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Avec les manifestants d'Istanbul
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
« C'est la première fois que quelque chose de ce genre se passe en Turquie ! », exulte Kubra Orcan, 20 ans, étudiante en relations internationales. La surprise des manifestants d'Istanbul, massés sur la grande place Taksim, a le goût savoureux des premières fois. « Vendredi matin, quand tout le monde marchait en direction de la place, j'ai dit à l'ami qui m'accompagnait : nous sommes en train de faire quelque chose de nouveau », raconte Ozgür, militant de gauche, âgé d'une quarantaine d'années.
Sur la place Taksim, comme au théâtre, il y a le côté cour et le côté jardin. Rodés aux sit-in et aux manifestations, les représentants des partis politiques ont eu le réflexe de se poster à l'entrée du parc Gezi en bordure de la place. En évidence, sur les marches, là où leurs drapeaux seront visibles depuis chaque angle de Taksim. Sur ces marches co-existent tout l'éventail des courants nationaliste et de gauche que compte la Turquie. « A les voir ensemble, on sait qu'on est en présence d'un mouvement complètement nouveau, explique Berrin, cadre supérieure et militante, présente à Gezi depuis le premier jour de la manifestation, le 27 mai. Je n'ai jamais vu tous ces gens réunis au même endroit auparavant, que ce soit chez les kémalistes ou chez les communistes ».
Derrière ce premier ensemble, à l'intérieur du parc, des collectifs moins politisés se sont appropriés un morceau de terrain. Tour à tour, ils défilent en cercle autour du square, sous les applaudissements des autres groupes. Ici, le collectif des artistes, là, les militants de Greenpeace, au fond, ceux du mouvement LGBT avec leurs drapeaux arc-en-ciel et juste à côté, le groupe des féministes. Lundi 3 juin, ce sont les lycéens qui ont pris le dessus : leur nombre aide, leur enthousiasme aussi. Parmi eux, les supporters de football se détachent, reconnaissables à leurs écharpes colorées. Souvent, ce sont eux qui entonnent les slogans.
Mixte, et diverse, la foule l'est d'abord par son rapport inégal à la mobilisation. De fait, les militants historiques ont plus d'expérience que les manifestants non-politisés : ceux-là sont les premiers surpris de se retrouver à participer à un mouvement de contestation. « Je suis juste une personne normale », dit spontanément Yelis Keles, professeur d'anglais à l'université. « Je n'ai jamais manifesté avant et je n'appartiens à aucun parti politique, parce que j'estime qu'aucun d'entre eux ne me représente ».
Mais l'apprentissage de la protestation est rapide. Il a suffi de quelques jours pour voir les réseaux de solidarité s'étendre. Lundi soir, quand des vagues persistantes de gaz lacrymogène ont inondé Taksim depuis le stade de Besikstas, où les affrontements avec la police se sont déplacés, c'est avec calme et naturel que 90% des présents ont sorti de leurs sacs des lunettes de piscine, des masques de plongée et divers accessoires emportés pour se protéger le visage. Le même soir, des chaînes humaines de plusieurs centaines de personnes se passaient des pierres de main en main pour renforcer les barricades érigées par les manifestants autour de Taksim pour empêcher le retour de la police.
Diverse, la foule l'est aussi dans ses attentes. Ce mouvement, commencé autour de quelques dizaines de militants pro-environnement pour protester contre une opération de réaménagement et de destruction du parc Gezi, compte une semaine plus tard des multitudes d'autres participants. Ozgur, regrette qu'il n'y ait pas une plus grande coordination entre les groupes. «Le mouvement prendra une autre tournure si on arrive à comprendre pourquoi on est là, assure t-il. Pour le moment, certains disent ''Nous sommes les enfants d'Atatürk'', d'autres disent ''On veut des parcs propres''. Mais moi, par exemple, je n'aime pas les kémalistes, et je n'aime pas les gens obsédés par la propreté, alors qu'est-ce qu'on fait ? »
Pour beaucoup, le parc Gezi est un symbole, pas un enjeu. « C'est parti d'un parc mais maintenant, c'est le pays entier qui est mobilisé », commente Yasar Adanali, universitaire, spécialiste des questions urbaines et auteur du blog Reclaim Istanbul . Une partie importante des manifestants insiste pourtant sur l'importance de la politique de la ville. Sous la plus grande tente, Hasan, militant communiste, dort sur place depuis cinq nuits consécutives. Malgré la foule qui grossit ce lundi soir à mesure que la nuit tombe, pour lui, l'enjeu est resté le même : défendre le parc Gezi. « Si le gouvernement nous promet de ne pas construire le centre commercial, alors je quitterai la place », dit-il.
« Je suis ici parce que je veux préserver Istanbul de la démolition, explique pour sa part Yelis Keles. «Cet environnement est celui dans lequel je veux continuer à vivre», dit elle en désignant le parc derrière elle. «Le gouvernement doit nous consulter sur des questions aussi importantes. Pour moi, ce sont les questions urbaines qui sont en jeu ici, pas le mandat d'Erdogan».
Erdogan, arrogant, impopulaire
Pourtant, s'il fallait trouver un dénominateur commun à cette immense foule, ce serait bien l'énervement épidermique que la seule mention du nom d'Erdogan provoque. Son nom est partout, dans les tags, dans les slogans, et même sur cette carcasse de voiture brûlée à l'entrée du parc, ornée de post-it sur lesquels les passants se font un plaisir d'ajouter leur touche personnelle à l'oeuvre en cours. « Recip, va t-en ! », peut-on y lire. « Nous sommes des buveurs d'Ayran (boisson turque non-alcoolisée) », dit un autre post-it, en réponse aux propos du premier ministre qui a récemment taxé les manifestants d'alcooliques.
Tançar Uerli, 44 ans, chauffeur de camion, contemple la carcasse hérissée de petits mots bleus. Venu seul après le travail, ce lundi 3 juin, il s'emporte dès qu'il est question d'Erdogan : « C'est un dictateur, un Saddam, un Hitler ! Il ne voit la Turquie qu'à travers des ornières, dit-il en mimant le geste de ses mains. Nous sommes musulmans, mais nous sommes démocrates ! Il faut qu'il le comprenne ».
C'est aussi avec colère que Gultekin Orcan s'exprime à propos d'Erdogan. Cet économiste de 47 ans est venu manifester en compagnie de sa fille – c'est une première pour Kubra, 20 ans. « Erdogan n'est pas Turc, dit-il avec intensité. Car si vous êtes turc, vous ne pouvez pas parler aux gens comme le fait Tayyip Erdogan. Contrairement à ce qu'il assure, cette mobilisation n'est pas idéologique. Vous trouvez vraiment qu'on a des têtes de vandales ? De terroristes ? Ce sont eux les terroristes, ce sont eux qui utilisent du gaz toxique contre nous ». Le nom d'Abdullah Gül, président de la République, qui a pris le parti de multiplier les déclarations conciliantes à l'égard des manifestants ces derniers jours, fait lever les yeux de Gultekin au ciel : « Gül ! Mais qu'est-ce que vous voulez qu'il fasse ! Vous croyez qu'il a un pouvoir de décision, Gül ? »
Rania, professeur d'anglais, est arrivée il y a presque un an de Damas. Son regard de syrienne donne un autre couleur encore à la foule de Taksim. Cette semaine, Erdogan l'a gravement déçue. « Au début du mouvement Occupy Gezi Park, je n'étais pas sûre de ce que je devais en penser. Etant donné qu'Erdogan a pris ouvertement position contre Bashar el-Assad, j'étais très fan de lui jusque là. Mais après la semaine qui vient de s'écouler, je vois les choses différemment ».
« Sans comparer la nature des conflits, qui bien sûr restent incomparables, poursuit Rania, je suis stupéfaite de constater que des techniques similaires en matière de désinformation et de propagande sont utilisées, ici, en Turquie. Avec ce qui se passe dans la rue en ce moment, ils réussissent à passer des documentaires avec des pingouins à la télé ! Ca m'a mise très en colère ». La diffusion d'un documentaire animalier sur CNN Turquie, ce week-end, au moment où CNN International était en live depuis Taksim est devenu l'exemple le plus parlant de la façon dont les médias pro-gouvernement couvrent le mouvement.
Plus laconique au sujet d'Erdogan, Ozgur développe : « Je crois que notre but devrait être le départ d'Erdogan et l'organisation d'élections anticipées. Même si quelqu'un de l'AKP passait, ce serait très différent d'Erdogan. Il y a un vrai problème dans le style de sa gouvernance ».
C'est peut-être le mot «style» qui explique finalement le mieux comment ce premier ministre, deux fois élu et largement élu, canalise après dix ans de mandat, un tel sentiment de colère. Pourquoi maintenant ? « Ces derniers temps, remarque Yelis Keles, professeure d'université, Erdogan a agi de façon plus unilatérale que d'habitude, avec arrogance. En faisant cela, il a perdu des soutiens parmi sa base. Parmi mes étudiants qui viennent de familles musulmanes conservatrices, beaucoup étaient place Taksim hier. C'est ce qu'ils m'ont dit aujourd'hui en cours ».
D'autres voient derrière l'ampleur du mouvement la colère des citoyens devant la répression policière déployée cette semaine et la réaction aux déclarations d'Erdogan qui, en taxant les manifestants de vandales et de buveurs de bières avant de quitter le pays pour un voyage diplomatique de trois jours en Afrique du Nord, n'a fait que souffler sur des braises déjà chaudes. « Si Erdogan continue comme ça, alors c'est sûr, il va devoir partir », dit Rania, la syrienne, avec la conviction de quelqu'un qui sait de quoi elle parle « C'est incroyable, on dirait qu'aucun des dirigeants de la région n'a su apprendre des erreurs des autres », conclue t-elle.
Lundi, à la tombée de la nuit, des milliers de femmes et d'hommes ont frappé sur leurs casseroles depuis leurs fenêtres, en signe de soutien aux manifestants. Pourquoi maintenant ? Beaucoup ne savent pas. Mais tous sont d'accord pour dire qu'ils participent à la création de quelque chose de nouveau. Almuila, 30 ans, le dit avec un grand sourire calme : « J'ai l'impression de vivre un nouveau commencement ».