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Antonio Pennacchi: les premiers mots d'un romancier ouvrier
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
C’est ce destin hors norme que raconte en partie Mammouth, qui vient de paraître chez Liana Levi : Mammouth est le premier roman de Pennacchi, mise à distance à travers un double – l’ouvrier Benassa – de ses années d’usine, de lutte syndicale puis la lassitude (physique, politique), le choix d’une autre forme d’engagement, désormais littéraire. « J’étais encore un antagoniste », écrit-il dans la préface du livre, un imparfait qu’il rectifie lorsque nous le rencontrons en février dernier à Paris : « Je suis un antagoniste. » L’opposition, politique comme romanesque, au présent. Écrire n’est pas se mettre en retrait.
L’avant-propos de Mammouth raconte l’histoire d’un livre comme d’un homme : « J’ai commencé à rédiger Mammouth le soir du 3 novembre 1986 », « avec un stylo plume à cartouches bleues acheté à la Standa – dans trois gros cahiers rouges ». Photocopies, reliure à la main et à la « colle vinylique », départ dans la « Fiat 127 jaune » avec femme et enfants pour Milan où Pennacchi dépose le manuscrit chez tous les éditeurs de la ville : suivent huit années de déception, de refus, de nouvelles lettres catégoriques : « Cinquante-cinq refus de la part de trente-trois éditeurs différents. Tous les éditeurs d’Italie, du plus gros au plus petit. Sans exclusion. Ils n’ont pas voulu de moi. »
Antonio Pennacchi coupe, reprend, refuse d’écrire autre chose, c’est Mammouth qu’il veut publier. En attendant, il profite d’une période de chômage technique pour entrer à l’université, finit ses études « en travaillant la nuit aux torpilles de câbles à paires torsadées », révise « penché sur mes livres à mon établi », obtient son diplôme, mention la plus haute. « C’est durant cette période que Mammouth a été imprimé et publié. »
L’histoire n’est pourtant pas terminée : presque vingt ans plus tard, Antonio Pennacchi choisit de republier Mammouth sans en changer une virgule. Par attachement à ce livre avec lequel il a « appris son métier », sans doute. Surtout parce que ce roman témoigne d’un passé de la classe ouvrière, d’années où engagement et manifestations se vivaient dans une croyance absolue dans le fait « que nous réussirions tôt ou tard à construire un monde nouveau fait de justice et de fraternité, affranchi de l’exploitation capitaliste ». Le publier inchangé revient à faire de ce récit le témoignage d’une époque sans doute révolue mais dont les échos nous parviennent toujours, expliquant lassitudes, découragements comme durcissement politique.
« Je n’enseigne pas, je raconte »
Mammouth est un récit : « Je n’enseigne pas, je raconte », souligne l'écrivain. Ce que pense Antonio Pennacchi, ses engagements, sa vision de l’Italie, de la crise, tout se dit dans et par le roman, à travers l’histoire de Benassa – « le Chef historique des ouvriers de Supercavi, la câblerie ». Le récit est une coupe d’une semaine dans la vie d’un homme et de son usine : Pennacchi dit le quotidien, le travail harassant mais aussi les rires, les grèves, les actions syndicales, dans une prose rude, « rustre » comme l’est Cesare, le camarade de Benassa – « rustre. Pas selon le dictionnaire, mais dans l’acception de la “rustrerie” spécifique aux monts Lepini : un amalgame d’entêtement, d’agressivité et de besoin de provoquer. Au fond, c’était une pâte ».
Si Mammouth se déroule sur une semaine, le récit déploie les racines historiques de ce moment climatérique : la fondation de « l’Entreprise », 68, avril 81 et « la Première Occupation de l’usine » jusqu'aux événements qui vont changer le cours des choses pour Benassa. Le temps est déployé en épisodes singuliers, narrés avec une verve comique irrésistible : des barrages routiers “à l’italienne” qu’organisent les grévistes aux détails qui marquent la frontière symbolique entre chefs et ouvriers – « dans chaque hangar, en dehors des chiottes des ouvriers, il y a pour les Chefs une cabine verrouillée. (…) On y défèque en exclusivité ». Et lorsque la crise oblige tout le monde à se serrer la ceinture, les cadres de l’usine renoncent à beaucoup de privilèges mais pas les « waters privés », « défendus comme le Piave ».
Antonio Pennacchi excelle dans un mélange des registres, conjuguant argot et citations latines, oralité et références littéraires ou historiques. Il dit entre les lignes l’importance du savoir pour avancer, bouger les lignes. Benassa rédige la nuit les communiqués du Comité syndical, « de véritables poèmes. Des coups de massue ». Mais seuls les cadres sup sont capables de les lire « de la première à la dernière ligne ».
« C’est quoi, cette vie ? »
Mammouth nous transporte à « Supercavi », nom romanesque de l’usine dans laquelle l’écrivain a réellement travaillé. Il dresse une galerie de portraits haute en couleurs des ouvriers qui tous ont un surnom (comme Roussette, « à cause de ses oreilles en pointe et parce que c’est l’un des rares ouvriers à être plus éveillé la nuit que le jour »), de la « vie sensuelle clandestine » la nuit derrière le hangar, raconte ceux que les salaires de plus en plus minces obligent à prendre un deuxième boulot, les accidents liés au manque de sommeil. L’humour y est conscience politique ; l’ironie, la politesse du désespoir. Ne pas s’apitoyer mais raconter : les négociations salariales, les accointances politiques peu reluisantes du patron et, quand la situation se crispe, une épopée de la contestation dont Pennacchi nous parle comme de son « souvenir le plus enthousiasmant », « plus enthousiasmant encore que la première fois que j'ai baisé ».
Les « tute blu » ne parviennent pas à mobiliser la presse et décident d’une action d’éclat : « les gens ne voyaient plus une lire depuis trois mois. À la maison, les gosses ne voulaient rien entendre. Et exigeaient de manger quand même. Désormais il était clair que le feu passerait au rouge. C’est ainsi qu’on fit notre coup à la Centrale ». Tous marchent vers la centrale nucléaire, constatent l’absence totale de sécurité du périmètre, enfoncent sans difficulté le portail et se dirigent vers le bloc réacteur. « Les visages étaient tendus. Blancs comme des linges. Sous l’effet de la terreur. C’était l’atome qu’on violait : la nouvelle religion, le mystère de la foi. L’inconnu sans fin. Une infraction sacrilège. Un tabou. »
Mais justement Benassa perd la foi. Trop de nuits sans sommeil, le constat amer que « le pays a changé », que les licenciements continuent, que beaucoup acceptent et « que la classe ouvrière est désormais une espèce en voie de disparition ». Il décide qu'il poursuivra la lutte en écrivant « les histoires qui m’intéressent », de « voir si j’arrive à m’inventer un autre métier ». Et Benassa devient Antonio Pennacchi ou, plutôt, Antonio Pennacchi invente Benassa, à jamais présent.
Antonio Pennacchi, Mammouth, traduit de l’italien par Nathalie Bauer, éd. Liana Levi, 197 p., 18 €
Antonio Pennacchi, "Je suis un antagoniste" par Mediapart