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    En Turquie, l’avenir politique incertain du mouvement du parc Gezi

    Lien publiée le 6 juin 2013

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    (Mediapart) De notre envoyé spécial à Istanbul.

    Une semaine, déjà, depuis le début du mouvement social turc, et le parc Gezi, qui borde la place Taksim à Istanbul, a trouvé son rythme et ses habitudes. Si les affrontements avec la police se sont poursuivis dans plusieurs grandes villes de Turquie, à Istanbul les forces de l’ordre se sont retirées de la place Taksim et du quartier populaire de Besiktas. Dans le parc, plusieurs dizaines de tentes ont été installées, l’approvisionnement en eau et nourriture est désormais assuré. Mercredi au petit matin, les nouveaux habitants des lieux ont même pu suivre des cours de yoga.

    Les étiquettes politiques ont été proscrites de la tribune du parc Gezi, où se succèdent les intervenants depuis jeudi dernier. Une plateforme commune a vu le jour, baptisée Diren Gezi (« résiste Gezi ») et porteuse de quatre revendications concrètes, exposées au cabinet du ministère de l’intérieur qui a reçu une délégation mardi :

    - Fin du projet de démolition et de reconstruction du parc Gezi et de l’ensemble de la place Taksim (le premier ministre a réitéré son intention de détruire le centre culturel Atatürk, qui domine la place).
    - Relaxe pour les manifestants en garde à vue.
    - Fin des interdictions de manifestations dans les places et les lieux publics.
    - Démission de la municipalité d’Istanbul et du directeur de la police.

    Pour voir défiler les organisations politiques, il faut sortir du parc, et se diriger vers le monument construit pour commémorer l’indépendance en 1923. Mercredi à la mi-journée, ce sont d’abord plusieurs centaines de militants syndicaux qui se succèdent, et côtoient des organisations de gauche radicale, kémalistes, nationalistes et même un groupe de musulmans marxistes, qui se rassemblent autour du monument pour entonner l’hymne national, drapeau d’Atatürk (Mustafa Kemal, fondateur et premier président de la République de Turquie) brandi bien haut. La Confédération des syndicats du secteur public (KESK), qui a appelé mardi à un arrêt de travail de deux jours, est rejointe par la Confédération syndicale des ouvriers révolutionnaires (DISK), dont les militants arborent des pancartes du premier ministre Erdogan, maquillé en Hitler. Le syndicat des petites et moyennes entreprises s’est contenté, lui, de demander à ses adhérents de porter un brassard noir.

    Le soir, ce seront une fois de plus les supporters des trois principaux clubs de football d’Istanbul (Galatasaray, Fenerbahce et Besiktas) qui vont se joindre aux dizaines de milliers de manifestants sur la place, irréconciliables dans les stades, mais unis sur Taksim pour demander le départ du premier ministre.

    Cet après-midi, dans un coin de la place, flotte un petit drapeau, isolé, celui du parti républicain du peuple (CHP). C’est pourtant la première organisation d’opposition au gouvernement musulman conservateur du parti justice et développement d’Erdogan (AKP). Fondé par Mustafa Kemal en 1923, longtemps parti unique, puis organisation toute-puissante au sein d’un régime autoritaire, le CHP fait désormais profil bas. Depuis le début du mouvement, son président, Kemal Kilicdaroglu, répète à l’envi que son parti ne participe pas aux manifestations, et qu’il n’y apporte son soutien qu’en tant que citoyen.

    « Ce mouvement n’est pas parti parce qu’on a détruit quelques arbres, estime Esra Atuk, enseignante en sciences politiques à l’université de Galatasaray. Depuis plusieurs années, des étudiants sont mis en prison sur de simples soupçons, les libertés régressent. Ce n’est pas l’histoire d’une opposition entre le conservatisme musulman et les partisans des valeurs occidentales, comme tant de journaux ont pu l’écrire. Le parti CHP ne peut pas juste dire : “nous incarnons la laïcité”, et s’attendre à être considéré, ça n’a pas de sens. Il doit contribuer à créer une opposition sur une base programmatique, et cela prend du temps. »

    Un parti-État en voie de devenir parti d'opposition

    En Turquie, l’offre politique est à la fois abondante et limitée. Le parti pour la paix et la démocratie (BDP) se positionne en faveur d’un État providence et adopte des positions sociales qui séduisent beaucoup de manifestants. Mais il demeure un parti d’obédience kurde, relais du PKK au parlement turc, et peine à élargir sa base. Créé par une militante transsexuelle, le parti écologique est très en pointe dans l’animation du parc Gezi, mais ne dépasse pas les 2 % lors des échéances électorales. L’extrême droite a obtenu 13 % aux élections de 2011, un score important mais insuffisant pour imposer ses vues. Le véritable rapport de force se pose donc entre l’AKP (près de 50 % des voix aux législatives de 2011 et 326 députés) et le CHP (25,9 % des voix, 135 députés), qui tente de faire sa mue pour se remettre du naufrage de la dernière décennie.

    Fort de ses succès économiques répétés, l’AKP s’est construit depuis douze ans sur un électorat très large, cassant les clivages religieux/laïcs, conservateurs/progressistes, balayant un temps les concepts de droite et de gauche en promettant le développement économique pour mieux faire oublier sa politique libérale.

    Murat, 31 ans, conducteur de poids lourds, s’était laissé tenter par le parti d’Erdogan aux dernières élections : « Il faut voir ce que nous avons en face, l’AKP dégageait un sentiment de triomphe irrésistible, confie ce manifestant venu sur la place Taksim vendredi dernier, après l’annonce des violences. L’opposition, c’était Kilicdaroglu, un homme sans charisme, à la tête d’un parti, le CHP, qui ne sait pas où il va, et un passé d’arrangements politiques mêlés de corruption qui ne font pas vraiment envie. Alors, oui, j’ai voté AKP, parce qu’avec eux le chômage a baissé. Je m’en repens aujourd’hui, car je crois que nos votes ont fait tourner la tête d'Erdogan, qui ne s’excuse pas et est incapable de voir qu’il a été trop loin. »

    Le CHP, lui, tente péniblement de se hisser en parti d’opposition, après avoir été celui du régime pendant près d’un siècle. « C’est un parti de masse, c’est donc compliqué pour lui de faire l’apprentissage de la rue, et même de l’opposition, juge Multican Sahan, enseignant en communication à l’université de Galatasaray et proche d’un groupe de gauche radical, Cours nouveau. Ses adhérents ne sont d’ailleurs pas mal reçus au sein du mouvement, pourvu qu’ils mettent de côté leurs drapeaux et étiquettes politiques. »

    Longtemps empêtré dans des rivalités intestines et porteur d’un projet politique considéré comme autoritaire et dépassé, le parti CHP a trouvé une issue dans le départ de son principal dirigeant, Deniz Baykal. Piégé en 2010 par une vidéo diffusée sur Internet et le montrant en train de se rhabiller dans une chambre en compagnie d'une autre femme que la sienne, il fut contraint à la démission, après deux décennies d’une direction sans partage. Depuis, le parti tente de retrouver une cohérence et de susciter l’adhésion au sein d’une société turque qui s’est massivement détournée de lui. Cela passe essentiellement par le renouvellement des cadres, et un changement d’orientation politique que le parti a commencé à opérer.

    « C’est aujourd’hui davantage un parti de centre-gauche nationaliste, au sens turc du terme, c’est-à-dire qui fait passer les valeurs de la République et de l’État avant tout, y compris la religion, estime Multacan Sahan. Depuis un peu plus d’un an, le CHP change d’orientation, n’est plus uniquement ce parti de l’ordre établi, qui défend la structure étatique. Son défaut, la pluralité des tendances en son sein, est peut-être en train de devenir sa richesse, et pourrait lui permettre de toucher une large partie des mécontents de Taksim. »

    La base du parti AKP, ce sont les partis islamiques qui ont existé en Turquie avant lui

    Le 1er Mai dernier, pour la fête du travail, le CHP a même convié militants et camions sonorisés à participer à la manifestation. Dans le même temps, au-delà d’un Kemal Kilicdaroglu dont la direction ne s’annonce que transitoire, plusieurs députés commencent à émerger, tel Umut Oran, la petite quarantaine, qui se veut proche d'une partie de la jeunesse turque toujours en quête d'ouverture. Certains participent même, comme le député Gürsel Tekin, au mouvement du parc Gezi.

    En face, l’AKP demeure cette machine capable de mobiliser près de la moitié des députés pour le vote de la nouvelle constitution, en projet depuis des années et qu’elle tarde à finaliser, laquelle permettrait de changer la nature du régime turc pour porter Erdogan à la présidence de l’État. Le mouvement social parviendra-t-il à enrayer ce projet ? Se servira-t-il du CHP pour le faire, peut-être dès les municipales prévues pour 2014 ? Esra Atuk demeure sceptique : « Certes, ils vont en profiter, mais dans quelles proportions ? s’interroge-t-elle. Pour les prochaines élections, le vote des jeunes sera crucial. Mais regardez un peu les réseaux sociaux, et le grand nombre de comptes pro-AKP. Il y a certainement en Turquie autant de jeunes qui manifestent que des jeunes qui ne le font pas. » « Une chose est sûre : plus rien n’est comme avant, veut croire cependant Multacan Sahan. L’AKP, c’est un peu une organisation bonapartiste, construite derrière son chef, Erdogan, et qui vit de l’impression de puissance qu’elle donne. Or là, elle est en train de perdre dans la rue l’illusion qu’elle domine tout. »

    En 2013, l'AKP réunit trois types de députés : des partisans du libéralisme économique, des militants de l’islam politique et les différentes confréries. « La base du parti AKP, ce sont les partis islamiques qui ont existé en Turquie avant lui, juge Esra Atuk. Ne pensez pas que ces gens vont s’affoler, ils raisonnent, ils ont déjà fait face à des démissions, et ont toujours réussi à marginaliser ceux qui les quittaient. Vont-ils seulement vouloir mettre Erdogan sur la touche ? Cela me paraît difficilement envisageable. Et puis, il y a les réseaux de clientèle, tissés depuis douze ans, et qui auraient beaucoup à perdre d’un affaiblissement de l’AKP. »

    Difficile de parler dès aujourd’hui de dissensions notables au sein du parti, au-delà des petits jeux de passe-passe habituels entre Erdogan, le président turc et le vice-premier ministre. Mais pour le premier ministre, il y a peut-être plus inquiétant : le magazine en ligne Zaman l’a largement rendu responsable du mouvement social, lui reprochant notamment sa sévérité et son absence d’écoute après la répression violente. Or le propriétaire de Zaman n’est autre que la confrérie de Fethullah Gülen, l’un des soutiens clés de l’AKP, qui semble désormais tenté de s’en détourner.