onze participants au mouvement de solidarité avec la Palestine sur le campus de l’université de ce même État. Pour Tlaib, la décision, sélective, créait un précédent dangereux et était bien plus digne d’une responsable républicaine que démocrate. Selon le Jewish insider, cependant, Tlaib aurait « insinué » que la procureure avait agi ainsi contre ces manifestants « parce qu’elle est juive ».

Cette imputation parfaitement mensongère fut reprise par l’Anti-Defamation League[4], puis relayée sur les réseaux sociaux des animateurs de CNN, notamment par Jake Tapper et Dana Bash, confirmant toujours un peu plus le biais pro-israélien systématique de la chaîne déjà dénoncé par son propre personnel, comme l’a documenté une enquête parue dans The Guardian en février 2024. En référence à l’attaque terroriste israélienne au Liban contre le Hezbollah, The National Review trouva bon, quant à lui, de divertir un peu avec une caricature de Tlaib constatant que son bipeur venait d’exploser : Tlaib, palestinienne « antisémite », « islamiste », « terroriste » ne serait-elle pas éligible à l’expertise des éliminations « ciblées » israéliennes ? The National Review aura donné la réponse à sa propre question.

Tous n’ont pas réussi à résister à ces campagnes. En juin 2024, Jamaal Bowman, autre figure de la gauche démocrate au Congrès depuis 2020, soutenu par les Democratic Socialists of America, a été battu dans la primaire de son district de New York par un démocrate « modéré » et « inclusif », le multi-millionnaire George Latimer soutenu pas le lobby républicain pro-Israël ; le montant dépensé par l’AIPAC (et son bras financier – le « super PAC » – plus puissant encore, le United Democracy Project, UDP) pour faire battre le candidat noir de gauche et critique d’Israël, fit de cette primaire la plus chère de l’histoire des primaires : plus de quatorze millions de dollars.

Le lobby pro-israélien déclara que c’était « une victoire majeure pour le courant modéré majoritaire dans le parti démocrate, soutien de l’État Juif, et une défaite pour la frange extrémiste. » L’UDP s’est dit déterminé à « continuer de soutenir les dirigeants qui défendent notre partenariat avec Israël et qui s’opposent aux détracteurs, quel que soit leur parti politique ».

Sur ce dernier point, la campagne ne s’en est d’ailleurs pas tenue au seul principe ; la Teach Coalition, qui organise un réseau d’écoles juives et de yeshivas a également contribué à hauteur d’un million de dollars pour faire inscrire des électeurs républicains et indépendants. Mobilisés sur le thème de « la montée de l’antisémitisme », il était entendu que ces électeurs et ces électrices avaient toutes les chances de soutenir le candidat de l’AIPAC et de l’UDP dont, incidemment, les ressources financières proviennent largement de donations républicaines. Miracle de la démocratie américaine où les riches donateurs les plus réactionnaires peuvent à la fois s’acheter leurs candidats et peser directement sur le choix des candidats adverses, et ainsi définir le terrain du consensus réactionnaire et pro-guerre génocidaire sous la bannière de la « modération ».   

Au début du mois d’août 2024, l’élue progressiste au Congrès d’une circonscription du Missouri, Cori Bush, noire également, fut battue lors de la primaire dans des conditions similaires ; le même alliage pro-républicain AIPAC-UDP investit 8,5 millions de dollars dans une campagne ciblée contre cette critique de la guerre israélienne.

Jusque-là, les choses sont pour ainsi dire cohérentes. Au cours de la décennie (Gaza) 2014- (Gaza) 2024, et dans toutes leurs nuances, les gauches britannique, française et nord-américaine se sont dans une large mesure (re-)définies avec la question palestinienne[5] et tout ce qu’elle implique pour la lutte contre le colonialisme – en l’occurrence, dans sa déclinaison sioniste –, l’impérialisme, le militarisme, le racisme et le suprémacisme, contre l’islamophobie et plus précisément encore, contre le racisme spécifiquement anti-palestinien (on va y revenir) et  la politique génocidaire qui en est la concrétisation ultime. Ce contexte a donc été marqué par une remobilisation exacerbée du motif déjà vieilli du « nouvel antisémitisme » qui serait le propre de cette gauche antisioniste, l’argument frauduleux mille fois asséné étant que l’antisionisme serait le « nouveau visage de l’antisémitisme ».

Mais les accusations d’antisémitisme ont pris un tour inattendu au cours de la campagne présidentielle américaine 2024 lorsque le « ticket » démocrate – Kamala Harris-Tim Walz – s’y est trouvé lui-même exposé, alors qu’il paraissait, quant à lui, si peu susceptible d’en devenir la cible. Dès le mois de juillet et suite au choix du gouverneur du Minnesota, Tim Walz, pour le rôle de vice-président, nombre de commentateurs ont exprimé leur inquiétude et souvent, leur indignation face à ce qu’ils jugeaient être une terrible dérive des démocrates.

Une vague d’accusations contre l’ensemble de la campagne est immédiatement intervenue suite au choix de Tim Walz au détriment de Josh Shapiro, gouverneur de Pennsylvanie, qui faisait d’abord figure de favori ; Harris aurait cédé à la pression de sa base « antisémite », « pro-Hamas », en renonçant à nommer Shapiro, parce que juif.

Le motif de l’antisémitisme censé « prospérer à gauche » permettait de faire un relatif silence sur le fait que le démocrate Shapiro, en novembre 2023, s’était joint au camp républicain pour la défense du programme de financement public de chèques-éducation au profit du secteur éducatif privé. Ce motif fut mis en avant par le syndicat de l’automobile United Auto Workers pour exprimer son opposition au choix du candidat Shapiro. Ailleurs, des militants écologistes de l’État de Pennsylvanie avaient fait savoir leur désaccord avec une désignation de Shapiro qu’ils estimaient coupable de capitulation face aux producteurs d’énergie fossile de Pennsylvanie notamment après avoir abandonné les habitants d’un village de l’État dont les nappes phréatiques avaient été contaminées suite à des travaux de fracturation hydraulique.

Concernant la situation au Moyen-Orient, Shapiro soutient Israël comme tous les autres élus démocrates pressentis par Harris. Mais, comme l’observait Emily Tamkin dans The Nation début août, tous, cependant – à la différence de Shapiro – n’ont pas exigé le renvoi des présidents d’université qui n’avaient pas immédiatement sévi contre les mobilisations étudiantes contre la guerre, tous n’ont pas comparé ces manifestants au Ku Klux Klan, et n’ont pas appelé à l’intervention des forces de l’ordre contre les mouvements étudiants.[6]

« En d’autres termes, précise Tamkin, ce n’est pas au sujet d’Israël que Shapiro a été perçu comme plus problématique que les autres ; c’était sur la question de notre propre démocratie. Toutefois, pour Eli Cook, enseignant à l’Université de Haifa, […] le problème était aussi celui de la démocratie israélienne : Shapiro a accepté de l’argent de Jeff Yass qui a apparemment fait des dons à Kohelet, le think tank derrière la réforme de la justice voulu par Netanyahou. »

Mais à l’évidence, « l’antisémitisme » de la campagne démocrate a l’avantage d’être à la fois bien plus salissant et bien plus facile à manipuler que des questions politiques de fond concernant les modalités de financement de l’éducation, l’environnement et la responsabilité-culpabilité des grandes entreprises, la politique étrangère au Moyen-Orient, ou la question de la démocratie américaine et des principes constitutionnels censés en être au fondement : la jeunesse et l’électorat démocrates en général sont majoritairement contre la guerre, pour l’embargo sur les armes à Israël et pour le cessez-le-feu. Harris et Walz pouvaient donc être au moins présentés comme compromis par « l’antisémitisme de gauche », « anti-Israël », devant lequel ils auraient alors cédé, lâchement, au mieux.

La Republican Jewish Coalition, pour commencer, ne s’est pas privé d’exploiter cet inépuisable filon argumentaire, quelle que soit la défiguration du débat public qui doit en résulter. Son président, Matt Brooks, s’indigna du fait que

Joe Biden pense que les manifestants antisémites, anti-Israël ‘n’ont pas tort’, Kamala Harris va dans leur sens, disant qu’ils ‘montrent exactement ce que l’émotion humaine doit être’ et maintenant, Tim Walz estime que ‘leurs revendications sont légitimes’. C’est une honte absolue. Soyons clair : cette populace [these mobs] dans nos rues et sur nos campus est violemment antisémite et anti-Israël et leur condamnation dans les termes les plus fermes devrait être totale. Il est honteux et atterrant de voir que les principaux dirigeants de l’actuel parti démocrate ne sont pas en mesure de rejeter fermement et sans détour leur ignoble base antisémite […] Les américains rejetteront l’extrémisme d’Harris et Walz en novembre prochain.[7]

Une grande partie des récriminations a d’abord concerné Tim Walz. Pour The Jewish Chronicle, « le bilan de Tim Walz sur Israël et l’antisémitisme est très préoccupant ». Malgré ses positions apparemment pro-israéliennes, explique The JC (de bien piètre réputation, il est vrai)Walz a manifesté son estime pour Ilhan Omar ; il a également prononcé un discours devant le Conseil des relations américaines-islamiques (CAIR) où il a côtoyé un des initiateurs de « Students for Justice in Palestine », autrement dit, « le groupe derrière nombre de ces manifestations pro-Hamas et antisémites sur les campus universitaires suite aux attaques du 7 octobre ». Ou encore, Walz a inscrit dans la loi l’obligation faite aux étudiants d’apprendre l’histoire de l’holocauste « en lien avec d’autres génocides », et non comme « anomalie historique unique ».    

On retrouve ces critiques assorties de quelques autres encore dans The Times of Israel du 28 juillet. Pour Andy Blumenthal, Kamala Harris aurait pris le parti des palestiniens en ne soulignant pas la responsabilité du Hamas dans le déclenchement de la guerre le 7 octobre ; et l’auteur d’expliquer en quoi « ce n’est pas la première fois que Kamala Harris montre des penchants de gauche radicale au sujet les terroristes islamiques ». En conclusion, si l’on peut être « sceptique à l’égard de l’extrême droite », la plus grande inquiétude vient de « la gauche radicale », toujours selon Blumethal.

Ces critiques ne sont pas le fait des seuls partisans du suprémacisme partagé par Benjamin Netanyahou et Donald Trump dont le soutien (et celui de leurs admirateurs) à Israël passe invariablement par la détestation d’un nombre toujours plus considérable de Juifs et de Juives, qu’il s’agisse de simples électeurs et électrices démocrates ou, plus encore, de Juifs antisionistes[8], ceux-là ouvertement critiques de la direction démocrate, à l’image de Lily Greenberg Call dont il est question plus loin). Elles se sont prolongées, de manière plus indirecte sur CNN, pourtant régulièrement accusée par l’ex-président et maintenant candidat républicain, de chercher à lui faire du tort en n’hésitant pas à multiplier les « fake news » à son encontre.

L’animatrice du programme « Inside politics » de la chaîne, Dana Bash, a fourni une contribution très remarquée à la nazification pure et simple de ces étudiants « radicaux » censément représentatifs de la base démocrate. Après avoir diffusé les images d’un étudiant juif de UCLA se plaignant de ne pouvoir rejoindre son cours du fait de la présence d’étudiants pro-palestiniens occupant le campus, Dana Bash commente avec un flair aigu de l’analogie historique: « Encore une fois, ce que vous venez de voir se passe en 2024, à Los Angeles, rappelant les années 1930 en Europe. Je ne parle pas à la légère. La peur chez les Juifs de ce pays est palpable en ce moment » (je souligne). 

Au vu de la persistance des imputations d’antisémitisme par association, au moins, certains ont jugé nécessaire de faire la démonstration que « Kamala Harris n’est pas antisémite. Il paraît absurde d’avoir à dire ceci ». Ainsi commence une défense de la candidate démocrate dans l’article paru le 25 juillet dans The Atlantic : « Kamala Harris is not ‘totally against Jewish people’ » [Kamala Harris n’est pas « totalement contre le peuple juif »].   

Il n’aura échappé à personne qu’à la différence d’Omar, Tlaib, ou des gauches britanniques ou françaises, le « ticket présidentiel » démocrate n’est pas connu pour son souci de la cause et de la condition palestiniennes. C’est bien le moins que l’on puisse dire. Harris et Walz ont derrière eux une histoire de prise de positions pro-israéliennes sans faille.

Ceci est plus vrai encore pour Harris qui ne s’est en rien contentée de se fondre dans le traditionnel consensus transpartisan américain sur le soutien à l’allié Israël. Comme le rappelle Stephen Zunes dans Tikkun,    dès son arrivée au Sénat en 2017, Harris (qui refusa d’accepter le soutien de J Street, le lobby pro-israélien plus modéré) donna l’un de ses premiers discours devant l’AIPAC. Elle y déclara son soutien à l’engagement des États-Unis de fournir 38 milliards de dollars d’aide militaire à Israël au cours de la décennie à venir. Puis, 

lors de son tout premier vote de politique étrangère en janvier 2017, par exemple, Harris s’aligna sur Trump pour critiquer le refus du l’ex-président Obama de mettre son veto à une résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies, très modeste et quasi-unanime, sur les colonies israéliennes. Cette résolution réitérait, entre autres, des demandes antérieures du Conseil de sécurité pour qu’Israël cesse d’étendre ses colonies illégales en Cisjordanie occupée, qui violent la quatrième convention de Genève et une décision historique de la Cour internationale de justice. 

Zunes précise encore que la résolution du Sénat, quant à elle, soutenue par Harris elle-même, « remettait en cause le droit des Nations Unies à intervenir dans les questions du droit international humanitaire au sein des territoires sous occupation belligérante étrangère ».

En 2021, indique The Jewish Chronicle (qui s’en félicite) lors de son premier échange téléphonique en tant que vice-présidente avec Netanyahou, l’une et l’autre prirent acte de « l’opposition de leur gouvernement respectif aux tentatives de la Cour pénale internationale d’exercer sa juridiction sur le personnel israélien ».

Comme on peut s’y attendre à ce stade, Harris a déversé l’accusation d’antisémitisme sur les campagnes de boycott et désinvestissement, et dénoncé les tentatives de pression des Nations Unies pour que Netanyahou cesse ses violations du droit humanitaire comme autant de manœuvres de « délégitimation » d’Israël.

Entre soutien inconditionnel à l’aide militaire massive (vingt milliards de dollars supplémentaires approuvés le 13 août, et 8,7 milliards le 26 septembre) et hostilité déclarée à l’égard du droit international, le positionnement de Kamala Harris a suivi les options parmi les plus droitières des dernières années en matière de politique étrangère américaine au Moyen-Orient.

Début novembre 2023, en réponse à une question concernant deux bombardements sur le camp de Jabaliya qui venaient d’avoir lieu à deux jours d’intervalle, Harris a dit comprendre la douleur ressentie face à la mort « tragique » d’innocents, de civils, d’enfants. Toutefois, à la question  plus précise de savoir si le camp constituait une cible légitime, la vice-présidente américaine a répondu : « Je – nous ne disons pas à Israël comment conduire cette guerre. Je ne vais donc pas en parler ».

Outre l’impasse criante de cette non-réponse sur l’ensemble des questions du droit de la guerre, du droit humanitaire, du droit international -ou même du frauduleux « respect d’un système basé sur des règles », si ardemment exigé ailleurs, en Mer de Chine notamment –  Harris, en pleine cohérence avec elle-même, prolongeait ainsi une tradition « éthique » bien établie dès lors qu’il est question du « conflit israélo-palestinien »: « shoot and cry », ou, «tire d’abord, pleure ensuite », à compléter par « tire encore » (« shoot again »).

Cet élan de compassion convenablement hypocrite la distinguait encore des exultations morbides désormais régulièrement et fièrement publiées sur les réseaux sociaux par les membres de l’armée génocidaire et ses admirateurs. Elle n’annonçait en rien cependant -et bien entendu- une quelconque mise en question de l’a-priori de l’impunité absolue accordée à l’allié israélien.

Les soupçons et accusations portés contre Tim Walz relèvent du registre de l’antisémitisme par association. Mais sont-ils fondés ? Walz a eu des échanges avec -, voire, a fait l’éloge de l’Imam Asad Zaman, responsable de la Société des Musulmans Américains (MAS) du Minnesota qui regroupe sept mosquées de cet État. Walz et Zaman ont eu les interactions institutionnelles (en cinq occasions au total[9]) ordinaires que peuvent avoir un gouverneur d’État et un important responsable religieux local.

Ce fut le cas, par exemple, lors des interventions de Walz, en sa qualité de gouverneur, et des divers chefs religieux de l’État, dans les jours qui suivirent le meurtre de George Floyd par le policier Derek Chauvin à Minneapolis, dans l’État du Minnesota fin mai 2020. Chacun.e pourra apprécier le propos de l’Imam  (quatre minutes environ) à cette occasion, en hommage à la dignité de tous les habitants et de toutes les composantes communautaires de l’État, pour la lutte contre le racisme, pour le respect des institutions de l’État, du couvre-feu, du bien commun, et contre la présence et les provocations de l’extrême-droite suprémaciste.

On trouve un autre exemple de prise de parole d’Asad Zaman, un peu plus tôt, dans le contexte plus apaisé de la cérémonie d’investiture au poste de gouverneur de Walz et de son équipe en 2019. L’intervention de  moins de deux minutes, venant après celle du rabbin, Marcia Zimmerman, et aux côtés de nombreux autres intervenantEs, commence par une expression de soulagement amusé de voir cette équipe démocrate enfin élue (rires dans la salle), avant d’insister là encore sur le besoin de justice sociale face aux injustices profondes et persistantes de la société américaine.

En quoi l’Imam Zaman, aux accents plutôt progressistes, devrait-il poser problème ? La presse d’extrême droite, reprenant les « révélations » du très conservateur Washington Examiner (du 9 août2024)reproche à Zaman d’avoir, dès le 7 octobre,  affirmé sa « solidarité avec les palestiniens contre les attaques israéliennes » et d’avoir, le même jour, partagé l’image d’un drapeau palestinien en réponse à un post affirmant le droit de la Palestine à se défendre et dénonçant le soutien de Biden et Harris au régime sioniste extrémiste et à ses colonies illégales. Que savait-on de la gravité des événements du jour même ? Et où est le problème de l’affirmation d’une solidarité de principe avec les palestiniens, -qui est un devoir ? Le Washington Examiner ne traite pas de ces questions et dans nombre de cas, il est entendu que les posts d’Asad Zaman doivent révéler son « extrémisme pro-Hamas ».

Dans tous les cas, c’est à cette organisation (MAS) représentée par ce responsable religieux  que l’État du Minnesota sous la direction du gouverneur Walz a attribué la somme de 100 000 dollars « d’argent du contribuable ». La seule mention de cette somme pourrait laisser supputer une faveur, voire, une connivence particulière. On regrette cependant que les nombreuses publications qui le mentionnent négligent deux données pourtant importantes : d’une part, l’ensemble des dépenses de l’État du Minnesota s’élevait, pour l’année 2023, de 72 milliards de dollars. Ces 100 000 dollars -soit 1/720 000e de la dépense totale en 2023 – ne représentaient donc pas exactement, en eux-mêmes, une dilapidation caractérisée des précieuses ressources de l’État.

Mais à cela s’ajoute une autre considération. La somme était destinée à la mise en sécurité  des mosquées de la MAS du Minnesota suite à une série d’attaques dirigées contre ces lieux de cultes (vandalisme, incendie criminel) : six entre janvier et mai 2023, et sans parler d’autres graves précédents.[10] Aussi la seule évocation de la subvention de 100 000 dollars à la MAS, sans référence  ni au budget de l’Etat concerné, ni à la succession rapprochée de graves attaques islamophobes, est-elle propre à induire en erreur quant à cet usage du bon « argent du contribuable ».

Reste ce qui est jugé le plus accablant pour Zaman et dès lors, pour Walz. En 2015, Zaman a retweeté un lien vers un documentaire proposant une version révisionniste de la carrière d’Adolphe Hitler : « The Greatest Story Never Told ». Le lien était accompagné du message selon lequel « 150 000 juifs ont servi dans l’armée d’Hitler »[11]. Zaman a rapidement voulu réparer cette terrible négligence en supprimant le post et en expliquant que « des gens, et j’en fait partie, relaient parfois des liens sur les réseaux sociaux sans vraiment les consulter. Je soutiens les organisations, les dirigeants, et les efforts au service de plus de justice, d’égalité et de bien-être pour tous, qu’ils soient musulmans, juifs, chrétiens, hindous, croyants ou athées. Souhaiter faire du mal à autrui va à l’encontre de ma foi et de mes convictions personnelles ».

Quelle qu’ait pu être l’intention de l’imam, personne n’a été en mesure de montrer que ce post de 2015 (en dépit de toute l’attention qu’on lui a porté) s’inscrivait dans une histoire plus ancienne et profonde de propos, d’intérêts, voire de sympathies impardonnables pour la propagande nazie. En cela, un re-tweet, aussi malvenu et critiquable soit-il, ne saurait constituer le fin mot des arrière-pensées secrètes l’imam Zaman, comme de toute autre personne, en l’absence de toute trajectoire idéologique construite et documentée.

En d’autres termes, que ce partage sur réseau social ait valu à Zaman des reproches est bien compréhensible ; qu’en revanche, il soit devenu une nouvelle nationale et ait servi de « preuve » accablante d’intentions effroyables en dit plus long sur l’état du système informationnel et sur la vision chroniquement dystopienne de toute chose pro-palestinienne, ou musulmanne, que sur quoi que ce soit d’autre.

Mais qu’à cela ne tienne, Walz se serait gravement compromis avec rien moins qu’un imam « pro-Hamas » et propagandiste « antisémite » « pro-nazi ». La campagne intense menée sur ce thème, du Daily Caller, nettement d’extrême droite, à CNN en passant par quantité d’autres supports médiatiques, a contraint Morris Allen, rabbin émérite de la congrégation Beth Jacob, du Minnesota, à prendre la défense de Walz, expliquant entre autres que ce dernier a toujours agi dans le sens de la promotion de meilleures valeurs des Juifs et des meilleurs intérêts de l’État d’Israël […] Je n’ai rien vu de l’équipe Harris-Walz qui pourrait laisser entendre quoi que ce soit d’autre qu’un soutien et qu’une conviction dans le bien-fondé de l’État d’Israël, et une attention à la communauté juive. »

La violence de l’attaque contre  Asad Zaman au service d’un énième procès en antisémitisme à présent contre une équipe impeccablement pro-Israël, l’absence d’éléments à charge connus et vérifiés, le déni de toute explication quant à une banale subvention de 100 000 dollars et la manipulation de cette « information », et la construction de l’imam en incarnation de l’« islamo-nazisme », font descendre toujours un peu plus profondément dans l’abysse islamophobe, du racisme anti-palestinien, et de la haine féroce de tout ce qui s’apparente de près ou de loin à un discours de justice sociale, tel que porté par Tim Walz, en l’occurrence, où d’Asad Zaman lui-même, d’ailleurs.

Reste que tant d’ébriété présente le grand mérite d’assourdir toujours un peu plus le vacarme de la catastrophe génocidaire en cours ; un étudiant portant un keffieh sur un campus et réclamant la fin des liens entre son université et des universités ou des entreprises israéliennes compromises dans la colonisation, et l’application du droit international, représenterait un problème bien plus grave et imminent qu’une bombe MK84 de plus de 900 kilo sur une école de Gaza et la poursuite de livraisons en masse d’armes américaines à Israël.

En outre, cette ivresse aura presque permis de faire aussi oublier la fascination avérée, consciente, explicite et active pour le nazisme d’une grande partie de l’extrême-droite suprémaciste de notre époque, fascination dont les manifestations abondent, que l’on pense, entre autres, au soutien du site ouvertement néo-nazi « The Daily Stormer » à la candidature de Trump en 2015, ou plus récemment, au long entretien proposé par Tucker Carlson, célèbre animateur de Fox News, conspirationniste, trumpiste inconditionnel et adepte du culte du chef[12], avec Darryl Cooper, révisionniste du nazisme, et présenté par Carlson comme « le meilleur et le plus intègre historien aux États-Unis ».

Harris a bien tenu des propos indiquant qu’elle ne pouvait être indifférente, pas tant au sort des palestiniens eux-mêmes qu’à l’impatience et à la colère d’une partie importante de l’électorat démocrate et dont l’une des premières expressions est d’ailleurs venue du sein même de l’administration Biden-Harris ; en novembre 2023, quatre cents employés fédéraux œuvrant dans trente départements et agences gouvernementales différentes avaient déjà adressé une lettre appelant le tandem présidentiel à exiger un cessez-le-feu, la libération des tous les captifs injustement retenus, israéliens et palestiniens, le rétablissement de l’eau, de l’électricité, des services de base, et le libre passage de l’aide humanitaire. Cette contestation allait par la suite prendre racine dans le parti démocrate dans le cadre des primaires au sein des États.

Harris dût bientôt montrer (en mars) une certaine capacité à « entendre ». Et bien plus tard encore, après des démissions de responsables politiques, notamment juives (à commencer par celle de Lily Greenberg Call, le 15 mai 2024[13]), en signe de protestation, Harris en vint à déclarer qu’elle ne resterait pas « silencieuse », et que la manière dont Israël mène cette guerre « compte » (fin juillet). Ce choix des termes, bien qu’on ne pouvait plus minimal, parut indiquer une inflexion importante.

Mais sans doute serait-il plus approprié de parler de diversion bien peu honorable que de concession, compte tenu des déclarations et de la démission de Stacy Gilbert un peu moins de deux semaines après Greenberg Call. Gilbert, depuis vingt ans fonctionnaire du Département d’État, comptait parmi le groupe d’experts travaillant au rapport devant être remis au Congrès sur le comportement d’Israël en matière d’aide humanitaire.

Selon Stacy Gilbert, le rapport final, qui fut retiré aux experts pour être finalisé par leurs supérieurs hiérarchiques, concluait qu’Israël n’entravait pas l’aide humanitaire et que les livraisons d’armes ne contrevenaient donc pas à la loi américaine qui interdit toute livraison d’armes à des belligérants qui entraveraient cette assistance. Pour Gilbert, la conclusion selon laquelle « Israël ne bloque pas l’aide humanitaire est clairement et manifestement fausse » [‘The determination that Israel is not blocking humanitarian assistance is patently, demonstrably false‘].[14]

En dépit des attentes suscitées, la compassion de la vice-présidente face aux souffrances palestiniennes et son émoi devant le nombre des victimes innocentes, sans surprise, donc, ne l’incitèrent finalement en rien à renoncer aux vingt milliards d’équipements militaires à Israël à la mi-août 2024 (décision à laquelle Sanders et quelques autres sénateurs ont tenté de s’opposer). Et le 30 août, elle déclarait à nouveau sur CNN à Dana Bash : « Mon soutien à la défense d’Israël et à sa capacité à se défendre est sans équivoque et inébranlable, et ceci ne changera pas ». 

Entre temps, la convention du parti démocrate qui s’est tenue du 19 au 22 août refusait qu’une voix palestinienne-américaine – en l’occurrence, celle de Ruwa Romman, élue démocrate à la chambre des représentants de l’État de Géorgie depuis 2022 – s’exprime à la tribune, comme ont été invités à le faire les parents d’un captif américain, Hersh Goldberg Polin dans la bande de Gaza.

Par ce refus, la campagne Harris-Walz a choisi de tourner le dos au mouvement des 740 000 électeurs et électrices démocrates qui ont refusé de se prononcer sur leur soutien à la campagne démocrate (the Uncommitted) tant que le parti ne prendrait pas position sur le cessez-le-feu et l’embargo sur les armes. Une troisième revendication était, précisément, de faire entendre une voix palestinienne-américaine à la tribune de la convention.

L’effectif des Uncommitted peut paraître faible à l’échelle de l’électorat national. Il pose cependant un enjeu électoral réel dans des États   comprenant d’importantes communautés arabes-américaines profondément heurtées par la politique de Biden au Moyen-Orient, et où la majorité démocrate reste incertaine. C’est le cas par exemple du Michigan ou du Minnesota. Ce mouvement a reçu le soutien de la gauche antisioniste présente dans de nombreux autres États et milieux sociaux. En outre, The Uncommitted était  dûment représenté à la convention démocrate, ses résultats locaux lui ayant permis de constituer un groupe d’une trentaine de déléguéEs.

Cette attitude de la direction démocrate tenait certainement, pour une part, à un choix tactique de se tourner vers une partie de l’électorat républicain susceptible d’être rebuté par la seconde candidature Trump. Le ralliement de Cheney fille et père – le prince des ténèbres des années Bush junior – à la campagne de Harris, a sans doute contribué a renforcer à cet alignement. Mais plus profondément, le refus démocrate trahit la persistance d’un triple consensus bipartisan historique.

A un niveau général et principiel, en quelque sorte, on pense d’abord au consensus hyper-militariste lequel, depuis 1945, la mort de masse, du Japon et de la Corée au Guatemala en passant par l’Irak, a été une dimension normale, voire, souhaitable, de la politique extérieure américaine. ; On doit pouvoir considérer que la possibilité de tuer des personnes en très grand nombre est inhérente à l’énormité même des budgets militaires américains (886 milliards de dollars 2023.)

L’expérience historique comme les moyens existants ne permettent malheureusement pas d’écarter ce présupposé, aussi pessimiste puisse-t-il être. Un deuxième niveau est celui du consensus plus particulièrement antimusulman depuis le 11 septembre 2001. Mais il faut lui ajouter le revers de l’inconditionnalité du soutien à Israël, à savoir, le consensus raciste spécifiquement anti-palestinien, comme le rapport « Anti-Palestinian at the Core : the Origins and Growing Dangers of US Antiterrorism Laws » (02.2024) de l’organisation Palestine Legal en a fait la démonstration.[15]

Cependant, cette inertie génocidaire rencontre désormais un ensemble de paramètres nouveaux dont The Uncommitted aura été l’un des signaux importants, comme indication, ou confirmation et enracinement de la fin du consensus bipartisan sur l’allié Israël.

Un second paramètre tient à l’affirmation toujours plus nette d’une jeune génération qui, pour pouvoir être juive, reconnaît et défend la nécessité à la fois intime et politique de l’antisionisme.

Reste enfin l’affirmation inédite de musulmans américains, et notamment de femmes musulmanes américaines dans la vie politique et institutionnelle des États-Unis.  à la suite des élues au congrès, se font entendre les voix de Ruwa Romman élue en Géorgie, ou de la militante démocrate et porte-parole des 46000 « Uncommitted » du Minnesota, Asma Mohammed Nizami.

Autre signe de cette tendance : l’année 2022 a vu un niveau de participation historique – et de succès- de candidatEs musulmanEs américainEs aux scrutins de mi-mandat ; sur les  cent-cinquante-trois  candidatEs qui se sont présentéEs (au niveau local, d’État, fédéral, ou pour des sièges de juges), quatre-vingt-neuf ont été éluEs. Certes, les unEs et les autres ne sont pas épargnéEs par les rejets[16] et autres surenchères racistes et islamophobes de la période. Il demeure qu’en contrepoint des forces du pire prennent formes des convergences politiques propres à modifier le regard sur ce pays, à commencer peut-être par celui qu’il porte sur lui-même, et propres à susciter un peu d’espoir aussi au-delà de ses frontières.

Annexe

Après plusieurs jours d’attente, n’étant pas finalement invitée à lire son texte à la tribune de la convention démocrate des 19-22 août, la déléguée Uncommitted, Ruwa Romman, en a donné lecture à l’extérieur de l’United Center (Chicago) qui accueillait l’évènement. En préambule, Romman a déclaré :

« Ce que vais vous lire est, franchement, très inoffensif [sanitized]. L’intention était d’avoir une chance de représenter une voix palestinienne. Mais je suis terriblement désemparée parce que nous sommes venuEs ici pour apporter un présent ; nous sommes venuEs ici pour donner une occasion de combler le décalage entre notre parti et nos électeurs et électrices. Si vous allez voir à l’intérieur de cette convention, tellement de gens sont là avec leur badge, leur keffieh, leur drapeau… C’est très regrettable. »

Romman lit par la suite le texte suivant :

« Mon nom est Ruwa Romman et j’ai l’honneur d’être la première palestinienne élue à une fonction publique dans le grand État de Géorgie et la première palestinienne à prendre la parole lors d’une convention démocrate. Mon histoire commence dans un petit village près de Jérusalem, appelé Suba, d’où vient la famille de mon père. Les racines de ma mère sont à Al Khalil, ou Hébron. Mes parents, nés en Jordanie, nous ont amené en Géorgie lorsque j’avais huit ans, et où je vis à présent avec mon merveilleux mari et nos adorables chiens et chats.

Durant mon enfance, mon grand-père et moi avions un lien privilégié. Il était le complice de mes coquineries, en me donnant en cachette des bonbons qui venaient de l’épicerie, ou en glissant un billet de 20 dollars dans ma poche avec un clin d’œil entendu et un sourire. C’était mon rocher, mais il est parti il y a quelques années, sans jamais revoir Suba ou la Palestine en général. Il me manque, chaque jour qui passe.

Cette année a été particulièrement dure. Tandis que nous étions les témoins moraux des massacres à Gaza, j’ai pensé à lui, me demandant si c’était là la souffrance qu’il ne connaissait que trop. En assistant aux déplacements des Palestinien.ne.s d’un bout à l’autre de la bande de Gaza, j’aurais voulu lui demander comment il avait trouvé la force de marcher tous ces kilomètres il y a plusieurs décennies de cela, en laissant tout derrière lui.

Mais dans cette douleur, j’ai pu aussi témoigner de quelque chose de profond – une belle coalition, multiconfessionnelle, multiraciale et multigénérationnelle, montant du désespoir ressenti dans notre parti démocrate. 320 jours durant, ensemble, nous avons exigé que nos lois s’appliquent de la même manière aux alliés comme aux adversaires pour parvenir à un cessez-le-feu, pour que l’on arrête de tuer des Palestinien.ne.s, pour que l’on libère tous les otages israéliens et palestiniens, et pour engager le difficile travail de construction d’une voie vers la sécurité et la paix pour tous. Voilà pourquoi nous sommes ici, membres de ce parti démocrate pour la défense de droits égaux et de la dignité de tous. Ce que nous faisons ici rencontre un écho partout dans le monde.

Certains diront qu’il en a toujours été ainsi, que rien ne peut changer. Mais souvenons-nous de Fannie Lou Hamer[17], dont le courage lui value d’être rejetée, et qui cependant ouvrit la voie à un parti démocrate sans discrimination. Son héritage reste d’actualité et nous continuons de suivre son exemple.

Mais nous ne pouvons y arriver seuls. Ce moment historique est plein de promesse, à la condition d’être unis. La plus grande force de notre parti a toujours consisté en notre capacité à nous unir. Certains y voient une faiblesse, mais il est temps d’exercer cette force.

Soyons solidaires les uns des autres, engageons-nous à faire élire la vice-présidente Harris et à battre Donald Trump qui utilise mon identité en guise d’insulte. Battons-nous pour des réformes qui n’ont que trop tardé, de la restauration du droit à l’avortement à l’établissement d’un salaire de vie, pour la fin d’une guerre effroyable et pour un cessez-le-feu à Gaza. A celles et ceux qui doutent de nous, aux cyniques et à nos détracteurs, je dis, oui, nous pouvons – oui nous pouvons être un parti démocrate qui donne priorité au financement des écoles et des hôpitaux, et non aux guerres sans fin ; qui se bat pour une Amérique qui appartient à nous toutes et tous – noirs, basanés et blancs, juifs et palestiniens, nous toutes et tous -comme mon grand-père me l’a enseigné- ensemble ».

Notes

[1]     On doit à Antony Lerman une reconstruction d’une utilité inestimable de cette histoire : Antony Lerman, Whatever Happened to Antisemitism ? Redefinition and the Myth of the ‘Collective Jew’, Londres, Pluto Press, 2022.

[2]     Un épisode d’AJ+ de la chaîne al-Jazeera analyse utilement cette substitution. 

[3]     Cf. Norman G. Finkelstein, Beyond Chutzpah : On the Misuse of Anti-Semitism and the Abuse of History, Londers & new York, Verso, 2005, p.21-25.

[4]     Dont le président, Jonathan Greenblatt, a déclaré plus tôt cette année que « si vous ne toléreriez pas que quelqu’un porte une swastika sur sa manche, désolé, vous ne devriez pas tolérer le port du keffieh ».

[5]     Question qui dans le contexte irlandais – pour rester dans la zone euro-américaine – occupe une place historiquement singulière. 

[6]     Emily Tamkin, « No, Josh Shapiro Wasn’t Snubbed for VP Because He’s Jewish » [Non, JS n’a pas été recalé parce qu’il est juif], The Nation, 8 août 2024.

[7]     « Tim Walz: Anti-Israel Protesters ‘Speaking out for all the Right Reasons’ », 7 sept 2024 https://www.jewishpress.com/news/

[8]     Il faudrait s’intéresser ici au cas remarquable de Laura Loomer, figure de la fachosphère américaine suivie par 1,2 millions de personnes (Reuters). Loomer se déclare « fièrement islamophobe » (l’Islam étant, selon elle, « le cancer de l’humanité ») et s’autorise de sa judéité pour traiter de « kapos » et de « nazis » les soutiens juifs des démocrates. Suggestion récent de sa part : « vous pouvez aller vous-mêmes vous mettre dans une chambre à gaz si c’est comme ça que vous voulez vous conduire ». Laura Loomer reçut l’investiture du parti républicain en 2020 dans le 21e district de Floride où, détail intéressant, se trouve Mar-a-Lago, la résidence de D.Trump lui-même (The Forward). Récemment encore, il était question que Loomer intègre l’équipe de campagne de Trump, qui se contente finalement d’accepter son soutien (Reuters).

[9]     Selon le journal d’extrême-droite, Washington Examiner, qui a « mené l’enquête ».

[10]   Par exemple, l’attaque du Centre islamique Dar-al-Farooq (Bloomington, Minnesota) en août 2017.

[11]   Épisode et contradiction bel et bien tragiques par ailleurs. Voir par exemple ici

[12]   Comme en atteste le discours qu’il prononce dans la vidéo disponible sur le site Mmsnbc (voir le lien).

[13]   Dans sa lettre, Greenberg Call disait entre autres: « « Je ne peux plus, en toute bonne conscience, continuer à représenter cette administration face au soutien désastreux et continu du président Biden au génocide israélien à Gaza. » https://www.middleeasteye.net/fr/actu-et-enquetes/une-americaine-de-confession-juive-demissionne-de-ladministration-biden-cause-de

[14] Stacy Gilbert fait cette déclaration lors d’un entretien pour Al Jazeera, dans le documentaire « Starving Gaza » diffusé le 29 septembre 2024.

[15] L’analyse proposée par Palestine Legal montre de  quelle manière les législations anti-terroristes aux États-Unis ont prioritairement été dirigées contre le mouvement national palestinien.

[16]   A l’image de l’expérience d’Asma Nizami avec les services éducatifs du Minnesota : https://www.dailydot.com/debug/minnesota-muslim-organizer-asma-nizami-advisory-group/

[17]   Fannie Lou Hamer, 1917-1977, fut une militante pour le droit de vote et pour le droit des femmes, une dirigeante du mouvement pour les droits civiques et la justice raciale ; co-fondatrice, en 1964, du Freedom Democratic Party du Mississipi (MFDP), qui lutta contre les tentatives du parti démocrate local de bloquer la participation des noirs.