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    Michel Roger : Les années terribles (1926-1945). La Gauche italienne dans l’émigration

    Lien publiée le 26 juin 2013

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    Le début du livre est en ligne ICI

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    http://dissidences.hypotheses.org/3527

    Michel Roger, Les années terribles (1926-1945). La Gauche italienne dans l’émigration, parmi les communistes oppositionnels, Paris, Éditions Ni patrie ni frontières, 2012, 324 pages, 12 €.

    Un compte rendu de Denis Andro

    Par « Gauche italienne», il faut ici entendre le courant oppositionnel, abstentionniste, internationaliste et donc opposé à la guerre, qui se constitue d’abord au sein du Parti socialiste italien, puis du Parti communiste d’Italie dont certains des membres, parmi lesquels Amadeo Bordiga (1889-1970), contribuent à la fondation en 1921 et qu’ils vont contrôler durant quelques années, avant une marginalisation due, notamment, à la bolchevisation du Parti (1925). Ce courant est qualifié de « bordiguiste » ou « ultra-gauche » par ses adversaires politiques, ses défenseurs faisant plutôt référence à la « fraction » ou à la Gauche. Parfois taxé de sectaire (par Trotsky notamment, qui eut cependant un temps de bonnes relations avec Bordiga, alors membre de la IIIe Internationale), il est entouré d’une aura presque mythique pour d’autres.

    L’étude pionnière de Michel Roger, issue d’une thèse soutenue en 1981 à l’EHESS sous la direction de Madeleine Rebérioux et actualisée pour une partie des références en vue de cette édition proposée par Ni patrie ni frontières, permet du moins de mieux connaître ce mouvement aux positions politiques originales. En travaillant sur de nombreuses sources (presse de la Gauche italienne [Prometeo, Bilan] et de groupes proches ou contemporains [La Révolution prolétarienne, Les Amis de Durutti, Communisme... ], archives militantes et de police, correspondances, témoignages personnels, notamment de Marc Chirik (1907-1990) qui rejoint ce courant à partir de 1936), l’auteur éclaire, avec une sympathie non dissimulée, l’histoire de la « fraction » au sein de l’émigration italienne, où elle a un temps, semble-t-il, eu plus d’influence que le Parti officiel (Prometeo aurait ainsi été vendu à 500 exemplaires à New York vers 1930); des éléments biographiques très intéressants sont également donnés, à l’encontre de l’anonymat militant de ce courant, mais ce travail est avant tout une histoire des positions et des débats politiques alors en cours.

    Pourquoi l’émigration ? Amadeo Bordiga est arrêté, relégué puis reste silencieux durant la période fasciste, mais maints militants, notamment après des affrontements avec des fascistes avant la marche sur Rome (septembre 1922), doivent se réfugier en France ou en Belgique, aux États-Unis ou en Argentine, dans les pays où existe une forte émigration italienne. La « fraction » se constitue, difficilement, durant ces « années terribles » de reflux du mouvement révolutionnaire après la vague de 1917-1923, de montée puis de victoire du fascisme, du nazisme et du stalinisme, dans ce milieu international qui est aussi, paradoxalement, une ouverture et un carrefour. Battue en 1926 au Congrès de Lyon du PCI à présent sous direction gramsciste – Bordiga y est encore élu au Comité central, mais un affrontement verbal qu’il a la même année avec Staline lors d’un Plenum de l’Internationale le met sur la touche –, la Gauche se constitue formellement à Pantin en 1928, avec quatre Fédérations : Belgique, New York, Paris et Lyon. Les militants de base sont des ouvriers, le courant est organisé par Ottorino Perrone-« Vercesi » (1897-1957). Les « bordiguistes » sont en contact, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et la reconstitution d’un courant de Gauche en Italie (Parti communiste internationaliste, 1943), avec toute une mouvance communiste critique.

    La seconde partie de l’ouvrage de Michel Roger retrace ainsi l’histoire de la relation de la « fraction » à l’Opposition russe et de celle d’autres pays qui conduisent progressivement à la fondation de la IVe Internationale (3 septembre 1938). Indice d’un véritable rapprochement, la Gauche italienne signe en 1930 le Manifeste de l’Opposition de gauche « aux communistes chinois et du monde entier »; mais dès 1932 la rupture est consommée : dans sa dernière lettre à la Gauche italienne (septembre 1932), Trotsky évoque « un honnête groupe révolutionnaire comme le vôtre », mais en 1933 pointe « le caractère sectaire de ce groupe ». L’une des pierres d’achoppement est le refus par la Gauche italienne de la politique de Front unique en Allemagne. La fraction a aussi des liens avec des groupes français ou belges où s’opère un travail théorique de compréhension de l’époque, de Contre le courant à l’Union communiste et à la Ligue des communistes internationalistes de Belgique ; elle est donc aussi en lien avec les autres Gauches – belge, allemande ou germano-hollandaise, mexicaine. L’auteur évoque au passage les figures, trop peu connues, de théoriciens ou d’acteurs d’un marxisme non sclérosé : l’astrophysicien hollandais Anton Pannekoek (1873-1960) (la « Gauche » germano-hollandaise), Karl Korsch (1886-1961)[1], avec lequel Bordiga avait correspondu ; l’ouvrier-ajusteur et conseilliste allemand Paul Mattick (1904-1981), réfugié aux États-Unis où il crée notamment la revue Living Marxism, ou encore le philosophe allemand membre du KAPD (la « Gauche » allemande) réfugié au Mexique où il devient ethnologue, Paul Kirchhoff-« Eiffel » (1900-1972).

    En 1944, une petite fraction française se constitue à côté de la fraction italienne, avec parmi ses sympathisants l’écrivain Jean Malaquais (1908-1998). Les relations avec ces groupes et d’autres, où se croisent militants issus du trotskysme ou futurs anarchistes (comme André Prudhommeaux (1902-1968)), se font cependant toujours en conservant une histoire et des principes propres particulièrement accentués, au risque d’un isolement presque total à partir de 1936. Parmi les grands traits de la fraction, on peut relever ce que l’on pourrait qualifier de rejet théorico-critique de tout « immédiatisme » : les révolutionnaires ont pour tâche de saisir le sens profond du mouvement de leur époque, toujours pensée dans le rapport capitalisme-prolétariat. Pour l’auteur, la « fraction », notamment avec Bilan, est l’un des rares groupes, en France, à avoir alors innové sur le plan théorique, notamment sur la nature de l’URSS mais aussi avec des analyses politiques et économiques du capitalisme qui s’oriente vers la guerre. L’une des caractéristiques du groupe est d’énoncer que dans une phase de reflux du mouvement révolutionnaire, ou quand il y a « marche à la guerre », il est inutile de faire preuve d’activisme. Il convient plutôt de dresser le bilan des expériences voire des erreurs passées, et de conserver vivante la théorie communiste ; le fait d’être alors très peu nombreux (quelques dizaines de militants, comme ils l’étaient) n’étant pas considéré comme un signe de faiblesse. Plus généralement, si des contacts avec d’autres groupes sont envisagés, c’est toujours de façon mûrement réfléchie et en avançant des principes programmatiques. Autre trait : le refus de rejoindre toute lutte anti-fasciste dans des coalitions politiques avec des adversaires de classe. Ce principe découle de la caractérisation du fascisme et de la démocratie comme forces capitalistes bourgeoises concurrentes et a pu être parfois partagé par d’autres composantes politiques, comme les trotskysmes. Néanmoins, il est ici particulièrement saillant, durable et il conduit la « fraction », durant la guerre d’Espagne (la situation espagnole fait l’objet de deux passionnants chapitres), à être le seul groupe révolutionnaire à ne pas soutenir la République, « même de façon critique », souligne l’auteur. Une quinzaine d’Italiens de la Gauche se rendent pourtant en Espagne et intègrent une colonne du POUM, mais ils seront exclus de la « fraction » à leur retour. Autres traits encore : le rejet d’une solidarité avec les luttes de libération nationale ou l’anti-impérialisme (interprétées comme limitées dans et par un affrontement entre impérialismes), le refus de tout aventurisme et évidemment du terrorisme.

    En réalité, pour la Gauche italienne, « dans la phase actuelle du capitalisme, seule la révolution prolétarienne est à l’ordre du jour » (p. 133) ; ce principe n’admet aucune exception. La Gauche italienne a traversé cette période en maintenant ses principes en raison, notamment, de la profondeur de son histoire, depuis la fraction interne au Parti socialiste. Cette « pureté » que je qualifierais de quasiment gnostique (sous l’épaisseur du capital-Démiurge luit malgré tout le communisme), cette intransigeance au prix parfois d’une incompréhension totale de la part des autres révolutionnaires (ayant suggéré en 1936, lors d’une réunion du Comité central du POUM, « qu’il ne fallait pas chercher à tuer les prolétaires enrégimentés par Franco mais appeler à la fraternisation avec eux », le délégué de la Gauche italienne s’attire la remarque « qu’une telle propagande mériterait la peine de mort » (p. 219)), cette capacité à aller « contre le courant », sans « trahir », apparaissent certainement remarquables. Le lecteur d’aujourd’hui, informé de la nature, excédant le simple monde du capital, du fascisme et des camps nazis où, du reste, ont péri plusieurs militants de la « fraction » italienne, tous réfugiés et certains juifs, peut penser que les qualités de ce courant sont peut-être aussi ses points de vulnérabilité.

    [1] Marxisme et philosophie (1923) vient d’être réédité chez Allia (2012).