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    Le nouvel État impérial

    Lien publiée le 22 octobre 2024

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    https://www.contretemps.eu/nouvel-etat-imperial-panitch-poulantzas/

    Les États auraient perdu leur pouvoir au profit des firmes multinationales. Omniprésente au début des années 2000, lorsque la version anglaise de ce texte de Leo Panitch paraît[1], cette affirmation persiste encore aujourd’hui à gauche. Mobilisant la pensée de Nicos Poulantzas, Panitch montre que les États jouent un rôle central dans la mise en place de la mondialisation, mais il met surtout en évidence l’implication primordiale de l’État américain dans cette restructuration radicale du capitalisme mondial. La capacité extraordinaire de Washington à mobiliser ses alliés, notamment en Europe de l’Ouest, se fonde en effet sur la pénétration des États européens par le capital américain.

    La conclusion pratique de Panitch est double et toujours d’actualité : d’une part, l’idée social-démocrate consistant à brandir l’État comme rempart contre les marchés fait l’impasse sur la présence de la classe capitaliste au sein même de l’État ; d’autre part, les classes capitalistes européennes se fondent sur des liens organiques avec le capital américain, ce qui conduit les pays du Vieux Continent à suivre volontairement l’impérialisme américain, sans même y être contraints par une force extérieure1.

    ***

    Libérer les marchés des États : voilà la manière dont l’idéologie néolibérale a claironné la cause de cet alliage de spéculation financière sans entraves, de concurrence à l’exportation et accumulation du capital connu sous le nom de « mondialisation ». Il n’est pas jusqu’à des analystes critiques qui n’aient repris ce thème à leur compte. Comme l’écrit Eric Hobsbawm dans L’Age des Extrêmes, « [p]our les multinationales géantes, le monde le plus commode est un monde d’États nabots ou sans États »[2]. Et pourtant les États, et tout particulièrement le plus puissant d’entre eux au monde, ont joué un rôle actif et souvent crucial dans l’avènement de la mondialisation ; ils sont toujours plus profondément investis de la responsabilité de la faire perdurer.

    C’est ce qui est devenu tout à fait explicite, non sans intensité dramatique, à la suite de la crise financière est-asiatique de 1998. Alors que Robert Rubin et Lawrence Summers rentraient de Séoul, où ils avaient dicté sa politique au nouveau gouvernement coréen, le Trésor américain et la Réserve fédérale interrompirent leurs vacances de Noël pour contraindre le Ministère des Finances japonais, la Bundesbank et la Banque d’Angleterre à coordonner l’octroi de prêts bancaires privés à la Corée. « On nous a ordonné : Vous ne réduirez point vos crédits », a admis un directeur général chargé des marchés globaux pour une banque américaine à Hong Kong[3].

    Le Wall Street Journal a également cité un banquier britannique qui inscrivait cette « opération de sauvetage » dans une perspective plus large : « La triste réalité est que les banques internationales n’accomplissent jamais grand’ chose à moins d’y être poussées par le Trésor américain ». Le 8 janvier 1998, peu après le retour de Séoul de Rubin, l’économiste Rudi Dornbusch s’amusait sur la CNBC du « côté positif » de la crise financière : que la Corée du Sud fût « désormais détenue et gérée par notre Département du Trésor ». Boutade qui suscita parmi les autres éditorialistes présents sur le plateau un gloussement complice : après tout, c’était traditionnellement le Département d’Etat ou le Pentagone qui avaient été en charge de la succursale coréenne – pas le Trésor.

    Alors que la crise se diffusa durant l’année 1998, la représentation erronée, mais courante, que le néolibéralisme propose des États lorsqu’il les dépeint comme des entités impuissantes assiégées par des forces de marché inarrêtables, apparut comme une position de plus en plus malaisée à tenir. Le monde se vit offrir le spectacle fascinant d’une Bourse de New York [New York Stock Exchange, ou NYSE] à la hausse suite à l’annonce de la nationalisation par le gouvernement japonais de l’une des plus grandes banques du monde (la Long-Term Credit Bank) ; suivit la convocation par des officiels de la branche new-yorkaise de la Réserve fédérale de PDGs de certaines entreprises majeures de Wall Street, qui se virent expliquer qu’ils ne seraient pas autorisés à quitter la salle tant qu’ils n’auraient pas consenti à reprendre un hedge fund insolvable, Long Term Capital Management (un nom quelque peu trompeur pour une institution financière active dans l’arbitrage à court-terme).

    Il est malaisé d’y voir un cas de libération des marchés de la tutelle des États sous la pression de la mondialisation. Mais après tout, rien de tel qu’une crise pour clarifier les choses. Neuf mois plus tard, alors que résonnaient les fracas du contrecoup du défaut russe, et tandis que l’économie brésilienne louvoyait au bord du précipice, les maîtres des marchés de capitaux du monde semblaient bien plus dépendants, et sans aucun doute bien plus à l’écoute des prises de parole les plus récentes des autorités monétaires sises à Washington que ne le furent jamais les cadres soviétiques vis-à-vis de celles du Gosplan. Cependant qu’Alan Greenspan et la Réserve fédérale calibraient finement la baisse des taux d’intérêt, ouvrant la voie à la mise en place d’une politique identique par une Banque Centrale Européenne nouvellement instituée, il devint parfaitement clair combien incommode serait aux capitalistes un monde d’« États nabots, ou sans État du tout ».

    Rien de tout cela n’était neuf ; pas plus que ces phénomènes ne se limitaient aux spectaculaires interventions de prêteur en dernier ressort du type de celles présagées par la crise de la dette du Tiers-Monde, au sauvetage de la Savings and Loans, à l’effondrement boursier de 1987 et à la crise mexicaine de 1994. Les politiques de dérégulation qui avaient amorcé la mondialisation ne se limitaient pas à un ensemble de nouvelles règles favorisant l’opération des libres marchés ; elles permirent également une extension du domaine de la direction politique et des interventions discrétionnaires exercées par les banques centrales et les ministères des Finances – une étape nécessaire, étant donné la nature des libres marchés, caractérisée par le chaos (permanent) et une propension (intermittente) à la crise.

    En effet, une nouvelle relation systémique entre l’État et le capital avait émergé ; mais il ne s’agissait absolument pas d’une relation à la faveur de laquelle le rôle des États se serait vu amoindri – a fortiori pour ce qui est de l’État américain. Le néolibéralisme, en tant qu’idéologie, nous a aveuglés sur ce point ; pour autant, il faut bien reconnaître que la plupart des critiques du néolibéralisme, qui adoptèrent les mêmes versions appauvries des catégories d’État et de marché en se contentant tout juste d’intervertir les connotations qui y étaient attachées, ne furent d’aucune aide.

    En se lamentant de l’« éclipse » de l’État supposément causée par le marché, ils ont limité leurs contributions à la mise en exergue du succès des « États forts » d’Asie de l’Est et d’Europe du Nord, qu’ils contrastaient avec l’« absence » de l’État du modèle anglo-américain, espérant qu’il suffirait de prétexter des cas du Japon et de l’Allemagne pour offrir une réfutation du néolibéralisme. Le problème de cette stratégie intellectuelle ne tenait pas simplement au caractère douteux du statut d’alternative progressiste à la mondialisation revêtu par la plupart des modèles « tirés par l’État » ; il ne résidait pas non plus dans le fait que la plupart des auteurs partageant cette même sensibilité faisaient montre d’une remarquable cécité à l’endroit des tensions et contradictions qui faisaient ployer lesdits modèles, tout en les rendant toujours plus vulnérables aux pressions mondiales. Le plus grand problème découlait de la conception même qu’il s’agissait là d’États « forts », comparativement à un État américain jugé « faible ».

    Le désir de contrer le néolibéralisme en donnant plus de poids aux États vis-à-vis des marchés est pour partie compréhensible ; il reflète l’espoir de ce que les votes, plutôt que les dollars, puissent déterminer les choix gouvernant nos vies. Mais il en a résulté une étonnante idéalisation de l’État comme le garant des valeurs de la communauté et des besoins sociaux. L’« encastrement » devint le nouveau mot-clé : tant que les marchés sont « encastrés dans la société », ils peuvent s’avérer prudents, efficients et justes. Aussi vagues que leurs modèles aient pu être, les « socialistes de marché » des années 1980 avaient à tout le moins une certaine conception de l’ « encastrement » des marchés dans des relations sociales égalitaires. De nos jours, la notion a plus à voir avec des mesures de régulation et de dépense entreprises par l’État capitaliste.

    Cette identification a-critique de l’État avec les intérêts de la « société » est caractéristique d’une variante d’idéalisme hégélien de gauche dont on constate un regain de vitalité. Les intérêts de classe contradictoires sont mis de côté par l’invocation d’un État actif, qui pourrait tout à la fois servir le capital (en parachevant la pénétration des marchés), améliorer l’éducation et le système de protection sociale en les reconfigurant sous la forme d’infrastructures sociales garantes d’une « compétitivité progressiste », et forger des alliances et des « synergies » avec la « société civile »[4].

    Là encore, rien de bien nouveau. La notion d’« État activiste » remplit désormais ce que Ernst Bloch avait identifié comme étant l’une des fonctions cruciales de l’idéologie – « l’harmonisation prématurée des contradictions sociales » inhérentes aux relations sociales existantes[5]. Une critique en ces termes du néolibéralisme a en fait, malgré qu’elle en ait, beaucoup en commun avec l’idéalisme cynique de la Troisième voie et du projet en cours de la Banque mondiale de construction d’un « Consensus post-Washington » – une mondialisation à visage social-démocrate.

    L’opposition figée entre les catégories d’État et de marché, à laquelle tant de prétendants au titre d’opposant au néolibéralisme adhèrent sans réserve, constitue en fait un obstacle à l’intelligence de l’économie politique du néolibéralisme. Rétrospectivement, il est plus patent que jamais que l’abandon des tentatives d’élaboration de théories marxistes de l’État capitaliste au profit de considérations en termes d’autonomie de l’État n’a constitué qu’une désastreuse distraction. Ainsi que le formulait récemment un expert en finance internationale lors de la conférence de la American Political Science Association tenue à Atlanta : « En 1980, les marxistes eux-mêmes estimaient une conception instrumentale de l’État capitaliste trop peu sophistiquée, et aux alentours de 1990, personne ne considérait comme sérieuse quelque théorie marxiste de l’État capitaliste que ce soit. Que dire, désormais que Goldman-Sachs contrôle le Trésor américain ? ».

    Aussi rafraîchissante qu’elle puisse paraître lorsqu’on la puise à une telle source, cette régression vers une conceptualisation vulgaire de l’État comme « comité exécutif de la bourgeoisie », quand bien même elle est bien plus proche de la réalité que les nouvelles conceptions hégéliennes qui font de l’État le garant des valeurs de la communauté, ne saurait suffire. La mondialisation a complexifié le rôle et la nature de l’État – quoiqu’il demeure, sans équivoque possible, capitaliste. Par où, dès lors, amorcer la réflexion ?

    L’héritage de Poulantzas

    L’œuvre de Nicos Poulantzas sur l’ « internationalisation et l’État-nation », élaborée au début des années 1970, demeure le point de départ le plus fécond[6]. Contre l’ « idéologie de la « mondialisation », Poulantzas soutenait qu’il était erroné de penser la mondialisation comme un procès économique abstrait au sein duquel les formations sociales et les États ne seraient conçus que comme « une concrétisation et spatialisation de « moments » [dudit] procès »[7].

    De telles formulations, en ce qu’elles aboutissent systématiquement à considérer l’État comme ayant « perdu son pouvoir » au profit du capital multinational, étaient jugées par l’auteur « fondamentalement erronées ». L’exceptionnelle contribution de Poulantzas fut d’expliquer que : (i) lorsque le capital multinational pénètre une formation sociale hôte, il ne se présente pas simplement sous la forme abstraite d’un « investissement direct à l’étranger », mais comme une force social transformatrice au sein du pays en question ; (ii) que l’interaction du capital étranger avec le capital domestique conduit à une dissolution de la bourgeoisie nationale comme une concentration cohérente d’intérêts de classe ; (iii) mais que, bien loin de perdre en importance, l’État hôte acquiert en fait la responsabilité de la prise en charge du complexe des relations entre le capital international et la bourgeoisie domestique, et ce dans le contexte de la lutte des classes et des formes politiques et idéologiques qui demeurent distinctivement nationales, quand bien même elles s’expriment dans une conjoncture mondiale.

    Ce sont là autant d’éléments qui demeurent les briques conceptuelles fondamentales dont nous avons besoin pour développer une théorie de la mondialisation. Cependant, je les ai ici présentés, contrairement à Poulantzas, de manière tout à fait abstraite, isolément des États concrets, des conflits spécifiques et des conjonctures qui font la trame du monde dans une ère de mondialisation. Alors qu’il élaborait sa critique de l’idéologie de la mondialisation, Poulantzas était avant tout soucieux de tracer les contours d’une nouvelle époque, celle d’une domination mondiale de l’Amérique, adossée à un type inédit d’impérialisme non-territorial ; celui-ci s’implanterait et se maintiendrait non par le règne direct de la métropole, ou même par le truchement d’une subordination politique de type néo-colonial, mais bien plutôt au travers de la « reproduction induite de la forme de la puissance impérialiste dominante au sein de chaque formation nationale et de son État »[8]. Transcendant les conceptions étriquées des précédentes théories marxistes du phénomène[9], Poulantzas avait compris que l’impérialisme, à la faveur de la crise du système de Bretton Woods et de la défaite américaine au Vietnam, était entré dans une nouvelle ère[10].

    Ce qu’il parvint ainsi à percevoir, c’est que le choc subi dans les années 1970 par la domination des États-Unis ne portait que sur la forme exceptionnelle que l’hégémonie américaine avait revêtu dans le contexte de la reconstruction d’après-guerre. En franche opposition à ceux qui voyaient dans un supposé déclin de la puissance des États-Unis et l’essor de nouveaux capitalismes dynamiques en Allemagne et au Japon la matrice de ce qui deviendrait la mondialisation[11], Poulantzas discerna avec brio que :

    la structure de domination et de dépendance de la chaîne impérialiste organise les rapports des métropoles mêmes de l’impérialisme. En effet, cette hégémonie des États-Unis n’est ni analogue à celle d’une métropole sur les autres dans les phases précédentes, et n’en diffère pas non plus d’un simple point de vue « quantitatif » : elle passe par l’établissement des rapports de production caractérisant le capital monopoliste américain et sa domination à l’intérieur même des autres métropoles […] elle implique également la reproduction élargie, en leur sein, des conditions politiques et idéologiques de ce développement de l’impérialisme américain.[12]

    La notion de « rapports de production » doit être ici interprété dans son sens le plus large, comme Poulantzas lui-même l’entendait sans doute. A cette nuance près, cette vision frappante de la relation entre la domination impériale américaine et la mondialisation – aussi vacillante ait-elle parfois pu paraître à ceux qui focalisaient leur analyse sur la compétitivité relative de l’économie domestique américaine – se trouve largement confirmée en ce début de XXIe siècle.

    Le souci dont fit montre Poulantzas à démontrer que la mondialisation n’équivalait pas à la « quasi-disparition […] des pouvoirs des États nationaux »[13] le conduisit à se concentrer sur les modalités de la reproduction induite de l’hégémonie au sein des États européens ; ce qui avait pour conséquence, ainsi que le releva alors Suzanne de Brunhoff, de rendre impossible de « savoir ce qui se passe aux États-Unis mêmes »[14]. Poulantzas considérait prioritairement le capital américain en termes de ses effets sur les États et les formations sociales européens, et n’examina guère en détail les forces internes à l’économie américaine qui impulsaient les investissements directs à l’étranger en Europe, ni les contradictions qu’elles engendraient pour le capitalisme états-unien. De manière plus cruciale encore, il échoua à prendre en compte la manière dont l’impérialisme des États-Unis s’articulait dans les appareils de l’État américain lui-même, ou des institutions internationales dont il se trouvait à la tête.

    Après Bretton Woods

    Poulantzas écrivait à une époque désormais considérée comme une phase de transition entre l’ère de Bretton Woods et celle de la mondialisation – une époque lors de laquelle l’intensification de la concurrence inter-capitaliste, une inflation galopante, la chute des taux de profit et une spéculation croissante contre le dollar s’adjoignirent à une insurrection globale contre l’impérialisme américain, alors que les pays capitalistes du centre étaient eux-mêmes déstabilisés, non pas uniquement par des vagues de ferveur militante dans l’industrie, mais également par l’éruption de manifestations de rue rassemblant jeunes et minorités de couleur, à mesure que la guerre en Indochine tournait au désastre pour les États-Unis[15].

    Parallèlement à l’effondrement du système de Bretton Woods, des projets anticapitalistes de démocratisation de l’économie – comportant des mesures telles que le contrôle des corporations multinationales et de l’investissement étranger, la passation d’accords de planification avec les firmes dominantes et les syndicats, la nationalisation des banques et l’extension du contrôle des changes et des capitaux – furent mis à l’agenda de partis pourtant sociaux-démocrates, tandis que les Nations Unies adoptèrent une Charte des Droits et Devoirs Economiques des États donnant aux nations membres le droit de « réglementer les investissements étrangers dans les limites de [leur] juridiction nationale et d’exercer sur eux [leur] autorité », ainsi que de « réglementer et de surveiller les activités des sociétés transnationales »[16]. La Charte permettait explicitement aux États de « nationaliser, d’exproprier, ou de transférer la propriété des biens étrangers »[17].

    Il s’agissait en outre d’une conjoncture de consolidation du pouvoir de la finance internationale, et tout particulièrement de Wall Street, lesquels se démenaient d’ores et déjà contre les mesures prophylactiques de régulation issues des régimes du New Deal et de Bretton Woods. L’idée que les objectifs d’expansion du commerce international, de restauration de la convertibilité des devises et de l’incitation aux investissements directs à l’étranger pouvaient être atteints sans, in fine, précipiter la résurgence du capital financier, voilà qui devait s’avérer une illusion naïve des artisans du système d’après-guerre. Les banques états-uniennes suivirent les multinationales américaines en Europe, et les opérations à l’étranger de leurs branches internationales en vinrent bientôt à constituer leurs secteurs d’investissement les plus profitables. Les contrôles sur les capitaux que les États-Unis avaient imposé dans les années 1960 pour composer avec les déficits de leur balance des paiements furent aisément contournés, non sans la collaboration des autorités monétaires états-uniennes elles-mêmes[18].

    Alors que le système de Bretton Woods s’effondrait, le pouvoir croissant du capital financier devait être intégré à la construction d’un nouveau régime global. Un groupe de fonctionnaires qui avaient été introduits à la Maison Blanche sous Nixon, armés des théories de Milton Friedman et étroitement liés à Wall Street, jouèrent un rôle déterminant dans son avènement[19]. Ils pensaient, comme l’avait du reste formulé à la même époque la Commission Trilatérale, qu’il était primordial d’éviter que les gouvernements ne soient « submergés » de revendications populaires.

    Ce qui ne signifiait pas pour autant que les États dussent être relevés de leurs fonctions. Il s’agissait bien plutôt de les transformer, substituant aux Etats-Providence des régimes en charge de faciliter et d’assurer la sécurité, tout autour du monde, de capitaux en libre circulation. La Grande-Bretagne fut le lieu d’une première ordalie cruciale lors de laquelle se confrontèrent des solutions à la crise qui seraient en phase, soit avec les aspirations à la démocratie radicale, soit avec les intérêts du capital financier. En effet, en 1974, une grève réunissant mineurs et ouvriers qualifiés provoqua un quasi-état d’urgence, avec pour paroxysme la chute du gouvernement conservateur d’Edward Heath. Le Parti travailliste devait retourner aux affaires, fort d’un Chancelier de l’Echiquier[20] qui fanfaronnait qu’il ferait « payer les riches jusqu’à ce que leurs poches soient vides »[21]. Les marchés financiers réagirent à l’élection de la nouvelle administration par une féroce attaque contre la livre sterling. En deux ans, Healey fut forcé de solliciter un crédit auprès du FMI pour tenter de faire cesser la dépréciation de la devise.

    La crise britannique

    Les conditionnalités attachées par le FMI à l’emprunt britannique de 1976 constituèrent une rupture d’ampleur avec le protocole hérité de Bretton Woods[22]. C’est qu’il ne s’agissait là de rien de moins que de l’imposition de la préférence de longue date du capital financier pour la stabilité des prix et la promotion de l’investissement privé en tant qu’objectif primordial de politique économique, et ce, à un État occidental de première importance dont la population venait tout juste de voter pour un programme de dépenses publiques et de plein-emploi. Parmi les principaux acteurs de la pièce, figuraient William Simon, le Secrétaire du Trésor américain ; son Sous-Secrétaire, Edwin Yeo ; ainsi que Scott Pardee, Vice-Président de la Réserve fédérale de New York.

    Durant les derniers jours des négociations avec le FMI, Simon s’envola à destination de Londres pour une rencontre confidentielle avec la Banque d’Angleterre et des hauts fonctionnaires du Trésor britannique, dans l’optique d’avoir leur sentiment sur la position du gouvernement travailliste. Afin de conserver une certaine discrétion, la réunion eut lieu chez un prestigieux tailleur londonien, et coûta à Simon le prix de trois costumes – qui, selon ses dires, les valaient bien[23]. Simon avait gagné son premier million comme négociateur d’obligations avant même d’avoir trente ans ; quant au Sous-Secrétaire Yeo, il s’agissait d’un ancien banquier de Pittsburgh. Les connexions entre Wall Street et la City londonienne contribuèrent sans nul doute à leur rendre la tâche plus aisée. Mais c’était bien en leur qualité de représentants officiels de l’État américain que Simon et Yeo purent jouer leur rôle et défaire les propositions alternatives de politiques économiques radicales défendues par Tony Benn et d’autres membres du Parti travailliste.

    Ce ne fut pas chose facile. Edwin Yeo décrivit plus tard la manière dont le Trésor avait « sué du sang » pour parvenir à ses fins, pour grande partie en raison de l’opposition de Henry Kissinger et du Département d’État qui étaient favorables à un traitement plus conciliant d’un allié d’une telle importance dans un contexte Guerre froide. Comme William Rodger, le successeur de Simon au Trésor, le formula : « Nous avions tous le sentiment que les choses étaient à même de se disloquer d’une façon assez sérieuse… il s’agissait de choisir entre la poursuite de la participation britannique au système financier libéral, ou un changement brutal de direction. Je pense que si cela avait eu lieu, l’entièreté du système aurait commencé à se disloquer. Aussi tendions-nous à voir les choses d’un point de vue cosmique [in cosmic terms] »[24].

    Il en allait de même, in fine, du gouvernement travailliste, qui se résolut à démanteler les contrôles des capitaux et l’Etat-Providence britanniques avec une ferveur telle que, durant ses premières années de mandat, Thatcher put prétendre se borner à suivre la politique des Travaillistes. Le gouvernement travailliste ne se contentait pas, ce faisant, de gérer la crise britannique : il se considérait explicitement comme un supplétif des États-Unis dans la gestion de la crise internationale, par des politiques d’accélération du libre mouvement des capitaux – et donc, en contribuant à établir, selon la formule de Poulantzas, des « rapports de production caractéristiques du capitalisme monopoliste américain » dans leur propre métropole. Une fois le cas britannique résolu, le processus fut amorcé qui marqua le début d’une nouvelle ère, celle d’un néolibéralisme impérial qui en vint à être connu comme le « Consensus de Washington ».

    Réorganiser l’hégémonie

    La théorie des régimes, dominante dans le champ de l’étude des relations internationales, n’est manifestement d’aucune utilité pour la compréhension d’une telle évolution, en ce qu’elle conçoit fautivement en termes d’accords coopératifs ce qui s’avèrent en fait être autant de manifestations de l’organisation hiérarchique de l’économie politique internationale[25]. Une critique identique peut être adressée aux théories postulant une autonomie de l’État, qui ne s’encombrent guère de tous les épisodes historiques témoignant, au cours des vingt-cinq dernières années, de la domination politique croissante des idées et des pressions des milieux d’affaires, que ce soit au sein des États nationaux ou au niveau de l’économie mondiale. On peut alors pleinement apprécier la contribution de Poulantzas. Son cadre analytique lui a en effet permis d’identifier, d’une manière dont peu furent à même, la capacité américaine de gestion de la restructuration radicale du capitalisme mondial dans un sens en conformité avec la reproduction de leur domination impériale. Il perçut clairement la signification de la succession de « concessions » des Européens ayant trait aux contrôles de capitaux, à la politique monétaire et à la crise du pétrole qui scandèrent le début des années 1970

    [..] il ne saurait y avoir de solution face à cette crise ; les bourgeoisies européennes se rendent parfaitement compte, par le biais d’une remise en cause, de leur part, de l’hégémonie du capital américain. La question pour elles, face à la montée de la lutte des masses populaires en Europe même, est bien de réaménager simplement cette hégémonie qu’elles reconnaissent, compte tenu par ailleurs de la réactivation et de l’accentuation des contradictions inter-impérialistes […]. [I]l ne s’agit pas, pour le capital américain, de rétablir son hégémonie, car il ne l’a jamais perdu.[26]

    Faute d’espace, on ne saurait tenter ici d’esquisser ne serait-ce qu’un bref historique de la réorganisation des termes de l’hégémonie et des règles de l’ordre capitaliste qui eurent cours depuis que Poulantzas écrivit ces lignes. Dans sa brillante analyse de ce qu’il nomme le « pacte faustien de Washington pour la domination globale », qui couvre l’entièreté de la période s’écoulant de Nixon à Clinton, Peter Gowan corrobore tout à fait la perspective de Poulantzas[27]. Pour autant, parce qu’il se concentre presque exclusivement sur la stratégie américaine, on pourrait adresser à Gowan la critique symétrique à celle suscitée par l’omission qu’opérait Poulantzas ; en effet, il s’affranchit de toute analyse détaillée des déterminants des revirements de politiques publiques internes aux Etats européens eux-mêmes. En résulte une sous-estimation tacite de la mesure dans laquelle lesdits revirements furent négociés plutôt qu’imposés. On prête alors aux stratégies américaines une trop grande cohérence, et aux acteurs politiques une trop grande clarté et une capacité d’anticipation excessive. Il ne s’agit pas d’affirmer que Gowan présenterait l’évolution de ces politiques comme un processus sans heurts et linéaire ; sa discussion de la résistance des banques états-uniennes à contribuer au recyclage des pétrodollars dans les années 1970 montre que ce n’est nullement ce à quoi il s’adonne. Manque toutefois à son travail une analyse à grande échelle, du type de celle entreprise par Comor, et qui montrerait comment la nature contradictoire des divers intérêts de classes sur le plan interne s’entremêle avec la divergence des objectifs de politique extérieure qui oppose les Départements de la Défense et du Trésor, ainsi que la manière dont elles se projettent sur la scène globale par le truchement de ces médiateurs internationaux de l’hégémonie des États-Unis que sont le FMI, la Banque mondiale, l’OMC et tant d’autres[28].

    Chacune de ces analyses confirment pourtant fortement que le processus de mondialisation, loin de réduire les États au statut de nabots, fut mis en place par leur intermédiaire, et même à leur initiative : la suspension des contrôles sur les flux financiers transnationaux, le « Big Bang » qui a mis à bas les barrières internes auxquels les États soumettaient les marchés financiers, la privatisation massive d’actifs publics et les politiques de dérégulation touchant bien d’autres domaines – toutes choses qui furent accomplies par l’action étatique, et qui exigeaient une légalisation et une juridicisation des nouvelles relations entre agents économiques ainsi instituées, tant au plan domestique que dans les sphères internationales. Stephen Vogel décrit opportunément cette dynamique par la formule Freer Markets, More Rules [ce qu’on pourrait traduire par Libéralisation des marchés, surcroît de règlementations, NdT], dans une étude comparative riche de détails des réformes régulatoires des télécommunications et de la finance en Grande-Bretagne et au Japon – et où il confirme l’argument développé par Michael Moran dans son étude méconnue mais fondamentale, The Politics of the Financial Services Revolution[29]. De même, la libéralisation des marchés financiers n’impliqua guère une abdication des États en matière de supervision bancaire. Au contraire, comme le note Ethan Kapstein, les États promurent « un ensemble d’accords coopératifs […] incluant, depuis 1974, la mise en place d’une autorité de surveillance des banques par le G10 ; l’organisation de réunions annuelles et d’ « universités d’été » de régulateurs bancaires ; et l’articulation de principes internationalement acceptés et de règles ayant trait à la supervision bancaire ». L’effet d’une telle coopération fut de promouvoir une convergence des politiques ; toutefois, la supervision effective « [continuait d’être arrimé] au contrôle par le pays de résidence [des institutions bancaires] […] ; les États se repos[aient] les uns sur les autres, et non sur une entité supranationale ou multilatérale, pour légiférer et faire respecter les accords issus de l’élaboration collective […]. Ainsi, les liens entre les États et leurs banques nationales ne furent pas rompus, voire, à certains égards, se trouvèrent consolidés »[30].

    Il est possible que cette conclusion ne soit plus valide au sein de l’Union européenne. Mais elle le demeure pour le système international globalement considéré. Le principe de la supervision étatique n’y fut pas simplement conservé, mais possiblement même consolidé à la suite de la crise de l’Est asiatique, ainsi qu’un coup d’œil aux rapports du Trésor des États-Unis – formellement publiés par le G22 – le suggère, lorsqu’ils insistent sur la nécessité d’une « nouvelle architecture financière ». C’est précisément du fait de la persistance du principe de contrôle national que les États-Unis sont toujours plus soucieux de s’assurer de ce que Saskia Sassen nomme opportunément l’américanisation, non seulement des cadres légaux internationaux de régulation des systèmes financiers et du transfert d’information, mais même des dispositifs nationaux. L’arbitrage commercial international et les services de notation du crédit constituent des régimes informels d’ores et déjà substantiellement américanisés[31] ; tandis que le propos de la « nouvelle architecture financière » est de faire du droit comptable et du droit des faillites bancaires de chaque nation des copies conformes de leur équivalent américain. Là encore, rien de nouveau à cela. Il s’agit de la même dynamique qui présida aux entreprises d’élaboration de traités internationaux des deux dernières décennies, et dont le principal enjeu fut de garantir aux capitaux étrangers un cadre institutionnel, au sein de chaque État, qui lui fût tout aussi favorable qu’aux capitaux domestiques. Une série ininterrompue de négociations bilatérales – 1513 accords commerciaux bilatéraux furent conclus en 1997, soit un tous les 2,5 jours – poursuivirent la même finalité. L’année même où fut arrêté l’Accord Multilatéral sur l’Investissement, il n’y eut pas moins de 151 changements réglementaires dans les dispositions portant sur les investissements directs à l’étranger, ce dans plus de 76 pays, dont 89% furent favorables aux capitaux étrangers[32]. Ce sont là autant d’indicateurs légaux de la « reproduction induite » de l’impérialisme à notre époque.

    Le nouvel impérialisme

    Il est d’autant plus surprenant qu’il y ait eu si peu de tentatives explicites de théorisation de ce nouvel impérialisme que Poulantzas écrivit à son propos au milieu des années 1970. Susan Strange, qui s’y confronta, attribuait ce silence au mythe de l’effritement de l’hégémonie états-unienne consécutif à la guerre du Vietnam, au Watergate et à la révolution iranienne :

    Le déclin de l’hégémonie états-unienne est un mythe – un mythe puissant, sans doute aucun, mais un mythe tout de même. Dans tous les domaines importants, les États-Unis conservent encore et toujours le pouvoir prédominant de façonner les cadres [institutionnels], et donc d’influencer les résultats. Il s’ensuit qu’ils sont en mesure de tracer les limites à l’intérieur desquelles les autres acteurs pourront choisir les options qu’ils retiendront, options qui sont contenues dans une liste restreinte, et dont les restrictions résultent pour une large partie des décisions états-uniennes […]. Les universitaires des années 1980 vécurent dans le passé et imaginèrent des théories de stabilité hégémonique pour rendre compte de l’état d’esprit général de la fin des années 1970. Ce n’est toutefois guère la première occurrence de chercheurs en sciences sociales se comportant à la manière de généraux qui, décontenancés par la tournure des événements, s’adonnent avec minutie aux préparatifs pour livrer une bataille, mais avec une guerre de retard.[33]

    Une autre source du succès de ce mythe, particulièrement valide dans le cas de la gauche, fut la relativement piètre performance de l’économie des États-Unis en termes de compétitivité durant les années 1980. La réponse de Strange fut de signaler que le pouvoir structurel des États-Unis ne pouvait être mesuré uniquement par les exportations américaines ou le PNB :

    Les compagnies transnationales basées aux États-Unis, ainsi que les compagnies transnationales basées à l’étranger mais dont une large part des activités rentables sont situées aux États-Unis, jouent un rôle dominant. Toute compagnie transnationale, peu importe sa nationalité, qui espère conserver une part substantielle du marché mondial juge désormais indispensable d’opérer sur le territoire des États-Unis. Dès lors, l’autorité politique dont la plupart des dirigeants de compagnies transnationales sont le plus susceptibles de tenir compte, et qu’ils sont le plus soucieux de ne pas froisser, n’est autre que celle située à Washington.

    Quand on ajoute à ce « pouvoir structurel » dans le domaine de la production la prédominance globale des États-Unis dans les sphères de la finance, de la guerre, de l’information et de la culture, il est impossible, pour Strange, d’échapper à la conclusion selon laquelle :

    Ce qui émerge constitue un empire non-territorial avec pour capitale impériale Washington, D.C. Alors que les capitales impériales de jadis attiraient des courtisans de provinces reculées, Washington attire des lobbystes d’entreprises et de groupes minoritaires périphériques, ainsi que des groupes de pression organisés au niveau mondial […] Comme jadis à Rome, la citoyenneté n’est nullement réservée à la race des seigneurs ; l’empire comporte un assemblage de citoyens jouissant de pleins droits légaux et politiques, de semi-citoyens et de non-citoyens, semblables à la population d’esclaves à Rome. Bon nombre de semi-citoyens parcourent les rues de Rio ou de Bonn, de Londres ou de Madrid, aux côtés des non-citoyens ; on ne saurait les distinguer ni par leur couleur, ni par leur ethnie, ni même par leurs vêtements. Les semi-citoyens de l’empire sont nombreux et disséminés. Pour la plupart, ils résident dans les grandes villes du monde non-communiste. Il s’agit pour bonne part de personnes employées par de grandes sociétés transnationales œuvrant dans la structure de production transnationale et servant un marché global – ce dont ils ont du reste pleinement conscience. Il s’agit de personnes employées par des banques transnationales. Il s’agit bien souvent aussi de membres des forces armées « nationales », entraînés, armés par les forces armées des États-Unis dont ils dépendent. Il s’agit de bon nombre d’universitaires spécialisés en médecine, en sciences naturelles, et dans les sciences sociales comme la gestion ou l’économie, et qui considèrent les associations professionnelles et les universités des États-Unis comme le groupe de pairs aux yeux desquels ils désirent briller et exceller. Il s’agit de gens de presse et des médias, pour qui la technologie et les modèles des États-Unis ont pavé la voie, en modifiant des organisations et des institutions établies.[34]

    L’approche de Strange différait fondamentalement de celle de Poulantzas, tout particulièrement en ce qu’elle attribuait à l’État un pouvoir autonome, dont elle était convaincue de la dimension centralisée plutôt que diffuse. Elle affirmait aussi – quoiqu’il est difficile de ne pas penser qu’elle feintait – que son but était d’améliorer, de maintenir et de faire perdurer l’hégémonie américaine, plutôt que de la détruire. Il n’en demeure pas moins que nous lui devons une certaine reconnaissance pour avoir donné un nom à la bête.

    A droite

    Le mot « impérialisme » est passé de mode, comme le remarque Peter Gowan[35]. C’est si vrai à gauche, qu’on en est réduit à regarder à droite pour s’orienter avec lucidité. Le récent ouvrage de Zbigniew Brzezinski, Le grand échiquier, ne fait pas secret de la « position sans précédent […] [de] la première et seule vraie puissance globale », dont les États d’Europe occidentale sont « les vassaux et les tributaires ». « [P]our la première fois, écrit-il, une puissance extérieure au continent [eurasiatique] s’est élevée au rang d’arbitre des relations entre les États d’Eurasie, mais aussi de puissance globale dominante ». Plutôt plus convainquant que Strange dans son désir d’améliorer, de maintenir et de faire perdurer l’empire, le mentor de Madeleine Albright suggère que « les trois grands impératifs géostratégiques se résumeraient ainsi : éviter les collusions entre vassaux et les maintenir dans l’état de dépendance que justifie leur sécurité ; cultiver la docilité des sujets protégés ; empêcher les barbares de former des alliances offensives »[36].

    Harold Innis affirma (et qui mieux que nous autres, les Canadiens, pourrait le savoir ?) que l’impérialisme américain a été rendu plausible par son insistance à nier sa nature impérialiste. C’est là un élément de la rhétorique de l’État américain qui perdure aujourd’hui. Le Secrétaire du Trésor, Lawrence Summers, qui est à la tête de l’agence d’État la plus puissante au monde, qualifie les États-Unis de « première superpuissance non-impérialiste ». Les enthousiastes qui n’évoluent pas dans les sphères de l’officialité peuvent s’autoriser davantage de franchise. Thomas Friedman, intime de Summers et chroniqueur en chef du New York Times, adopte un ton autrement plus direct. Figurait sur la couverture du supplément Magazine de l’édition du 26 mars 1999 du journal pour lequel il officie un immense poing fermé aux couleurs du drapeau américain, illustration de l’article principal  : « Ce dont le monde a désormais besoin : pour que la mondialisation puisse fonctionner, l’Amérique ne peut pas avoir peur d’agir comme la superpuissance omnipotente qu’elle est » [What The World Needs Now : For globalization to work, America can’t be afraid to act like the almighty superpower that it is]. Il existe toutefois des partisans de l’empire assez lucides pour s’apercevoir que cette perspective n’est pas unanimement considérée dans les mêmes termes. Comme le formule Samuel Huntington :

    Lors des dernières années, les États-Unis ont, entre autres choses, tenté ou étaient perçus comme ayant tenté de réaliser plus ou moins unilatéralement les choses que voici : soumettre à des pressions d’autres pays pour qu’ils adoptent les valeurs et pratiques américaines en matière de droits humains et de démocratie ; empêcher d’autres pays d’acquérir des capacités militaires à même de défaire la supériorité américaine en matériel conventionnel ; faire respecter l’extraterritorialité du droit américain dans d’autres sociétés ; hiérarchiser les pays en fonction de leur niveau d’adhésion aux standards américains en matières de droits humains, de drogues, de prolifération nucléaire, de prolifération de missiles, et de liberté religieuse ; appliquer des sanctions contres les pays ne respectant pas les standards américains sur ces questions ; promouvoir les intérêts des entreprises américaines sous couvert de la rhétorique du libre-échange et de l’ouverture des marchés ; orienter les politiques de la Banque mondiale et du Fonds Monétaire International de manière à servir ces mêmes intérêts ; intervenir dans des conflits locaux où il n’y avait que peu d’intérêt direct à agir de la sorte ; forcer les autres pays à adopter des politiques économiques et sociales qui pourraient profiter aux intérêts économiques américains ; promouvoir la vente d’armes américaines à l’étranger tout en s’efforçant de faire obstruction à d’autres pays s’engageant dans des activités comparables ; pousser à la démission un secrétaire général des Nations Unies[37] et dicter la désignation de son successeur ; étendre l’OTAN pour y inclure la Pologne, la Hongrie, la République tchèque et personne d’autre ; entreprendre une action militaire contre l’Irak, puis maintenir de lourdes sanctions contre le régime qui y était en place ; et qualifier certains pays d’ « Etats voyous » [rogues states], les excluant de ce fait des institutions mondiales pour cette raison qu’ils refusent de se plier aux désirs des Américains. »[38]

    Huntington soutient que la cause en est de ce que les États-Unis agissent comme si nous vivions dans un monde unipolaire, alors que ce ne sera sans doute absolument pas le cas au XXIe siècle. Il redoute que le comportement unilatéral des États-Unis, d’ores et déjà largement perçu comme une superpuissance « voyou » plutôt que « bienveillante », puisse inciter, non seulement la Russie et la Chine, mais jusqu’aux États européens, à former une coalition anti-américaine. Pour prévenir un tel risque, l’Amérique devrait se montrer sous un jour plus avenant, cesser d’agir comme un « shérif solitaire », et, surtout, soigner son alliance avec l’Europe :

    Bien que les États-Unis ne soient pas en mesure de créer un monde unipolaire, il est dans leurs intérêts de tirer parti de leur position d’unique superpuissance dans l’ordre international actuel et de faire usage de leurs ressources pour générer de la part des autres pays une forme de coopération qui traite des problèmes mondiaux d’une manière conforme aux intérêts américains […]. Une saine coopération avec l’Europe constitue l’antidote principal à la solitude induite par la suprématie américaine.

    Ce sont là les noces de Samuel Huntington et de Tony Blair. Tout se passe comme si nous entrions dans une nouvelle phase de la mondialisation, dans laquelle le discours idéologique dominant évolue, délaissant les prescriptions péremptoires du monétarisme universel pour une rhétorique autrement plus pétrie de « sollicitude » propre à la Troisième Voie. Durant l’automne 1998, l’adhésion du FMI – et, au-delà, du Trésor des États-Unis – aux principes néolibéraux furent l’objet des critiques largement répandues et des sarcasmes de champions de longue date de l’orthodoxie tels que Paul Krugman ou Jeffrey Sachs, et même de spéculateurs financiers comme George Soros.

    Des journalistes établis se mirent soudain à écouter les politistes travaillant pour la Banque mondiale, formés comme experts de régions particulières et plus conscients des périls sur le terrain que les économistes du FMI, pleinement dévoués aux équations de régression et aux abstractions de la théorie néoclassique, et prompts à appliquer la même formule d’ajustements structurels à toutes les crises. Les prescriptions néolibérales du FMI, entendait-on dire dans les secteurs les plus improbables, ne se contentaient pas de causer une grande misère, mais ne fonctionnaient tout simplement pas. La promotion des contrôles des capitaux, que ne défendaient quelques années auparavant encore que quelques marxistes « extra-terrestres » [otherworldly][39], en vint à recevoir des soutiens surprenants.

    La rhétorique de la « nouvelle architecture financière » et la création du G22 reflètent les manœuvres tactiques de la diplomatie de Clinton et des fonctionnaires de la Banque mondiale. Ils font montre de peu d’inclination à quelque changement substantif que ce soit au niveau des politiques poursuivies. Les contrôles de capitaux sont exclus de l’agenda politique – tant est puissante « l’opposition systématique tant des électeurs les plus influents, sur le plan interne, que du Trésor américain et de ses alliés, à l’extérieur »[40].

    Ce sont là les forces sociales qui sont en position dominante. Ils ont parfaitement conscience de ce que de telles mesures de contrôles des capitaux devraient revêtir une envergure bien plus importante que ce que les nouveaux convertis sont prêts à admettre, du moins s’ils doivent recouvrir un tant soit peu de d’efficacité dans la maîtrise du chaos que constitue aujourd’hui la finance internationale – et si on devait en arriver à ces extrémités, qui pourrait garantir que ces dispositions ne contribueraient pas à des desseins socialistes plutôt que capitalistes ? Il se trouve encore quelques personnes, parce qu’elles prennent la social-démocratie européenne plus au sérieux qu’elles ne le devraient, pour prédire « une imminente bataille sur la question des contrôles de capitaux » entre l’Europe et les États-Unis[41].

    On ne pourrait plus lourdement se tromper. Les idées de Poulantzas sur la pénétration des États européens par l’impérialisme des États-Unis conservent toute leur pertinence. On peut y voir un indice dans la collaboration empressée de tous les États membres de l’Union européenne avec la dernière affirmation de l’hégémonie stratégique américaine sur l’Europe – la guerre que mène l’OTAN contre la Yougoslavie. Ceux qui se concentrent sur des rivalités mineures portant sur le commerce régional ou sur des questions de devises ne voient que les bananes qui cachent les bombes.

    *

    Traduit par Guillaume Dreyer.

    Illustration : Wikimedia Commons.

    Notes

    [1] Traduction de Panitch (L.), « The New Imperial State », New Left Review, (2), 2000.

    [2] Hobsbawm (E. J.), L’Age des extrêmes. Le Court Vingtième siècle (1914-1991), Bruxelles, Editions Complexe, 2003, p. 372.

    [3] Wall Street Journal, 4 novembre 1998.

    [4] Voir Evans (P.), « The Eclipse of the State? Reflections on Stateness in an Era of Globalization », World Politics, 50 (1), 1997 ; Weiss (L.), The Myth of the Powerless State, Ithaca, Cornell University Press, 1998.

    [5] On trouvera cette formule dans Bloch (E.), Le Principe Espérance, Paris, Gallimard, 1976, p. 190 [NdT].

    [6] Poulantzas (N.), Les classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui, Paris, Seuil, 1974 ; voir aussi Tsoukalas (K.), « Globalisation and the Executive Committee: Reflections on the Contemporary Capitalist State », Socialist Register, 35, 1998.

    [7] Poulantzas (N.), Les classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui, op. cit., p. 47.

    [8] Panitch ne donne pas de référence exacte. Pour autant, on identifiera des formulations proches de celle citée ici dans la discussion située aux p. 43‑48 de l’ouvrage de Poulantzas qui fait l’objet du commentaire proposé ici. [NdT]

    [9] Sur ce point, on pourra se référer à l’analyse classique de Arrighi (G.), The Geometry of Imperialism, London, UK and New York, NY, Verso, 1983.

    [10] Pour des analyses également perspicaces du nouvel impérialisme datant de la même période, on pourra consulter Magdoff (H.), The Age of Imperialism. The Economics of US Foreign Policy, New York, NY, Monthly Review Press, 1969, ainsi que O’Connor (J.), The Corporations and the State, New York, NY, Harper and Row, 1973.

    [11] De Ernest Mandel à la fin des années 1960 à Robert Brenner à la fin des années 1990. Voir Mandel (E.), Europe versus America ? Contradictions of Imperialism, London, Uk, New Left Books, et Brenner (R.), « The Economics of Global Turbulence », NLR 229, 1998. [A noter que l’ouvrage de Mandel jouit d’une réédition par la Monthly Review Press, tandis que l’article de Brenner a donné lieu à un ouvrage éponyme, publié par Verso en 2006. Pour une reconstruction du débat opposant Poulantzas à Mandel sur la question du rapport entre impérialisme états-unien et capitalisme(s) européen(s), on pourra se référer à Auvray (T.) et Durand (C.), « Un capitalisme européen ? Retour sur le débat Mandel-Poulantzas », dans Ducange (J.-M.) et Keucheyan (R.), La fin de l’Etat démocratique. Nicos Poulantzas, un marxisme pour le XXIe siècle, Paris : PUF, 2016 – NdT] [Pour situer plus largement la contribution de Poulantzas à la théorie de l’impérialisme, voir Bürbaumer Benjamin, Le souverain et le marché : Théories contemporaines de l’impérialisme, Paris : Amsterdam, 2020 – NdE]

    [12] Poulantzas (N.), Les classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui, op. cit., p. 44.

    [13] Ibid., p. 36.

    [14] Brunhoff (S. de), Etat et Capital, Paris, François Maspero, 1981, p. 97; voir, plus largement, les développements présentés en p. 96‑104.

    [15] Tout entier à sa préoccupation d’exclure du nombre des causes sous-jacentes au long retournement, ou « long downturn », une possible influence significative de la combativité militante des ouvriers de l’industrie sur le coût du travail, Robert Brenner, dans son essai « Economics of Global Turbulence », conçoit la lutte des classes de manière trop étroite et économiciste, ce qui lui interdit de saisir l’importance du tournant qui fut alors pris.

    [16] Charte des Droits et Devoirs Economiques des Etats, Chapitre II, art. 2, alinéa 1, 2.a) et 2.) [NdT].

    [17] Ibid., art. 2, alinéa 3.

    [18] Hawley (J. P.), Dollars and Borders. US Governement Attempts to Restrict Capital Flows, 1960-1980, London, UK, Routledge, 1987.

    [19] Helleiner (E.), States and the Reemergence of Global Finance, Ithaca, Cornell University Press, 1994, p. 111‑120.

    [20] Il s’agit de l’équivalent britannique du Ministre des Finances [NdT].

    [21] La formule anglaise, « to squeeze the rich until their pips squeak », signifie littéralement « presser les riches [comme des citrons] jusqu’à écraser leurs pépins » [NdT].

    [22] Bien que le Trésor états-unien ait progressivement imposé d’assortir d’une conditionnalité tout emprunt octroyé par le FMI à des Etats du Tiers-Monde durant les années 1950 et 1960, il s’agissait là de la toute première fois – du moins, depuis 1947-1950, lorsque le Plan Marshall fut adossé à des politiques de discipline sociale et financière – que de telles mesures furent imposées à un allié de premier plan des Américains. Voir Glyn (A.), Hughes (A.), Lipietz (A.) and Singh (A.), « The Rise and Fall of the Golden Age», dans Marglin (S.) et Schor (J.) (dir.), The Golden Age of Capitalism, Oxford, UK: Oxford University Press, 1990, pp. 39-125.

    [23] Harmon (M. D.), The British Labour Government and the 1976 IMF Crisis, London, Palgrave Macmillan UK, 1997, p. 193‑195.

    [24] Panitch (L.), Leys (C.), The End of Parliamentary Socialism. From New Left to New Labour, London, UK and New York, NY, Verso, 1997, p. 126.

    [25] Harmon (M. D.), The British Labour Government and the 1976 IMF Crisis, op. cit., p. 228.

    [26] Poulantzas (N.), Les classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui, op. cit., p. 87‑88. Souligné dans l’original.

    [27] Gowan (P.), The Global Gamble. Washington’s Faustian Bid for World Dominance, London, UK and New York, NY, Verso, 1999.

    [28] Voir Comor (E. A.), Communication, Commerce and Power, London, Palgrave Macmillan UK, 1998.

    [29] Vogel (S. K.), « Freer Markets, More Rules: Regulatory Reform in Advanced Industrial Countries », Freer Markets, More Rules, Ithaca, Cornell University Press, 1996 ; Moran (M.), The Politics of the Financial Services Revolution, London, Palgrave Macmillan UK, 1991.

    [30] Kapstein (E.), Governing the Global Economy, Boston, Massachusetts, 1994, p. 20 [Nous traduisons].

    [31] Pour une présentation de cette institution pivot de la mondialisation capitaliste contemporaine, et une discussion des discours théoriques qui la sous-tendent et la légitiment, on pourra consulter Keucheyan (R.), « Un intellectuel discret au service du capital. À la recherche des véritables penseurs de droite », Revue du Crieur, 3 (1), 2016 [NdT].

    [32] Voir le rapport de la Banque mondiale, Global Economic Prospects, Washington, World Bank, 1998.

    [33] Strange (S.), « Towards a Theory of Transnational Empire. Approaches to World Politics for the 1990s », Global Changes and Theoretical Challenges, Lexington, Massachusetts, Lexington Books, 1989, p. 169.

    [34] Ibid., p. 167.

    [35] Lequel emploie le terme dans sa polémique avec John Lloyd sur l’imposition d’une « thérapie de choc » à l’Europe de l’Est post-communiste. Voir Gowan (P.), « Eastern Europe, Western Power and Neo-Liberalism », New Left Review, 216 (1), 1996.

    [36] Brzezinski (Z.), The Grand Chessboard. American Primacy and Its Geographic Imperatives, New York, NY, Basic Books, 1997, p. 40 ; l’ouvrage dispose d’une traduction française: Brzezinski (Z.), Le grand échiquier. L’Amérique et le reste du monde, Paris, Fayard, 2023.

    [37] Il est ici fait référence à Boutros Boutros-Ghali, homme d’Etat d’origine égyptienne qui exerça la fonction de Secrétaire général des Nations Unies de 1992 à 1996. Candidat sans rival à un second mandat, son élection se vit opposer un veto états-unien. Il eut ainsi le douteux privilège d’être l’unique Secrétaire général de l’ONU dont le mandat ne fut pas renouvelé. [NdT]

    [38] Huntington (S.), « The Lonely Superpower », Foreign Affairs, 78 (2), 1999, p. 48. [Nous traduisons]

    [39] Voir l’importante discussion de Crotty (J.), Epstein (G.), « In Defence of Capital Controls », Socialist Register, 32, 1996.

    [40] Cohen (B.), « Contrôle des capitaux. Pourquoi les gouvernements hésitent-ils ? », Revue économique, 52 (2), 2001, p. 228.

    [41] Wade (R.), « The Coming Fight over Capital Flows », Foreign Policy, (113), 1998.

    références

    1- Pour un aperçu de la trajectoire intellectuelle de Leo Panitch, voir Bürbaumer Benjamin, « La mondialisation comme ordre étatique : hommage à Leo Panitch », Le Grand Continent, 2020. Pour une actualisation empirique de l’argument du présent texte, voir Bürbaumer Benjamin, « Alliances et accumulation : Comprendre la conflictualité entre les États-Unis d’Amérique, la Chine et la Russie à travers les flux mondiaux de capitaux », Terrains/Théories, 18/2024.