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La casse sociale n’a plus de limites en Espagne
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
On ne parle plus seulement de baisses de salaires pour garantir la compétitivité à l’export ou la survie d’entreprises en situation critique. Ni même de l’augmentation du temps de travail. « Il faut travailler plus et gagner moins pour sortir de la crise », a dit un jour l’ex-président de la Confédération espagnole des organisations patronales (CEOE) Gerardo Díaz Ferrán, en détention provisoire depuis décembre dans le cadre de l’affaire Crucero (blanchiment d’argent, entre autres). « Le statut des travailleurs a été élaboré en pensant que les voyages se faisaient en diligence puisqu’il donne quatre jours de congés pour un décès », a raillé, il y a peu, un responsable de la même CEOE, José de la Cavada.
Concilier famille et travail, objectif si en vogue dans les années de croissance, est en train de devenir un concept obsolète. En général, ce qui était considéré comme des droits, et partant consacrés dans les lois et conventions collectives, devient un quasi-privilège ou des anachronismes qui doivent disparaître au profit de l’efficacité et de la reprise économique.
La précarité du travail propre aux secteurs les moins protégés est en train de se propager à des niveaux supérieurs de l’échelle sociale. Le low cost, ce nouveau concept patronal qui, comme l’outlet, devient le paradigme de l’économie en récession, est devenu aussi un concept de travail. La classe moyenne est de plus en plus poussée vers des conditions de travail d’un autre temps, d’autres professions moins qualifiées, d’autres pays.
Des hôtesses de l’air obligées de payer leur uniforme
Quand Iberia Express, filiale low cost de la compagnie aérienne espagnole, a commencé à voler, il y a un an et demi, les hôtesses de l’air devaient payer elles-mêmes leur manteau, leurs chaussures, leur valise et même le gilet de sécurité qu’exige l’Aviation civile. Maintenant, l’entreprise dit qu’elles paient seulement les chaussures et la valise. Peu de métiers avaient une image aussi glamour et les conditions de travail du secteur aérien. Aujourd’hui, des copilotes gagnent 50 000 euros bruts par an et des hôtesses 12 000. Dans les compagnies nationales, les salaires sont trois fois plus élevés. Chez Vueling, le salaire de base d’un membre d’équipage est de seulement 400 euros. Les femmes qui avaient autrefois des uniformes dessinés par Christian Lacroix, Pertegaz ou Elio Berhanyer doivent aujourd’hui nettoyer les cabines. « Les escales de trente-cinq minutes ne laissent pas le temps aux équipes de nettoyage de le faire », explique le syndicat Commissions ouvrières (CCOO).
Quant à la compagnie Ryanair, qui établit ses contrats depuis l’Irlande, elle ne propose même pas de salaire de base, chaque employé paie son uniforme et peut être licencié du jour au lendemain. Comme les hôtesses ne sont pas inscrites à la sécurité sociale espagnole, CCOO assure que certaines ont eu des problèmes quand elles ont dû s’arrêter pour raison de santé.
Chez Iberia Express, si elles quittent leur travail pendant les six premiers mois, elles doivent payer 3 000 euros à l’entreprise, officiellement pour compenser l’investissement de la compagnie pour les former. Ce type de clause est courant pour les pilotes, dont les cours d’habilitation incluent des stages dans de coûteux simulateurs de vol. Mais la formation que reçoit une hôtesse chez Iberia Express dure seulement cinq jours et se réduit à peu de choses près à la remise d’un CD, selon l’une d’elles.
En ce qui concerne les chaînes de salons de coiffure comme Marco Aldany, les employées, en majorité des femmes, doivent apporter peignes et brosses. Une pratique habituelle pour des instruments plus personnels et plus chers comme les ciseaux et les rasoirs s’est étendue au reste. La majorité de ces chaînes fonctionnent en franchise dans un secteur traditionnellement occupé par des entreprises individuelles.
Dans les franchises, beaucoup de coiffeuses travaillent avec des contrats à temps partiel et d’autres n’ont même pas de contrat, elles sont indépendantes, même s’il n’est pas courant en Espagne, contrairement à l’Italie, de pratiquer ce qu’on appelle « la location de fauteuil », explique Jesús Martínez Dorado, secrétaire à l’action syndicale de la fédération des services privés de CCOO. La chaîne fournit l’enseigne et les produits cosmétiques, mais le fauteuil comme tous les autres services de soins sont à la charge d’une professionnelle sans relation de travail avec l’entreprise. Quoi qu’il en soit, une coiffeuse salariée ne gagne pas plus de 10 000 euros bruts par an à temps plein, assure Martínez Dorado.
De plus, l’ouverture de salons par des immigrés chinois ou dominicains, qui ne respectent ni les salaires ni les horaires des conventions, et l’installation d’autres salons dans des centres commerciaux, ouverts tous les jours, exitent une concurrence à laquelle il est difficile de résister. Aujourd’hui, il est possible de se faire coiffer, teindre ou manucurer à 23 heures un samedi dans n’importe quel salon de centre-ville ou le dimanche à 10 heures dans une grande surface.
Pas d’exception dans les grands magasins
Même une grande entreprise comme El Corte Inglés n’échappe pas au vent de casse sociale. La convention collective sectorielle récemment signée par les syndicats Fetico et Fasga a laissé les 100 000 employés de la première entreprise de distribution espagnole sans complément de salaire pour les jours fériés et les dimanches travaillés, elle leur a augmenté le temps de travail de 28 heures et gelé les salaires jusqu’en 2016. El Corte Inglés avait déjà baissé les commissions sur les ventes et fait passer leur emploi du temps d’annuel à trimestriel, ce qui signifie que les employés sont amenés à changer d’horaire de travail tous les trimestres. Ce n’est pas tout : le personnel de premier échelon pourra rester jusqu’à cinq ans au même salaire de 13 000 euros bruts. Avant, il avait droit à une promotion dès la deuxième année.
Aussi plus de 1 000 employés ont préféré quitter les grands magasins plutôt que d’accepter ces nouvelles conditions de travail, révèle le syndicat UGT, et s’en sont remis à l’article 21 du statut des travailleurs qui leur permet de toucher une indemnisation de vingt jours par année d’ancienneté. « C’est un plan social à bon marché et déguisé », s’insurge le syndicat.
Cette nouvelle convention du secteur touche aussi de grandes chaînes comme Carrefour, Alcampo (enseigne espagnole d’Auchan), la Fnac ou Ikea. « On est en train d’imposer des mesures conçues pour des entreprises en crise à des entreprises en bonne santé », souligne Javier Jiménez, du service juridique de l’UGT. S’ils sont affectés par la baisse de la consommation, El Corte Inglés a néanmoins enregistré 210 millions de bénéfices en 2011 (les chiffres 2012 seront annoncés à la fin du mois) et les autres enseignes sont également bénéficiaires. Mais ces entreprises préfèrent se soigner en bonne santé. Le Corte Inglés, par exemple, n’a engagé personne depuis des années. Au point que, pour Noël, il mobilise son personnel de bureau pour s’occuper des clients des magasins de Madrid, explique l’UGT. Dans d’autres entreprises, le contrat à temps partiel est devenu la norme pour plus de la moitié des 230 000 salariés du secteur. Dans certaines chaînes comme Toys R Us, c’est même tout le personnel qui travaille à temps partiel.
Aux Baléares, l’hôtellerie a découvert les avantages des embauches à l’étranger. L’année dernière, 15 jeunes de République tchèque, de Hongrie, Bulgarie et Roumanie ont raconté à l’inspection du travail qu’ils avaient été engagés par une agence de Prague pour faire des stages dans un hôtel de Majorque. Mais l’expérience n’a pas du tout été comme celles qu’Erasmus est censé promouvoir. Au lieu des 1 200 euros promis pour 40 heures par semaine, ils ont touché 400 euros pour un travail de 54 heures. « Ils font venir des étudiants européens en management hôtelier et ils leur font débarrasser des tables pendant tout l’été », accuse le secrétaire général de la fédération hôtelière de CCOO, Ginés Díez. Le syndicat vient de dénoncer à l’inspection du travail un hôtel qui avait 36 boursiers de plusieurs nationalités et seulement 22 employés.
L’an passé, le groupe Barceló a été dénoncé aussi pour avoir employé comme boursiers des Roumains sans permis de travail. Cette saison, explique Antonio Copete, responsable de la fédération hôtelière de l’UGT, ce sont les chaînes hôtelières de moyenne gamme qui continuent à remplacer les employés espagnols par des boursiers étrangers. Elles font même payer la nourriture à certains de ces étudiants, alors que la convention les oblige à leur fournir gratuitement.
Il arrive également que les femmes de ménage qui font les chambres ne fassent pas partie du personnel de l’hôtel. Et la même chose est en train de se produire pour les réceptionnistes et les cuisiniers, préviennent CCOO et l’UGT. Après avoir licencié le personnel chargé de ces tâches, l’hôtel fait par exemple appel à une entreprise de nettoyage dont la convention fixe des salaires inférieurs de 20% à ceux de l’hôtellerie. « Cela frise le licenciement abusif », dénonce César Galiano, du bureau juridique de l’UGT.
Un plombage pour 24 euros
Même les dentistes ne sont plus ce qu’ils étaient. La hausse du nombre de diplômés et l’irruption de franchises ont changé le paysage d’une profession jusqu’alors synonyme de prestige et de rémunérations élevées. « L’Espagne compte 30 000 dentistes, un pour 1 400 habitants, alors que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime à un pour 3 500 la proportion idéale », explique Alfonso Villavigil, président du conseil général des odontologues d’Espagne. De plus, l’exercice libéral est devenu salarié ou faussement autonome. En 2010, le tribunal suprême a condamné Vitaldent pour avoir gardé deux dentistes sous contrat de fourniture de services alors qu’ils auraient dû être salariés.
Dans les chaînes, les odontologues touchent 12,5% des revenus qu’ils génèrent, assure Villavigil. « Etant donné qu’un plombage coûte 24 euros, il faudrait qu’ils en fassent trois par heure pour gagner 10 euros », ajoute-t-il. Il soupçonne donc ces chaînes de donner des traitements non nécessaires pour gonfler les chiffres tout en diminuant la qualité des prestations. « Quand j’ai commencé, voici presque trente ans, nous avions une liste d’attente de deux mois, se souvient le président du collège de dentistes. Aujourd’hui, on est content si on remplit l’agenda de la semaine. »