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    Les mésaventures du capital algorithmique

    Lien publiée le 5 novembre 2024

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    Les mésaventures du capital algorithmique - CONTRETEMPS

    Les changements techniques contemporains et la place qu’ont prise les algorithmes dans le fonctionnement de nos sociétés conduisent Jonathan Durand Folco et Jonathan Martineau à proposer vingt thèses pour expliquer en quoi nous serions entrés dans un nouveau stade du capitalisme, qu’ils désignent comme capitalisme algorithmique. Celui-ci serait fondé sur la prééminence de la valorisation des données massives et le déploiement rapide de l’intelligence artificielle qui auraient provoqué des mutations socioéconomiques d’ampleur, notamment concernant le travail et la valeur.

    Guillaume Dreyer revient dans cet article sur ces thèses pour en proposer une lecture critique, qui interroge les catégories utilisées par les deux auteurs et la profondeur des mutations qu’ils décrivent.

    Jonathan Durand Folco et Jonathan Martineau, Le capital algorithmique. Accumulation, pouvoir et résistance à l’ère de l’intelligence artificielle, Montréal : Ecosociété, 2023.

    S’inscrivant dans l’effervescence des discussions contemporaines, tantôt rationnelles, tantôt fantasmatiques, portant sur le déploiement d’un ensemble d’innovations dans les technologies de l’information (progrès de l’algorithmique et intelligence artificielle, prolifération des données massives, etc.) – une frénésie considérablement stimulée dans le débat public par la mise en circulation du chatbot d’intelligence artificielle générative ChatGPT par OpenAi à la fin 2022 -, le récent ouvrage de Jonathan Durand Folco et Jonathan Martineau, Le capital algorithmique (Ecosociété, 2023), entend proposer une théorie critique des algorithmes. Pour ce faire, les auteurs entendent rompre avec une perspective techniciste, qui considèrerait les technologies algorithmiques de manière indépendante – comme si le développement les propulsant répondait uniquement d’une logique technoscientifique autonome, en parfaite situation d’apesanteur sociale -, pour saisir la manière dont la révolution algorithmique procède pleinement d’une dynamique socioéconomique et sociopolitique qu’elle réagence à son tour ; en somme, l’entier de leur contribution s’appuie sur l’ « idée que les causes qui influencent le développement de l’IA sont étroitement liées aux reconfigurations du capitalisme, et que ce dernier est fondamentalement influencé par les nouvelles technologies algorithmiques » (p. 53).

    C’est donc l’intuition de ces affinités électives entre algorithmes et accumulation capitaliste qui constitue la trame théorique d’un ouvrage se présentant sous la forme d’une compilation de vingt thèses, et qu’il paraît loisible de considérer comme formant cinq segments : après un long préambule méthodologique organisé autour d’une dichotomie introduite par le théoricien marxiste des relations internationales Robert Cox[1], qui leur permet d’opposer leur propre ambition de constitution d’une théorie critique à une approche dominante qu’ils conçoivent comme relevant du problem-solving, Durand Folco et Martineau procèdent à un cadrage théorique général motivant la nécessité d’une articulation de toute théorie des algorithmes à une théorie du capitalisme (Thèses I et II). A la suite de quoi les auteurs se proposent d’amorcer l’étude du problème du réordonnancement algorithmique des formations sociales capitalistes par l’entrée de leur effet de recomposition des subjectivités individuelles (Thèse III) ; c’est plus spécifiquement à la dislocation algorithmique de la phénoménologie temporelle que s’intéressent Durand Folco et Martineau, qui soumet des individus assujettis à des stratégies de captation de leur temps d’attention numérique à un inéluctable sentiment d’accélération de la temporalité et des rythmes sociaux – une catégorie emprunté à la philosophie critique de la modernité de Hartmut Rosa[2].

    Du souci d’arrimer cette restructuration des sensibilités individuelles à une dynamique macrosociale, les auteurs en viennent alors à élaborer ce qui apparaît comme le cœur analytique de l’ouvrage, les thèses IV à IX proposant une exposition de ce que l’on pourrait nommer, par emprunt d’une formule marxiste, les lois de mouvement du capital algorithmique, ce tant du point de vue de leur logique formelle que de leur historicité, un chapitre étant consacré à la sociogenèse du capitalisme algorithmique (Thèse VIII). Dans cet ensemble, la thèse IX apparaît comme légèrement à part, en ce qu’elle traite plus spécifiquement de l’émergence, du fait même de la diffusion des technologies algorithmiques dans de larges secteurs du monde social, d’une forme sui generis de domination sociale, qualifié tantôt de pouvoir, tantôt de gouvernementalité algorithmique, ce de manière apparemment équivalente.

    S’ensuit, avant un ultime segment voué à la discussion des stratégies de résistance et de construction d’alternatives à la cristallisation capitaliste algorithmique de la société (Thèses XVIII à XX), un quatrième moment de la réflexion (Thèses X à XVII), qui se séquence en une myriade de ce qu’on pourrait décrire comme des pastilles théoriques – format tenant tant de l’étude de cas, mais qu’on aurait dépouillée de tout engagement avec un matériau empirique clairement circonscrit, que de la revue de la littérature entrecoupée d’illustrations puisées dans l’actualité – organisées de manière thématique (les conséquences de l’introduction des machines algorithmiques dans les pratiques d’État, causes algorithmiques de l’érosion démocratique, lecture des mutations géopolitiques contemporaines à l’aune de la prolifération algorithmique, illusions d’un dépassement algorithmique de la crise climatique, etc.). Si la démultiplication des enjeux abordés est tout à fait légitime au regard du postulat méthodologique dont on peut lire en filigrane qu’il est endossé par Durand Folco et Martineau[3], on ne peut que constater que, dans sa mise en exécution, celui-ci conduit à affubler leur contribution d’une allure quelque peu foisonnante, sinon bigarrée – c’est que la liaison explicite entre l’architecture théorique précédemment établie et la multiplicité des questions concrètes successivement traitées, des plus conséquentes aux plus anodines (on navigue de la rivalité hégémonique sino-américaine aux romances entre humains et robots) apparaît trop souvent distendue, sinon franchement lacunaire. Tant et si bien que ce manque de systématicité dans la discussion, frisant parfois l’antinomie, ne manque pas d’en amoindrir quelque peu la qualité. Ce d’autant plus que le mode opératoire retenu cantonne bien souvent le propos à un niveau de généralité rédhibitoire, la très faible mise à l’épreuve empirique le réduisant même occasionnellement à un statut purement spéculatif, sans jamais que les auteursn’opèrent de distinction explicite entre les divers degrés de robustesse des thèses esquissées.

    Dès lors, par-delà la contestabilité de leur contenu immédiat, les thèses composant cet ensemble se heurtent aux limites inhérentes à l’exercice auquel se livrent les auteurs. Car, soucieux d’aborder les thématiques les plus diverses, sommairement liées entre elles par le fil d’Ariane – parfois évanescent – de l’algorithmique, les auteurs sont contraints, pour parcourir un paysage intellectuel démesuré, de procéder par sauts et gambades. S’ensuit une propension à la reprise acritique de thèses populaires, quoique superficielles, sur certains problèmes, à la juxtaposition de cadres théoriques disjoints, et parfois incompatibles, et une absence de contrôle empirique des propositions avancées. Plutôt qu’à des « thèses », on a affaire à une succession de digests dont la formulation est in fine assez indépendante du cadre théorique construit en amont. Si les pastilles théoriques ainsi colligées pourront se lire à la manière d’un bon manuel condensant des références bibliographiques portant sur l’articulation de la diffusion des technologies algorithmiques aux objets les plus variés, il est moins certain qu’elles contribuent au progrès d’un programme de recherche adossées à une problématique clairement identifiable.

    Dès lors, plutôt que sur ce quatrième segment par trop diapré, c’est sur ce que l’on a précédemment qualifié de troisième bloc de l’ouvrage qu’il convient de se pencher si l’on souhaite saisir la spécificité de la proposition théorique de Durand Folco et Martineau, et en évaluer la pertinence.

    Ainsi qu’en témoigne le titre même de l’ouvrage, c’est autour de la catégorie de capital algorithmique que s’en déploient les principaux apports théoriques. Dès lors, c’est la logique interne de cette construction conceptuelle, et son potentiel d’élucidation de certains développements empiriques sinon intelligibles qu’il s’agira d’examiner ici. Pour ce faire, nous nous attèlerons de prime abord à une description générale du schéma théorique élaboré par les auteurs, dont nous nous escrimerons à signaler les limites en discutant la manière dont y sont mis en œuvre les catégories de travail et de valeur, avant de formuler quelques remarques conclusives portant notamment sur les implications politiques de l’ouvrage.

    La logique du capital algorithmique

    La notion de capital algorithmique n’est véritablement introduite qu’à partir de la thèse II, où les auteurs expliquent qu’elle doit permettre de « conceptualiser la convergence entre la logique d’accumulation du capital et l’usage accru de nouveaux outils algorithmiques » (p. 32) ; l’hypothèse sous-jacente semble donc tenir à l’affirmation que la diffusion de ces technologies au sein de l’espace de la valorisation capitaliste y génèrerait quelque chose comme une mutation qualitative (au niveau ontologique) qu’un effort de créativité conceptuelle serait seul à même d’éclairer (dimension épistémologique). C’est là la motivation fondamentale présidant à l’introduction du concept de capital algorithmique, qui renvoie à un « phénomène multidimensionnel », correspondant tout à la fois à une logique formelle, à une dynamique d’accumulation, à un rapport social et à une forme inédite de pouvoir (ibid.). Il faut d’emblée saluer la pertinence du geste consistant à tenir ensemble l’analyse des évolutions en cours dans l’ordre des forces productives et celles régissant la dynamique des rapports sociaux, avec une attention particulière à la manière dont s’entrelacent les deux dimensions. Si l’on peut arguer qu’il ne s’agit jamais là que d’une application minutieuse de la méthode dialectique inaugurée par Marx et Engels dans l’Idéologie allemande[4], force est de constater que, sans doute du fait de décennies de domination du paradigme constructiviste en sciences sociales[5], bon nombre de contributions se revendiquant par ailleurs d’une manière ou d’une autre du matérialisme historique en sont venues à négliger la manière dont les affordances de la technique venaient contraindre les possibilités de recomposition permanente des relations sociales, réduisant par là même le marxisme à une sorte de sociologie formelle[6]. Une fois acté cet accord de principe avec la saine discipline dialectique que déclarent s’imposer les auteurs, reste toutefois à interroger le détail de la description qu’ils nous proposent de la reconfiguration algorithmique du capitalisme, tel qu’il ressort principalement de la lecture des thèses IV à IX.

    On y comprend alors que Durand Folco et Martineau envisagent fondamentalement leur discours comme un prolongement de l’œuvre de Shoshana Zuboff[7], initiatrice du concept de capitalisme de surveillance, dont ils ambitionnent de dépasser les « angles morts » qui la grèveraient (p. 87). Aussi l’essentiel de la quatrième thèse consiste-t-elle en une honnête synthèse du cadre théorique de l’autrice. Rappelons donc que, s’inspirant de l’idée polanyienne selon laquelle l’opérationnalisation d’une économie de marché est conditionnée par la constitution préalable en marchandises de ces trois dimensions fondamentales de la vie matérielle de l’humanité que sont le travail, la monnaie et la nature – donnant lieu à autant de « marchandises fictives –[8], Zuboff estime que la prolifération des données massives, couplée à la concentration par certains acteurs privés de la capacité à y insuffler du sens par l’automatisation de leur analyse – c’est là la fonction des fameux algorithmes -, inaugure l’émergence d’une quatrième forme de marchandise fictive, aux lourdes implications :

    « La réalité elle-même est soumise au même type de métamorphose fictionnelle qui opéra sur les humains, la nature et l’échange. Désormais, la « réalité » est subsumée à la marchandisation et à la monétisation ; elle renaît en tant que « comportement » [behaviour]. Des données à propos des comportements des corps, des esprits et des objets s’intègrent dans un index universel, dynamique et en temps réel d’objets intelligents au sein d’un domaine global et infini d’objets connectés. Ce nouveau phénomène produit la possibilité de modifier les comportements des individus et des choses dans une optique de profit et de contrôle. »[9]

    En somme, l’activité des usagers de divers services online donne lieu à une trace numérique[10], sous la forme d’un agrégat de données comportementales, dont les entreprises en mesure de les capter tirent parti en développant à partir de leur analyse algorithmique de très fines capacités de prédiction des comportements futurs. Ce sont ces comportements futurs qui sont pour Zuboff transformés en marchandises, puis commercialisés auprès de tiers parties. Ajoutons que la philosophe, et Durand Folco et Martineau à sa suite, spécifie la logique de valorisation propre à ce capitalisme de surveillance en transposant la structure formelle de l’argument de Marx[11]. Ainsi donc, dans leur perspective, la mise en données de l’expérience humaine – la datafication (p. 76) – génèrerait non seulement une valeur d’usage permettant la sophistication des services numériques proposées, mais également un excédent conceptualisé en termes de surplus comportemental propriétaire mis à contribution par les capitalistes de surveillance pour le perfectionnement des algorithmes au travers desquels les données comportementales sont métamorphosées en produits prédictifs.

    Ce qu’il importe de bien identifier, c’est que la métamorphose de l’expérience humaine en données, puis leur monétisation par la confection de produits prédictifs à même de faire l’objet d’une transaction marchande, supposent une infrastructure technico-matérielle dont l’apparition n’a rien de spontané, mais nécessite au contraire un constant effort de mise en place et d’entretien par les firmes qui font reposer leur stratégie de profit sur les pratiques en question. D’où la prolifération, en amont de la captation, de moyens de surveillance voués à l’enregistrement et la mise en données systématiques de l’expérience humaine, mais aussi, à son aval, de machines algorithmiques permettant d’en extraire, non uniquement des capacités prédictives, mais bien plus encore des possibilités de sécuriser des comportements spécifiques de la part des utilisateurs. Car comme le soulignent les auteurs,

    « une prédiction se réalise davantage si l’on intervient afin d’orienter le comportement dans le sens de la prédiction. Des algorithmes peuvent par exemple vous proposer des produits à un moment précis de la semaine où vous dépensez normalement davantage, ou encore vous proposer des rabais sur des billets de spectacle de votre groupe préféré à partir des traces laissées ailleurs sur Internet, collectées par des appareils intelligents et échangées entre des centaines de tierces parties sans que vous en ayez conscience. » (p. 81)

    Apparaît alors comme décisive, au sein de la dynamique d’accumulation analysée, non uniquement l’expansion des forces prédictives, mais bien l’essor d’un véritable « contrôle algorithmique plus ou moins coercitif [des] […] comportements » (ibid., nous soulignons).

    S’ensuit une altération partielle de la dynamique de valorisation classique du capitalisme, caractérisée par Durand Folco et Martineau de manière explicite lorsqu’ils remarquent que, « [p]our Zuboff, ce n’est donc plus seulement le travail qui produit la valeur dans le capitalisme contemporain, mais l’expérience humaine elle-même, en ce qu’elle est productrice de données » (p. 76, souligné dans l’original). En réalité, certaines formulations des auteurs prêtent à Zuboff une position plus radicale encore, en ce qu’elles indiquent que celle-ci considèrerait que c’est l’essentiel, voir la totalité de la valeur qui procède, non plus du travail humain, mais de l’expérience. C’est là le principal point de divergence des auteurs avec l’analyse en termes de capitalisme de surveillance, ainsi qu’ils y insistent en conclusion du chapitre :

    « Nous avons donc un capitalisme sans travail, ce qui doit nous laisser perplexes. Il est effectivement mal avisé, selon nous, de conclure que le lien entre travail et valeur est définitivement rompu avec l’arrivée du capital algorithmique ou encore que les grands acteurs de la nouvelle ère du capitalisme produisent de la valeur sans autre forme d’intrant que l’expérience humaine datafiée. […] Au contraire, une vaste refonte du monde du travail bat son plein. » (p. 89)

    C’est sous le prisme des catégories de production algorithmique et de travail algorithmique qu’ils s’attellent alors à spécifier les mutations en cours (Thèses V et VI). En insistant de la sorte sur le rôle du travail, les auteurs entendent non seulement corriger ce qu’ils considèrent comme des limites de la position de Zuboff, mais aussi se positionner contre une littérature thématisant les dynamiques rentières au sein du capitalisme contemporain, considérant que la constitution de la notion de rente en point focal de l’analyse en viendrait à évacuer le problème du travail humain (p. 92)[12]. Quoique ce point soit contestable, bornons-nous pour l’heure à restituer l’argument des auteurs, pour qui le travail algorithmique se déclinerait en quatre « moments » : digital, extractiviste, industriel et domestique, chacun regroupant lui-même divers processus. Ainsi donc, le travail industriel comporte la production d’objets intelligents, la confection d’appareils divers mais aussi le travail logistique. Le travail extractiviste renvoie pour sa part aux tâches entourant l’extraction de ressources minérales et énergétiques nécessaires à la reproduction élargie du système technique sur lequel s’appuie le capital algorithmique. Quant au travail domestique, il renvoie à la sphère de la reproduction sociale. Enfin, le travail digital[13] est essentiellement défini, à la suite du sociologue Antonio Casilli[14], comme « un travail tâcheronnisé et datafié, qui sert à entraîner les systèmes automatiques » (cité p. 95) et à maintenir l’« architecture économique de[s] […] plateforme[s] » (ibid.). Relève notamment de cette catégorie, et c’est, comme le reconnaissent les auteurs eux-mêmes, un point polémique dans la littérature sur la question, le travail social en réseau, qui renvoie à toute forme de « travail effectué par les usagers des plateformes, souvent gratuitement, pour faire fonctionner ces dernières, ou pour les améliorer » (p. 98) – une illustration paradigmatique étant celle de l’usager d’Instagram scrollant sur son fil d’actualité et ponctuant les contenus qu’il y consulte d’appréciations positives[15].

    Consécutivement à cette typologie des modalités du travail algorithmique, Durand Folco et Martineau en viennent finalement, dans la septième thèse, à décrire la séquence de valorisation du capital algorithmique, qu’ils synthétisent en une formule générale (pp. 135-139): Expérience humaine – Données – Marchandises algorithmiques + Travail algorithmique – Données massives + Marchandises prédictives – Surplus d’argent

    On y décrit donc la manière dont l’expérience humaine datafiée permettrait, par la combinaison des marchandises et du travail algorithmique, la génération d’un surplus de données commercialisées sous la forme de marchandises prédictives, à l’occasion de transaction dont la réalisation apporte aux plateformes un profit sous forme monétaire.

    Ayant reconstruit la logique de l’argument des auteurs, il convient désormais d’en éprouver la consistance interne et la pertinence.

    Du travail à ne plus savoir qu’en faire

    Commençons par considérer l’intérêt de la catégorie originale de travail algorithmique. Si l’on ne peut qu’être convaincu par la nécessité de conserver à l’esprit, quand bien même l’on se donne pour objet les réalités a priori les plus immatérielles (comme numérique ou l’algorithmique), tant l’inéluctabilité du travail humain dans la reproduction matérielle des sociétés humaines, que la persistance de son exploitation dans le cadre des rapports de production capitalistes et du salariat – ce que le sociologue Juan Sebastiàn Carbonell nomme opportunément la double centralité, anthropologique et sociale, du travail[16] -, force est de constater que la manière dont ce postulat est ici opérationnalisé est loin d’être convaincante. Ce qui frappe de prime abord, c’est la très grande diversité des phénomènes qui sont subsumés sous l’unique notion de travail algorithmique, qui regroupe tant les employés des mines de coltan en République démocratique du Congo (travail extractiviste), que la Youtubeuse postant des vidéos dans lesquelles elle propose des critiques de ses films favoris, ou quiconque visionne du contenu sur TikTok (travail digital toujours), mais encore le cariste d’un entrepôt (travail industriel), que celui qui utilise sa tablette numérique pour effectuer des achats de provisions en ligne (travail domestique). On est dès lors en droit de se questionner sur l’utilité heuristique d’une notion qui renvoie tendanciellement à l’ensemble des activités humaines.

    Du reste, on voit mal ce qui permet d’affubler bon nombre des tâches ainsi répertoriées du qualificatif d’algorithmique. Si l’on tente de reconstituer les raisons motivant une telle nomenclature, on s’aperçoit, pour ce qui est du cas du travail domestique, qu’elle se justifie pour les auteurs du fait de la prolifération d’appareils connectés dans les foyers, qui, d’une part, s’« hybrid[erait] » aux dépositaires du travail ménager (rôle la plupart du temps dévolu aux femmes) dans la réalisation des corvées qui leur incombent, tout en favorisant, d’autre part, l’extraction de données sur les individus en question et leurs pratiques (p. 110). Outre le fait qu’aucune estimation chiffrée du niveau de pénétration de tels outils intelligents au sein des ménages ne soit proposée, pas plus que n’est discutée la différenciation selon diverses variables sociologiques de la possibilité d’une transformation de son domicile en smart home, il est dans l’intégration que font les auteurs du travail domestique à l’accumulation capitaliste une difficulté autrement plus principielle : car s’il est un acquis des travaux s’inscrivant dans la tradition du féminisme matérialiste (déjà évoqué supra, voir note infrapaginale 6), c’est que l’exploitation du travail domestique relève d’une réalité tout autre que celle de l’exploitation capitaliste. Dans le vocabulaire de Delphy, mode de production domestique et mode de production capitaliste, s’ils s’imbriquent bien sûr empiriquement selon des modalités variables, du point de vue diachronique autant que dans une perspective synchronique, qu’il s’agit toujours d’analyser de manière circonstanciée, relèvent de logiques distinctes[17]. Pour le dire lapidairement, l’un des points cruciaux qui autorise à dissocier exploitation salariale et exploitation domestique tient à ce que celle-ci se situe fondamentalement en dehors du champ de la valorisation. Là où le salariat n’intervient que dans une économie marchande généralisée, la subordination des prolétaires aux capitalistes opérant par la médiation de relations marchandes qui en dissimulent une part de la crudité, la soumission des femmes à leurs « chefs de famille » – selon une expression dont le langage juridique ne se défit que dans les années 1970 en France – s’instancie selon des modalités qui ne sont pas sécrétées par le fait marchand. Ainsi, il paraît hasardeux, du point de vue analytique, d’adosser cette notion de travail domestique à l’accumulation capitaliste, fût-elle algorithmique.

    Mais Durand Folco et Martineau ne s’en tiennent pas là, et suggèrent une autre considération pouvant conduire à insérer le travail domestique, en tant que type spécifique de travail algorithmique, au procès de valorisation capitaliste. C’est que la profusion de « plateformes numériques d’allocation de travail ménager » à laquelle assisteraient les sociétés dites développées témoignerait d’une « tendance à exacerber et à privatiser de [la] […] sphère [domestique], en l’arrimant le plus complètement possible au marché » (ibid.) Au risque de paraître excessivement sourcilleux, on pourrait arguer de ce que la marchandisation de certaines tâches en vient précisément à les abolir en tant que travail domestique, et que, comme les auteurs le remarquent d’ailleurs eux-mêmes, cette renégociation de la segmentation entre marchand et domestique n’est pas propre à la période qu’ils considèrent comme relevant du capitalisme algorithmique. Le processus semble donc davantage relever de ce que Fraser envisage comme d’un déplacement de la « frontière » (boundary) entre l’économie et ses conditions de possibilité non-économiques[18], et dont le repérage permet la périodisation du capitalisme sous la forme de régimes d’accumulation divers[19]. Là encore, si l’identification du fait empirique du redécoupage de la démarcation entre économique et domestique est loin d’être dénuée d’intérêt, on saisit assez mal en quoi elle contribue à promouvoir le bien-fondé de la catégorie de travail algorithmique en tant que telle.

    On ne sera pas davantage convaincu par la mobilisation par les auteurs de l’exemple « cousu main »[20] du

    « mineur congolais qui sort de terre avec un chargement contenant du coltan et qui utilise son téléphone portable pour faire un appel, [du] chef de milice qui envoie un message instantané pour coordonner son attaque sur un site potentiellement riche en ressources, [de] l’acheteur du comptoir qui suit sur son téléphone le cours des prix de transaction du coltan sur les marchés en temps réel, [du] négociant qui transige par Internet avec ses clients internationaux. » (p. 103)

    qui « incarne[raient] autant d’interconnections [sic] complexes entre les moments extractiviste et digital du travail algorithmique » (ibid.). On se demandera alors s’il est bien nécessaire de déployer des trésors de subtilité dialectique pour permettre l’interprétation de la consultation par d’aucuns acteurs sociaux de leur portable sur leur lieu de travail, et si c’est là un état de fait qu’il est pertinent de conceptualiser comme un entrelacs d’instanciations d’un unique phénomène, celui du travail algorithmique, en une pluralité de « moments ».

    Sans doute la sous-catégorie la plus à même de justifier la mise au point du concept de travail algorithmique se trouve-t-elle du côté du travail digital, et plus spécifiquement de la notion de travail social en réseau. De par leur simple activité sur les réseaux sociaux numériques, les usagers des dispositifs en question produiraient des traces numériques dont l’extorsion non rémunérée par les plateformes serait au fondement des stratégies de valorisation mises au point par celles-ci. Par là même, le temps de loisir, historiquement défini comme « discrétionnaire » et « extraéconomique » (p. 61), et donc caractérisé par son découplage, voire son émancipation des stricts impératifs de la reproduction matérielle, se trouverait à l’ère numérique subordonné à la sphère de la production et du marché. Prendrait alors forme une caducité de la distinction traditionnelle entre temps de loisir improductif et temps de la nécessité économique : le « temps de loisir, un temps non travaillé et non rémunéré, devient lui-même productif : il produit des données qui, une fois valorisées, participent de l’accumulation du capital » (pp. 62-63, souligné dans l’original). Les consommateurs des services numériques proposées par les plateformes deviennent dès lors des travailleurs productifs dont la contribution ne se voit gratifiée d’aucune contrepartie pécuniaire, à l’inverse du salarié classique qui voyait son implication dans le procès de valorisation compensé à hauteur de la valeur socialement définie comme étant requise pour sa propre reproduction ; c’est là ce qui fonde la justification de la mobilisation par les auteurs de l’idée d’une accaparation gratuite par les capitalistes de plateforme du travail des usagers, ainsi que la légitimité du recours, à la suite de Zuboff, à la notion d’ « accumulation par dépossession » (p. 133). On le voit, c’est tout l’appareil conceptuel de la théorie marxienne de l’exploitation qui est transposé au cas du supposé travail digital :

    « En somme, la valeur des données provient du travail algorithmique appliqué à une expérience humaine extraite gratuitement, laquelle représente un temps productif non rémunéré, généralement sous la forme d’un temps d’attention. Nous pouvons ainsi parler de relations d’exploitation du travail digital et de dépossession de l’expérience humaine par le capital algorithmique, qui permet de dégager une forme inédite de survaleur monétisable (le fameux surplus comportemental décrit par Zuboff) » (pp. 133-134)

    Notons au passage que s’opère subrepticement un glissement conceptuel : de l’idée initialement suggérée dans leur reconstruction critique de Zuboff selon laquelle cohabiteraient au sein du capitalisme algorithmique deux sources indépendantes de valeur, l’expérience humaine et le travail algorithmique, Durand Folco et Martineau semble désormais estimer – mais sans que ne soient jamais explicitement thématisées les raisons de cette reformulation – qu’il est possible d’édifier le travail algorithmique comme unique principe de génération de la valeur, réduisant l’expérience humaine, tantôt à la matière travaillée par celui-ci, tantôt à un temps productif en tant que tel, mais dont la pleine actualisation du caractère productif serait conditionnée à sa combinaison à un autre type de travail. Où l’on voit que règne, dans la discussion que font les auteurs de la reconfiguration de la valorisation à l’ère du capital algorithmique – qui constitue pourtant le principal apport conceptuel de leur ouvrage – un très grand flottement, lequel ne semble pas porter sur les seules formulations, mais bel et bien tenir à la manière même dont sont mises en rapport les principales catégories théoriques mis en œuvre.

    En outre, laissant même pour l’instant de côté le flou notionnel pour le moins dirimant qui traverse le propos des auteurs – mais sur lequel on ne manquera pas de revenir -, il faut noter que ceux-ci ne discutent à aucun moment la très vaste littérature existant sur l’opportunité d’assimiler toutes les formes de pratiques numériques à du travail, quoiqu’ils en mentionnent l’existence ; celle-ci est évincée par une simple affirmation tautologique, supposée tenir lieu de preuve :

    « le travail social en réseau […] est plus controversé, au sens où même le considérer comme un travail fait débat dans la littérature. D’un côté on présente l’interaction entre plateformes et usagers comme un acte plaisant de divertissement, un loisir, et de l’autre, on le présente comme un travail. Nous sommes d’avis que le travail social en réseau représente un acte productif de valeur économique, et qu’en ce sens il peut être utile de le considérer comme un travail, parfois pénible et aliénant, parfois ludique et agréable, mais au bout du compte comme une forme de travail. » (p. 98, souligné dans l’original)

    Quid alors des nombreuses analyses qui nient la pertinence de la catégorie de travail digital ? Car il apparaît bel et bien que celle-ci n’est guère plausible, comme le note Ulysse Lojkine, lorsqu’il précise que subsumer l’entièreté des pratiques numériques sous le concept de digital labour revient in fine à « faire violence au sens commun, qui y voit plutôt des activités », mais également à « l’analyse économique causale […], car le surplus dégagé par les plateformes semble proportionnel à la rareté des informations qu’elles captent, plus qu’au temps d’activité qu’il a fallu pour générer ces informations »[21]. Pour sa part, Carbonell insiste sur le fait que le supposé travail numérique « échappe aux dynamiques du travail sous le capitalisme », en ce que les « ‘travailleurs numériques’ ne sont pas soumis au pouvoir réglementaire, disciplinaire et de direction des entreprises du Web »[22].

    Plus généralement, d’un point de vue marxiste, il paraît plus fécond de considérer que les « données produites ou laissées par les usagers d’Internet sont plutôt un moyen pour les entreprises du Web de réduire les coûts de circulation du capital en facilitant la publicité ciblée, ou en facilitant l’accès de certains produits à de certains marchés »[23]. En effet, il est douteux que quiconque soutienne la thèse que les usagers du bus, lorsqu’ils patientent sous un édicule et aperçoivent les affiches publicitaires qui y investissent bien souvent les parois, sont en fait en train de produire de la valeur pour les firmes faisant ainsi la propagande de leurs produits. Durand Folco et Martineau échouent à démontrer que la plus fine granularité ou le plus gros volume d’informations en vigueur dans le cas numérique transposent de la sphère de la circulation à celle de la production les activités considérées[24].

    Somme toute, la faible densité conceptuelle de la catégorie de travail algorithmique, grevée d’une multitude d’apories, interdit d’adhérer à la conviction des auteurs selon laquelle il s’agirait là d’un outil théorique crucial pour la compréhension des développements contemporains de la subordination capitaliste du travail humain. Sans doute conviendrait-il, plutôt que de s’obstiner à étendre indûment le périmètre de ce qui relèverait du travail, de s’interroger sur la mutation dans la nature de la discipline et du contrôle au et du travail qu’induit l’introduction des technologies algorithmiques, sur la base de l’hypothèse d’une émergence d’un management algorithmique donnant lieu à ce que la sociologue Sophie Bernard nomme, dans le cas des chauffeurs Uber, une « autonomie au travail encadrée »[25], ou qu’une juriste intervenant lors d’un récent colloque organisé par l’Université de Toulouse sur la question du microtravail décrivait comme une « horizontalisation de la surveillance »[26] ; en effet, c’est bien les frontières traditionnelles de la dichotomie entre conception et exécution et, partant, des dynamiques de pouvoir sur le lieu de travail, que semblent venir percuter les formidables capacités de coordination algorithmique – sans pour autant que cela signifie une obsolescence du groupe social que composent cadres du privé ou du public[27], contrairement à ce qu’affirment les auteurs (p. 141), ni encore que l’on assisterait à l’avènement d’une coordination enfin libérée du contrôle et des asymétries de pouvoir qu’il suppose.

    Par ailleurs, on a pu constater, à l’occasion de notre discussion du concept de travail algorithmique, que son intégration au circuit de valorisation n’était pas sans laisser poindre un certain degré d’approximations dans la conceptualisation qui était faite de la catégorie même de valeur. Aussi est-il opportun de se livrer à un examen plus approfondi de la formule générale du capital algorithmique esquissée par Durand Folco et Martineau.

    La valeur de la théorie

    Dans son ouvrage déjà classique, Capital is dead, la chercheuse en théorie de la communication McKenzie Wark, s’interrogeant sur les conditions de possibilité de forge d’une écriture scientifique à même de saisir l’originalité du mode de production vectorialiste, dont elle argue qu’il vient se surajouter, tout en le subvertissant, au capitalisme, distingue une solution potentielle dans la voie qui consiste à déjouer l’ossification dont sont l’objet certaines catégories conceptuelles du fait de leur inlassable et routinière application, laquelle interdit de repérer l’inédit qui se fait jour dans l’empirie. Elle enjoint tout au contraire à « produire un langage différent à partir de ce qui nous a été transmis, plutôt que de s’échiner à interpréter l’essence éternelle du texte comme s’il nous était possible de reproduire toujours davantage du même », déclarant que « la pratique du style de la négation requiert, de nos jours, la négation de certains styles anciens »[28]. Elle prétend ainsi qu’un dispositif rédactionnel à même d’œuvrer à une telle entreprise fut proposé par Guy Debord à travers sa notion de détournement[29]. Le pari stylistique consiste en l’intuition qu’en imprimant une légère torsion à des citations auxquelles la sempiternelle répétition, par le truchement de la chaîne infinie des exégèses et des commentaires, a insufflé un caractère canonique, sinon dogmatique, il est possible d’en retrouver la dimension proprement révolutionnaire, du point de vue intellectuel autant que politique. Le cas paradigmatique évoqué par Wark est celui du fameux fragment inaugural de La Société du Spectacle[30], qui éclot par paraphrase du fameux incipit du Capital, dans lequel on apprend que « la richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste apparaît comme une ‘gigantesque collection de marchandises’ »[31].

    Quoique Durand Folco et Martineau ne citent à aucun moment Wark, tout se passe comme s’ils s’inspiraient, dans leurs propres procédés d’écriture et de recherche, de sa réflexion sur la fonction du détournement dans l’identification et la description des dynamiques de recomposition les plus récentes du mode de production (post-)capitaliste[32]. C’est bien sous ce prisme qu’il semble falloir comprendre l’assertion selon laquelle « la richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste algorithmique s’annonce comme une gigantesque accumulation de données », la donnée s’érigeant en « forme élémentaire de cette richesse » (p. 125). Une proposition au cœur de l’élaboration de la formule générale du capital algorithmique, faisant elle-même figure de détournement de la formule générale du capital à laquelle Marx consacre la deuxième section du premier volume du Capital[33]. On peut toutefois d’emblée noter que l’isomorphisme entre les édifices théoriques de Durand Folco et Martineau d’une part, et celui de Marx d’autre part, est bien loin d’être parfait, puisque l’on ne tarde pas à apprendre que, « [p]our produire de la valeur, les données et les algorithmes doivent être transformés en marchandises » (p. 133) – affirmation qui appelle trois remarques. Tout d’abord, il apparaît que la donnée, contrairement aux réflexions communiquées tout juste auparavant, n’est pas seule à revêtir la fonction théorique qui est celle de la marchandise chez Marx, puisqu’on nous indique qu’il en va de même des algorithmes qui, eux aussi, constituent l’homologue, au sein de la construction intellectuelle du capitalisme algorithmique, de la marchandise dans celle du capitalisme classique. C’est d’autant plus perturbant que, lors de précédents développements, les auteurs concédaient « ne pas souhait[er] généraliser » l’ « analogie conceptuelle entre marchandise et algorithme » dont ils notent qu’elle « ne tient pas en tout point » (p. 106). Cette équivalence fonctionnelle, explicitement évacuée, est pourtant réintroduite sans justification particulière.

    La deuxième considération qu’inspire la citation porte sur l’idée que données et algorithmes, une fois métamorphosées en marchandises, seraient à même de produire de la valeur. Il nous avait pourtant été précédemment indiqué que c’était l’expérience humaine – certes sous sa forme datafiée – qui était, aux côtés du travail algorithmique, à l’origine de la valeur dans le cadre du capitalisme algorithmique. On apprend désormais que ce n’est pas cette expérience en tant que telle qui produit la valeur (perspective de Zuboff jamais explicitement réfutée par les auteurs), mais les données et les algorithmes. Assertion là encore immédiatement contredite, puisque l’on précise au paragraphe immédiatement consécutif que « la valeur des données provient du travail algorithmique appliquée à une expérience humaine extraite gratuitement, laquelle représente un temps productif non rémunéré, généralement sous la forme d’un temps d’attention » (p. 133-134). Mais ce temps d’attention non rémunéré, il nous avait été présenté comme du travail social en réseau, notion participant de la catégorie plus générale de travail algorithmique. Faut-il alors comprendre que le travail algorithmique produit de la valeur en s’appliquant à lui-même après avoir été « extrai[t] gratuitement » ? En quoi, du reste, le travail productif peut-il être dit s’appliquer sur les données ? Ne conviendrait-il pas plutôt de l’estimer encadré ou orienté selon des procédures algorithmiques alimentées par des données ?

    Enfin, le troisième commentaire suggéré par la formulation de Durand Martineau et Folco consiste en l’expression d’un certain scepticisme quant à l’idée même du parallélisme conceptuel tissé entre données et marchandises. Notons du reste que les auteurs ne s’y tiennent pas eux-mêmes, puisque, loin de considérer la donnée comme l’équivalent fonctionnel, dans le schéma abstrait de la valorisation du capital algorithmique, de la marchandise au sein du circuit du capital décrit par Marx, prétendent au contraire que la donnée doit être soumise à un processus de marchandisation, c’est-à-dire devenir elle-même marchandise pour être intégrée dans le procès d’accumulation et de valorisation capitaliste. Il s’agit cependant là de deux propositions théoriques tout à fait distinctes, quand bien même les auteurs échouent à faire le départ entre l’une et l’autre. Reste que, si les auteurs laissent parfois à penser que c’est la première optique, plus ambitieuse sur le plan théorique, qui structure leur pensée, il semble que ce soit sur la seconde option d’une marchandisation des données que se fonde leur formule générale.

    Pour plus modeste qu’elle soit d’un point de vue conceptuelle, cette hypothèse de la donnée-marchandise (pp. 133-135) est pourtant largement invalidée par simple confrontation empirique. Car, contrairement à ce qui est bien souvent laissé entendre, les transactions marchandes portant sur les données constituent en réalité un phénomène marginal. Comme y insiste une récente contribution théorique sur la comptabilité des données numériques,

    « [s]i les firmes faisaient l’acquisition de toutes, ou de la plupart, de leurs actifs de données [data assets] sur la base de transactions marchandes, comme elles le font pour leur capital tangible, mesurer le coût des données reviendrait, du point de vue conceptuel, à mesurer les dépenses contractées par une entreprise de construction lors de l’acquisition de […] [machines-outils]. A l’inverse, la plupart de l’information numérique mobilisée par les firmes ne sont pas acquises sur le marché, mais produites à l’interne [produced in-house]. »

    C’est pourquoi l’« adoption d’une approche fondée sur le marché [market-based approach] se confronte à de nombreux obstacles », parmi lesquels la pure et simple inexistence de « marchés bien définis pour la plupart des données »[34]. De manière tout à fait convergente, Brett Christophers explique cet état de fait par l’existence de forts coûts de transaction limitant la survenue des échanges marchands portant sur les données, mais aussi, de manière plus fondamentale, par l’absence de fongibilité[35] des données[36]. Tant et si bien qu’il est indispensable de reconnaître que « [p]our l’heure du moins, la datafication du capitalisme est avant tout un phénomène propre à la production capitaliste – prenant place, de manière interne, à l’échelle des capitaux individuels – plutôt que caractéristique de l’échange capitaliste »[37].

    C’est du reste ce que sont obligés de reconnaître Durand Folco et Martineau eux-mêmes, puisqu’après avoir longuement devisé sur l’impératif détour par la forme-valeur des données comme des algorithmes, ils en viennent finalement à préciser que les « données ne sont pas simplement monétisées et vendues sur le marché, car elles représentent un actif stratégique pour extraire un maximum de profits […] », tant et si bien qu’elles « constituent aujourd’hui un capital fixe incorporé aux moyens de production algorithmique, un bien de capital, au même titre que différents outils et machines permettant de générer de la valeur » (p. 137) – où l’on apprend du reste, contre l’entièreté des acquis de la tradition marxiste dont les auteurs se réclament, que les machines et les outils produisent de la valeur.

    Ce sfumato théorique, qui fait un usage abondant, quoique loin d’être dialectique, de l’antinomie et de la contradiction, ne manque pas de laisser songeur, tant et si bien qu’on ne saisit plus ce qui relève de la marchandise ou du capital, du travail productif de valeur ou non ; pas plus qu’on ne parvient à véritablement identifier le lieu exact, au sein de la formule générale du capital algorithmique, où intervient l’incrément de valeur qui motive la mise en branle de l’entièreté du système : est-ce au niveau des données ? De l’expérience humaine non rémunérée ? Du travail algorithmique ? Ces catégories sont-elles vraiment distinctes les unes des autres ? De plus, les capitalistes accumulent-ils les données pour leur valeur, ou pour leur potentiel de génération d’un surcroît de valeur ? Ou bien pour une tout autre raison encore, celle de la coordination algorithmique d’un écosystème productif dont le contrôle les autoriserait à procéder à la captation d’une part de la valeur qui y est sécrété, ainsi que Durand Folco et Martineau semblent le suggérer sur la base des travaux de Kenney et Zysman[38] (cités aux pp. 93-95) ? Mais ils ne manquent pas de critiquer plus loin la thèse du techno-féodalisme de Cédric Durand[39] (pp. 174-178), dont les affinités avec cette perspective sont toutefois évidentes, et insistent, on l’a vu, sur le caractère producteur de valeur des algorithmes et des données, là où les travaux de Kenney et Zysman, de Durand et d’autres, quoique fort hétérogènes à bien des égards, s’accordent néanmoins à envisager le numérique à partir de l’intuition qu’il autorise une ponction d’une valeur produite par ailleurs, i.e. à l’aune de la catégorie de rente[40].

    On tirera de tout cela un enseignement par la négative, celui de la nécessité de se défier des perspectives théoriques qui ne prendraient pas acte de ce qu’il semble bien falloir comprendre comme une résistance fondamentale des données numériques à la subordination aux mécanismes traditionnels de la régulation marchande, et qui, partant, doivent interroger sur l’opportunité de rabattre l’élucidation de l’originalité de leur imbrication aux lois de mouvement du mode de production capitaliste sur l’unique catégorie de la valeur. La valorisation de la valeur, bien entendu, demeure la ligne de force sans prise en considération de laquelle il est impensable d’envisager saisir quoi que ce soit de la dynamique du capitalisme contemporain. Pour autant, la conquête théorique des modalités de recomposition de la trajectoire du capital à l’ère des algorithmes et de la prolifération des données numériques requiert un effort de créativité conceptuelle que les confusions et palinodies inhérentes à la proposition de Durand Folco et Martineau, nous semble-t-il, sont bien loin de mettre en œuvre. S’il en est ainsi, c’est notamment, suggèrera-ton, en raison d’une assimilation trop peu rigoureuse de la théorie marxienne de la valeur[41]. Faute d’un vrai engagement avec ce cadre, les auteurs ne sont guère en mesure d’en pointer les éventuelles limites dans l’analyse de la spécificité du système socioéconomique à laquelle ils ambitionnent de se livrer, et, le cas échéant, d’opérer leur dépassement critique par la constitution d’une matrice théorique cohérente sur le plan interne autant qu’utile dans la mise en lumière des faits stylisés caractérisant la période contemporaine.

    Car il faut bien reconnaître que ce n’est que tout à fait exceptionnellement que les auteurs abordent des éléments empiriques à l’aune de leur modèle conceptuel – on trouve bien l’évolution des plus considérables capitalisations boursières sur la période 2006-2021 (d’ailleurs non sourcée) ainsi qu’une reproduction de la mouture 2022 du classement Fortune Global 500 des firmes générant les plus forts revenus (voir respectivement p. 171 et p. 173), mais guère plus. Jamais n’est proposée nulle explication originale des tendances macroéconomiques caractéristiques de la phase la plus récente du capitalisme, qu’il s’agisse de la consolidation des inégalités de revenu et de patrimoine, de l’épuisement des gains de productivité, du paradoxe du profit sans investissement ou encore de la stagnation séculaire[42]. Aussi en vient-on à s’interroger sur une construction intellectuelle qui ne s’adonne que sporadiquement à l’investigation d’une réalité dont elle devrait pourtant aspirer à l’intelligence. Tant et si bien que le détournement apparaît ici comme relevant davantage du pastiche.

    Conclusion

    En définitive, la somme que consacrent Durand Folco et Martineau au capital algorithmique, si elle parvient par moments à livrer quelques intuitions stimulantes – on songe à la méditation esquissée quant à la dimension fétichiste revêtue par les algorithmes (pp. 105-108), ou encore à l’identification, sous la modalité de la gouvernementalité algorithmique, d’une forme inédite de domination sociale (Thèse IX) -, ne nous paraît pas de nature à informer de manière pertinente les débats entourant la restructuration de la dynamique du capital sous l’influence de l’intelligence artificielle et des données massives. En effet, les intuitions en question sont le plus souvent, soit énoncées sur le mode allusif, soit dépourvues de tout ancrage dans l’architecture théorique informant l’ouvrage ; les réflexions sur le pouvoir algorithmique sont ainsi passablement déconnectées de l’analyse économique, les tentatives explicites d’articulation originale entre le politique et l’économique à l’ère des algorithmes, qui s’incarnent notamment dans la littérature interrogeant l’hypothèse techno-féodale[43], faisant par ailleurs l’objet d’une critique expéditive (pp. 174-178) usant abondamment du sophisme de l’homme de paille, les auteurs démontant soigneusement l’idée que l’on assisterait à une simple résurgence involutive du féodalisme classique – thèse erronée sans doute, mais que nul ne soutient.

    Quant aux apories conceptuelles de l’ouvrage, sur lesquelles la présente contribution a longuement insisté, leur mise en exergue ne manquera sans doute pas de soulever une objection qu’il importe d’évacuer d’emblée : leur identification, nous semble-t-il, et contrairement à ce qu’arguerait volontiers un certain positivisme, ne se cantonne pas à un pur exercice spéculatif, pas plus que ne serait dogmatique ou anachronique le principe qui les motive, celui d’une adhésion à la conviction que la formulation rigoureuse d’une théorie de la valeur constitue le geste fondateur de toute critique de l’économie politique. Tout au contraire, le travail de construction rigoureuse de catégories élémentaires conditionne le caractère opératoire même du cadre théorique que celles-ci informent. Car c’est de par la mise en interaction desdites catégories qu’il devient possible de détecter non seulement la logique du système socioéconomique que l’analyse se propose de prendre pour objet, mais également les contradictions objectives qui le traversent tout en le structurant. Tant et si bien qu’une minutie lacunaire dans l’élaboration conceptuelle obère la possibilité même de saisir l’« ordre social institutionnalisé » – selon une formule que Durand Folco et Martineau empruntent à Nancy Fraser (pp. 43-46) – comme une réalité dynamique, ou, mieux, dialectique. Bien plutôt, le capitalisme algorithmique fait figure d’entité monolithique et totalisante, de sorte que toute stratégie visant à en opérer la subversion, pour ne rien dire même d’une possible mise en œuvre de son dépassement révolutionnaire – ce qu’on pourrait qualifier comme relevant du domaine propre de la et du politique – n’est en fait qu’envisagé sous la modalité, non de la lutte, mais de la résistance – ainsi qu’en témoigne du reste l’insertion du terme dans l’intitulé même de l’ouvrage.

    Plutôt qu’à la circonscription consciencieuse de ce que le philosophe marxiste Ernst Bloch considérait comme les possibilités objectivement ancrées dans le réel, du fait même de sa nature contradictoire et dynamique – condition de l’invention de représentations de sociétés futures qui ne relèveraient pas de la pure chimère spéculative, mais bien de l’utopie concrète, du réel non encore advenu[44] -, les auteurs se contentent d’une variation autour des réflexions générales formulées par Jérôme Baschet autour de l’idée de basculement, et des intuitions stratégiques développées par Erik Olin Wright[45] (Thèse XVIII) – lesquelles ne posent in fine jamais véritablement la question du pouvoir, pas plus qu’elles ne traitent du problème de la conflictualité et des institutions les canalisant, tenant implicitement le post-capitalisme pour le royaume de la coopération sociale spontanée et enthousiaste -, qu’ils couplent à une méditation idéaliste et moralisante sur les vertus qu’il conviendrait de cultiver face à l’hégémonie du capitalisme algorithmique (Thèse XIX). Quant aux coalitions de classes sociales à même de constituer un bloc social dominant antagonique aux intérêts du capital algorithmique[46] ou aux modalités d’articulations entre politique institutionnelle et mouvement social qui en favoriseraient l’accès à l’appareil d’État, rien n’en est dit.

    Que ce soit du fait de la grande confusion conceptuelle qui s’y manifeste, de l’abandon de toute démarche empirique dont il fait montre, ou encore des implications politiques et stratégiques qu’il produit, on ne pourra considérer l’ouvrage de Durand Folco et Martineau comme un point d’appui suffisamment solide pour y fonder la réflexion critique qu’appelle l’originalité des développements les plus récents du capitalisme. Reste une utile compilation de références bibliographiques portant sur la question, que l’on pourra lire à la manière d’une anthologie.

    Notes

    [1] Cox (R. W.), « Gramsci, Hegemony and International Relations : An Essay in Method », Millennium, 12 (2), 1983.

    [2] Rosa (H.), Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010.

    [3] Postulat qu’on pourrait expliciter en indiquant qu’il estime que la catégorie abstraite de capital algorithmique, quoiqu’elle soit la seule à même de fonder tout effort scientifique visant à fournir l’intelligence de la réorganisation globale de la réalité sociale du simple fait qu’elle renvoie au principe générateur dont procède ladite réorganisation, ne saurait toutefois, et de manière réciproque, voir la logique selon laquelle elle opère être reconstruite mentalement sans confrontation minutieuse à l’ensemble des réalités locales en lesquelles elle se diffracte. On aura reconnu la méthode du « concret de pensée » (Gedankenconcretum) introduite par Marx dans les Grundrisse Marx (K.), Manuscrits de 1857-1858, dits « Grundrisse », Paris, Editions sociales, 2011, p. 56‑65 ; pour une introduction synthétique, voir Duménil (G.), Löwy (M.), Renault (E.), « Concret de pensée », Les 100 mots du marxisme, Paris, PUF, 2009, p. 36‑37.

    [4] Marx (K.), Engels (F.), L’idéologie allemande, Paris, Editions sociales, 1976.

    [5] A la suite de l’ouvrage des sociologues Berger (P.), Luckmann (T.), La Construction sociale de la réalité, Paris, Armand Colin, 2018, qui canonise l’expression de « construction sociale » ; pour une discussion épistémologique de la pertinence du paradigme, on pourra se reporter à Hacking (I.), Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?, Paris, La Découverte, 2008.

    [6] On pense aux récents travaux de Nancy Fraser, dont Durand Folco et Martineau, s’ils y sont fondamentalement sympathiques, ne reconnaissent pas moins que s’y exprime un oubli complet du problème du développement des forces productives (pp. 43-46 de l’ouvrage ici recensé, et notamment p. 46 pour la critique de la scotomisation des forces productives à laquelle cède la philosophe) ; pour la présentation par l’autrice de son projet théorique, on se réfèrera à Fraser (N.), Jaeggi (R.), Capitalism. A Conversation in Critical Theory, Hoboken, New Jersey, Wiley, 2018 ; Fraser (N.), Cannibal Capitalism. How Our System Is Devouring Democracy, Care, and the Planet – and What We Can Do about It, London, UK and New York, NY, Verso, 2022 ; on songe aussi à l’ambition de Michael Burawoy et Erik Olin Wright de fonder un « marxisme sociologique », où la substitution du couple conceptuel « rapports dans la production – rapports de production » au binôme classique « forces productives – rapports de production », quoique autrement plus légitime du point de vue scientifique, n’en court pas moins le risque, dans ses concrétisations effectives, de rabattre l’entier de l’analyse du côté d’une sociologie formelle des relations professionnelles somme toute relativement oublieuse des questions technico-matérielles. Voir Burawoy (M.), Wright (E. O.), Pour un marxisme sociologique, Paris, Editions sociales, 2021, note infrapaginale 27, p. 39. Enfin, on a également à l’esprit le courant du féminisme matérialiste, animé notamment par Christine Delphy, qui, en dépit de ses immenses qualités théoriques, n’en souffre pas moins, dans la définition de son objet – le « mode de production domestique » -, d’une omission complète du problème des forces productives, le réduisant à un ensemble de rapports sociaux antagoniques. Cf. Delphy (C.), L’ennemi principal. Economie politique du patriarcat, Paris, Syllepse, 2013, p. 256 ; et, pour une critique, Darmangeat (C.), « Quelques réflexions sur le « mode de production domestique » », consulté le 12 avril 2024.

    [7] Zuboff (S.), « Big other: Surveillance Capitalism and the Prospects of an Information Civilization », Journal of Information Technology, 30 (1), 2015 ; Zuboff (S.), L’Âge du capitalisme de surveillance, Paris, Editions Zulma, 2022.

    [8] Polanyi (K.), The Great Transformation. The Political and Economic Origins of Our Time, Boston, Massachusetts, Beacon Press, 2001.

    [9] Zuboff (S.), « Big other: Surveillance Capitalism and the Prospects of an Information Civilization », art. cit., p. 85 (nous traduisons)

    [10] Cette dynamique débordant du reste toujours davantage le seul espace numérique, l’Internet des objets et la prolifération d’artefacts techniques labellisés smart (de la voiture à la ville, en passant par le grille-pain ou la brosse à dent) permettant en effet d’étendre au-delà du domaine du virtuel les pratiques de collecte massive de données comportementales.

    [11] Comme on sait, pour celui-ci, la mise en œuvre du travail humain sous l’égide du rapport salarial propre au capitalisme permet la production d’une marchandise dont la validation par le marché donne lieu à une valeur analysable comme la somme de la valeur correspondant au temps de travail nécessaire à la reproduction du travail mobilisé dans le procès de production et à une survaleur appropriée par le capitaliste dont celui-ci pourra faire un usage discrétionnaire (consommation personnelle ou réinvestissement), quoique contraint par l’impératif d’accumulation sécrétée de manière endogène par l’état de concurrence que suppose la dépendance généralisée au marché.

    [12] Ils ciblent par là tout particulièrement, quoique de manière allusive, les travaux de Cédric Durand, auxquels ils consacrent une critique plus explicite dans des développements ultérieurs (pp. 174-178). Voir notamment Durand (C.), Techno-féodalisme. Critique de l’économie numérique, Paris, La Découverte, 2020, tout particulièrement en son chapitre troisième, intitulé de manière suggestive « Les rentiers de l’intangible » (pp. 157-177), qui, pour l’essentiel, reprend la thèse élaborée dans Durand (C.), Milberg (W.), « Intellectual monopoly in global value chains », Review of International Political Economy, 27 (2), 2020.

    [13] Quoiqu’il soit d’usage, en langue française, de traduire cette notion, initialement introduite dans Terranova (T.), « Free Labor: Producing Culture for the Digital Economy », Social Text, 18 (2), 2000, par la formule de travail numérique, les auteurs revendiquent l’anglicisme afin de distinguer les praticiens du digital labour des travailleurs du numérique, i.e. les travailleurs actifs dans le secteur numérique au sens étroit (voir note infrapaginale 9, p. 34).

    [14] Casilli (A.), En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, Paris, Seuil, 2019.

    [15] On peut ainsi lire que la « très vaste majorité de la population possède un compte sur un ou plusieurs réseaux sociaux, et participe au travail algorithmique par le simple fait de se connecter aux plateformes, de partager du contenu, d’aimer des photos ou des commentaires, de faire défiler des vidéos, et donc de produire des données » (p. 338).

    [16] Carbonell (J. S.), Le futur du travail, Paris, Amsterdam, 2022, p. 17.

    [17] Delphy (C.), L’ennemi principal. Economie politique du patriarcat, op. cit.

    [18] Voir notamment l’introduction de Fraser (N.), Cannibal Capitalism. How Our System Is Devouring Democracy, Care, and the Planet – and What We Can Do about It, op. cit.

    [19] Il est du reste curieux de constater que, bien que Durand Folco et Martineau se réclame dans le préambule théorique de leur ouvrage de l’approche de Fraser dans leur compréhension du capitalisme (pp. 43-46, et passim), ils ne le mobilisent véritablement à aucun moment de leur réflexion ultérieure, y compris dans des cas, comme celui étudié ici, qui paraissent s’y prêter le mieux.

    [20] Pour reprendre une éloquente formule suggérée par Bernard Lahire pour décrier certaines dérives pseudo-empiriques. Voir Lahire (B.), L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Pluriel, 2001, p. 255.

    [21] Lojkine (U.), « Coordonner pour dominer. À propos de Technoféodalisme, de Cédric Durand », Contretemps. Revue de critique communiste, 2020.

    [22] Carbonell (J. S.), Le futur du travail, op. cit., p. 106.

    [23] Ibid., p. 107.

    [24] Pour une critique plus exhaustive de la notion de digital labour, on pourra se référer à l’entier de la section qu’y consacre Carbonell dans son ouvrage déjà cité : ibid., p. 103‑108. On pourra tout particulièrement méditer sur le problème proprement politique posé par la littérature portant sur le travail numérique, bien mise en exergue par l’auteur en conclusion de son propos, où il argue de ce qu’« à vouloir chercher du travail partout, on risque de dissoudre les spécificités du travail sous le capitalisme et de lui ôter son potentiel subversif » (ibid., p. 108).

    [25] Bernard (S.), #UberUsés. Le capitalisme racial de plateforme, Paris, Presses Universitaires de France, 2023.

    [26]Citée dans Riondé (E.), « Le microtravail, un immense chantier social », Mediapart, disponible sous https://www.mediapart.fr/journal/economie-et-social/080424/le-microtravail-un-immense-chantier-social.

    [27] Pour une interprétation informée par une révision audacieuse de la théorie marxienne de l’histoire du rôle des cadres dans le capitalisme contemporain, on lira Duménil (G.), Lévy (D.), Managerial Capitalism, Ownership, Management and the Coming New Mode of Production, London, UK, Pluto Press, 2018.

    [28] Wark (M.), Capital is dead, London, UK and New York, NY, Verso, 2019, p. 33 (nous traduisons).

    [29] « Le détournement est le contraire de la citation, de l’autorité théorique toujours falsifiée du seul fait qu’elle est devenue citation ; fragment arraché à son contexte, à son mouvement, et finalement à son époque comme référence globale et à l’option précise qu’elle était à l’intérieur de cette référence, exactement reconnue ou erronée. Le détournement est le langage fluide de l’anti-idéologie. Il apparaît dans la communication qui sait qu’elle ne peut prétendre détenir aucune garantie en elle-même et définitivement. Il est, au point le plus haut, le langage qu’aucune référence ancienne et supra-critique ne peut confirmer. C’est au contraire sa propre cohérence, en lui-même et avec les faits praticables, qui peut confirmer l’ancien noyau de vérités qu’il amène. Le détournement n’a fondé sa cause sur rien d’extérieur à sa propre vérité comme critique présente »Debord (G.), La Société du Spectacle, Paris, Gallimard, 1992, p. 199 ; plus globalement, sur la notion de détournement, on pourra lire les aphorismes 206-208, ibid., p. 197‑199.

    [30] « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles » ; voir Debord (G.), La Société du Spectacle, op. cit., p. 15 (souligné dans l’original), dont la traduction anglaise est cité par Wark (M.), Capital is dead, op. cit., p. 33.

    [31] Marx (K.), Le Capital. Critique de l’économie politique. Livre I, Paris, Editions sociales, 2022, p. 39.

    [32] En sus du titre même de leur ouvrage, Le capital algorithmique ne se distinguant du Capital de Marx que par l’ajout d’un qualificatif, c’est une véritable profusion de citations détournées de cet auteur qui parsèment la réflexion. Qu’il nous suffise ici d’en mentionner quelques-unes : « Jusqu’à maintenant, les commentateurs de l’IA n’ont fait qu’interpréter le monde technologique de différentes manières ; ce qui importe, c’est de le transformer radicalement, pour créer les conditions de l’émancipation et de la vie bonne » (p. 55), qui reprend l’ultime thèse sur Feuerbach ; « le capital [algorithmique] est de [l’expérience morte], qui, semblable au vampire, ne s’anime qu’en suçant [l’expérience vivante], et sa vie est d’autant plus allègre qu’il en pompe davantage » (p. 85), qui renvoie explicitement aux développements que l’on trouve dans le Capital sur la journée de travail(ibid., p. 227) ; l’invitation à « passer dans l’antre secret de la production algorithmique » ; pour une réflexion sur le mouvement épistémologique opéré par Marx dans son dépassement de la sphère de la circulation, à laquelle se cantonnaient les économistes vulgaires, par l’irruption dans l’ « antre secret » de la production » et un prolongement du même geste comme fondement d’une conception élargie du capitalisme, on lira Fraser (N.), « Behind Marx’s Hidden Abode », New Left Review, (86), 2014.

    [33] Marx (K.), Le Capital. Critique de l’économie politique. Livre I, op. cit., Section II, Chapitre IV, p. 145‑172.

    [34] Corrado (C.) et al., « Data, Intangible Capital, and Productivity », Technology, Productivity, and Economic Growth, University of Chicago Press, 2023, p. 10‑11 (nous traduisons).

    [35] En d’autres mots, chaque donnée constitue une idiosyncrasie, et n’est dès lors guère substituable à n’importe quelle autre donnée. Or, un degré minimal de substituabilité, et donc d’échangeabilité, participe du concept même de marchandise.

    [36] Christophers (B.), Rentier capitalism. ho Owns the Economiy, and Who Pays for It?, London, UK and New York, NY, Verso, 2022, p. 196 (nous traduisons).

    [37] Ibid., p. 197 (nous traduisons).

    [38] Kenney (M.), Zysman (J.), « The platform economy: restructuring the space of capitalist accumulation », Cambridge Journal of Regions, Economy and Society, 13 (1), 2020.

    [39] Durand (C.), Techno-féodalisme. Critique de l’économie numérique, op. cit.

    [40]On pourrait, pour davantage de précisions, parler avec Lojkine de rente de coordination. Cf. Lojkine (U.), « Coordonner pour dominer. À propos de Technoféodalisme, de Cédric Durand », art. cit.

    [41] A cet égard, il est significatif, bien qu’anecdotique, de constater que Durand Folco et Martineau rattachent, au détour d’une note infrapaginale (note infrapaginale 17, p. 86), l’un des principaux animateurs de la Neue Marx Lektüre, Michael Heinrich, au courant de la Wertkritik, ce alors même que ses principaux tenants, parmi lesquels Norbert Trenkle, sont hautement critiques de l’interprétation que propose ce dernier de la théorie marxienne de la valeur. Voir Trenkle (N.), « Was ist der Wert? Was soll die Krise? », Streifzüge, (3), 1998; Heinrich (M.), Critique de l’économie politique. Une introduction aux trois Livres du Capital de Marx, Toulouse, Smolny, 2021, note infrapaginale 27, p. 70.

    [42] Pour une revue de certains des grands faits stylisés évoqués, on pourra se référer à Durand (C.), Gueuder (M.), « The Profit–Investment Nexus in an Era of Financialisation, Globalisation and Monopolisation: A Profit-Centred Perspective », Review of Political Economy, 30 (2), 2018, ainsi qu’à Rabinovich (J.), Reddy (N.), Corporate Financialization: A Conceptual Clarification and Critical Review of the Literature, Post Keynesian Economics Society, 2024.

    [43] Durand (C.), Techno-féodalisme. Critique de l’économie numérique, op. cit.

    [44] Pour une introduction à la conception blochienne de l’utopie, on pourra consulter Broca (S.), « Comment réhabiliter l’utopie ? Une lecture critique d’Ernst Bloch », Philonsorbonne, (6), 2012.

    [45] Baschet (J.), Basculements. Mondes émergents, possibles désirables, Paris, La Découverte, 2021 ; Wright (E. O.), Utopies réelles, Paris, La Découverte, 2017 ; Wright (E. O.), Stratégies anticapitalistes pour le XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2020. Notons qu’il est ironique de constater que le motif d’utopie réelle, proche du concept blochien d’utopie concrète, soit travaillé par les auteurs à travers leur reprise des thèses de Wright, dans la mesure où sa mobilisation demeure en fait, et au rebours même de l’ambition présidant à sa formulation, largement rhétorique, celle-ci étant déconnectée, pour les raisons mentionnées ci-avant, de l’examen du bouillonnement contradictoire qui traverse les formations sociales organisées autour de la logique capitaliste.

    [46] Pour reprendre le cadre analytique forgé par Amable (B.), Palombarini (S.), « A neorealist approach to institutional change and the diversity of capitalism », Socio-Economic Review, 7 (1), 2009.