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“Le Pouvoir” dévoile le centre d'indécision du hollandisme

Lien publiée le 14 mai 2013

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

(Mediapart) Je ne sais si cela vous arrive également, mais ces derniers temps je tombe sur Lionel Jospin à chaque date historique. Le 8 mai, 68e anniversaire de la victoire sur la barbarie nazie, me voilà derrière l’ancien premier ministre qui déjeune sur la place d’Ars-en-Ré (17). Il interroge la serveuse à propos du crabe censé peupler son assiette. Il n’en reconnaît point la chair. Curieux doute pour qui eut, à un tel point, la pratique du panier de crustacés en question...

Gravitation au cœur du système, en ce 13 mai, 55e anniversaire du “retour aux affaires” de Charles de Gaulle. À Paris (75), projection privée du film documentaire réalisé par Patrick Rotman, Le Pouvoir, qui retrace les huit premiers mois de François Hollande à l’Élysée. Je me retrouve, là encore, derrière Lionel Jospin. Il trône au centre de la salle, où se pressent les arts (le comédien François Marthouret, le chef d’orchestre Jean-Claude Casadesus…) et lettres (Pascal Quignard accompagné de Pierre Assouline, ou encore Noëlle Châtelet, la petite sœur de Lionel Jospin).

Lionel Jospin, l’homme qui aurait dû faire deuxième président socialiste de la Ve République en 2002, hante le film. Il apparaît le premier à l’écran, dès avant Mgr Vingt-Trois, lors de l’intronisation de François Hollande – son ancien factotum au parti socialiste. On aperçoit plus tard à l'image le panache blanc de l’ancien premier ministre, à l’occasion d’un banquet à l’Élysée en l’honneur du président italien Giorgio Napolitano. Il y a surtout cette scène où Lionel Jospin, président de la commission de rénovation et de déontologie de la vie publique, vient au palais tester le président qui le sonde, à moins qu’il ne sonde le président qui le teste.

C’est l’un des rares moments où passe, dans le film, quelque chose de la grandeur marmoréenne du service de l’État, tant la roideur de Jospin fait merveille sous les ors. Il vouvoie le président de la République et lui donne du Monsieur suivi de son titre officiel – ce que ne parvient pas à effectuer jusqu’au bout Pierre Moscovici, qui lâche un tutoiement furtif à l’adresse du chef de l’État. Tous cabotinent à leur façon, avec plus ou moins de talent, ne quittant jamais la caméra du coin de l’œil, en cette interminable comédie qui voudrait passer pour instants volés de cinéma vérité : « Dansons la hollandine, y a pas de secret chez nous, y en a chez la voisine (Merkel) mais ce n’est pas pour nous, you ! »


“Le Pouvoir”, ou dansons la Hollandine !... par Mediapart

Le drame de Patrick Rotman tient à la capacité prodigieuse du personnel politique à désormais se jouer de toute captation audiovisuelle. À force d’avoir servi de cobayes à Serge Moati, nos dirigeants ont appris à ne plus se faire piéger tout en faisant semblant de tomber dans le panneau. Ils enfument ceux qui prétendent les débusquer. Plus rien de spontané n’est saisi – à une exception près dans Le Pouvoir, quand François Hollande lâche un « merde » incroyablement naturel, à la suite d’une gourance dans la manipulation du téléphone fixe de son bureau présidentiel…

Tout le reste tient du film… encagé. Si bien que même le documentaire sur Georges Pompidou, produit par l’ORTF en 1970 (journaliste : Pierre Desgraupes, réalisateur : Hubert Knapp), émerge encore plus criant de vérité que cet exercice sépulcral autour de François Hollande !

Entouré d’huissiers à gilet rouge, engoncé dans la dictature du paraître, l’actuel président semble, en tout et pour tout, serrer des mains et peaufiner les discours qu’il prononce à tout bout de champ, tel le sous-préfet d’Alphonse Daudet. C’en est désespérant pour le citoyen, tant se manifeste l’assèchement politique. Cela en devient injurieux pour ceux qui filment et donc pour ceux qui regardent. Exemple : le simulacre de discussion entamée par Hollande et Fabius, théâtreux éprouvés, qui parlent strictement pour ne rien dire, histoire de meubler pour la galerie, remettant visiblement à plus tard tout échange consistant.

Pourquoi, au lieu de convenir qu’ils se cassèrent les dents, les auteurs tentèrent-ils de leurrer, dans leur petit speech de présentation du 13 mai, le public choisi et averti venu découvrir leur travail ? Le journaliste Pierre Favier, qui épaula le réalisateur Patrick Rotman, osa nous certifier qu’il avait davantage appris « sur le fonctionnement du pouvoir » en ces huit mois de tournage que durant les deux septennats de François Mitterrand qu’il couvrit, depuis l’Élysée, pour l’AFP !

Levier en lambeaux

Le Pouvoir sent tellement le renfermé, se révèle à ce point cadenassé, ploie tant sous la contrainte, qu’il atteint, à son corps défendant, la profondeur apparemment chiantissime d’une œuvre expérimentale. Ô lenteur répétitive, ritualisée, radicale : on frôle parfois Othon (1969) de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet !

Ce documentaire appelle une sémiotique : les cols ouverts du début, chez certains conseillers de l’Élysée (David Kessler, Aquilino Morelle), laissent vite place aux cravates jugulatrices. Les chaises au dossier rembourré de Jean-Marc Ayrault et de Laurent Fabius (ministre d’État) en imposent par rapport aux simples modèles des excellences lambda (Manuel Valls), mais elles font pâle figure face au royal fauteuil présidentiel.

On perçoit des signes de rivalité au sein du cabinet, quand Emmanuel Macron, un rien faisan, réclame un « point de fuite » jusqu’en 2020, aussitôt repris par un hiérarque dont on sent qu’il préfère la bouteille au vernis : « Point de fuite ? Il s’agit simplement de prospective. » Et vlan ! François Hollande laisse percer le darwinisme malicieux hérité de François Mitterrand, lorsqu’il questionne à brûle-pourpoint le même Macron flanqué de Moscovici sur « la prochaine émission d’emprunts » : les huiles sèchent et tentent d’éluder, sous le regard cruellement amusé du maître des lieux.

Les scènes de l’ultime conseil des ministres de l’année 2012, avec un Jérôme Cahuzac nerveux, comme traqué et du reste en bordure de cadre au point d’apparaître sur le départ (l’inconscient du cinéma existe), avec les mines de déterrés qu’affichent tous les participants, tranchent par rapport au prélude bucolique de la photographie officielle dans le parc, sous la houlette de Raymond Depardon. François Hollande devait alors forcer sa nature pour ne pas apparaître souriant plus que de raison – sa compagne, ultra présente en cette séquence, lui trouve même un rictus « trop américain, trop Kennedy ». Pour finir, le sourire a disparu sous la charge. Le récipiendaire écrasé prononce, comme hébété : « J’assume une fonction, je ne joue pas un rôle. » Il semble prisonnier. Condamné à regarder Ségolène Royal à la télévision.

La musique de Michel Portal apporte une pulsation tragique à ce grand duché de Gérolstein, qui se fracasse inexorablement sur la crise systémique d’un capitalisme effréné. L’État n’est qu’un levier en lambeaux. Gouverner, c’est faire naufrage. Voilà ce que paraissent s’appliquer à démontrer, avec une langueur monotone, les plus hautes autorités du pays. À quoi aspirent-elles ? À pas grand-chose. Et ce pas grand-chose les engloutit. Telle est la morale du tableau : le radeau de l’Élysée.

Le spectateur a deux solutions quand les lumières se rallument. Soit il se couche en rond et attend la mort. Soit il reprend la politique là où semble l’avoir laissée cette classe dirigeante, épinglée par un film auquel elle avait cru pouvoir échapper en lui ouvrant les portes de son centre d’indécision…