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    En Allemagne, le naufrage des pirates

    Lien publiée le 21 septembre 2013

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    (Mediapart) À Berlin, dans la forêt des affiches de campagne électorale, un mot d’excuse : « Désolés, nous avions pensé que ce serait plus facile », assure le « pirate » Christopher Lauer. Fidèles à leur habitude de prendre à contre-pied la communication politique, les pirates jouent la carte de l’honnêteté. À l’origine de ce constat d’échec, leur déroute dans les sondages. Alors qu’il y a à peine plus d’un an, et après une ascension fulgurante, ils faisaient pratiquement jeu égal avec les Verts, écrasant le FDP (libéraux), comme Die Linke (extrême gauche), les pirates raclent aujourd’hui le fond à 2-3 % d’intentions de vote. La chute est d’autant plus stupéfiante que le parti a été bien servi par l’actualité.

    Originaire de Suède, le mouvement pirate apparaît en Allemagne en 2006, mais c’est seulement avec les élections législatives de 2009 qu'il entre vraiment dans le champ public. Avec leurs slogans et leurs thématiques décalés, les « pirates » s’attirent une certaine attention médiatique. Ils obtiennent un score honorable de 2 % des voix et fidélisent surtout en quelques mois un socle de plus de 10 000 adhérents.

    Ovni de la scène politique, le parti pirate place la révolution numérique au cœur de son identité. Ses principales revendications portent sur la transparence dans la vie politique, la protection des données sur Internet, la neutralité du Net mais aussi une réforme de l’éducation ou la libéralisation du cannabis. Structurellement, le parti innove en utilisant les outils numériques pour un fonctionnement hyper-démocratique.

    Deux ans plus tard, en septembre 2011, le parti crée la surprise, lors des élections régionales de Berlin. Les pirates obtiennent 8,9 % des scrutins et font entrer quinze élus au parlement régional. Le nouveau groupe parlementaire récupère les locaux du libéral FDP, qui s’est effondré avec 1,8 % des voix. Lors de la passation de pouvoir, les très sérieux députés voient débarquer une cohorte hétéroclite : le geek, le gentil hippie, le militant « antifa » à crête, le jeune loup au verbe assassin, la bachelière…

    Déstabilisés, les partis les plus conservateurs se mettent à l’Internet, créent des think tanks, relookent leurs sites et ajoutent quelques points sur « la liberté sur Internet » à leurs programmes. Tous affichent une bienveillance amusée ou crispée à l’égard des trublions, qui ne s’empêchent pas de dézinguer leurs pairs lorsque l’occasion se présente. Amenés pour la première fois à exercer un mandat politique, les quinze députés pirates s’essaient à la transparence absolue. Les réunions du groupe sont ouvertes à la presse, retransmises en direct sur leur site. Chacun derrière un ordinateur recouvert de stickers, on porte au vote et au débat aussi bien l’achat d’un distributeur de soda que le positionnement du groupe sur des questions sociales.

    Sous-estimée comme une mode berlinoise, l’ascension des pirates se concrétise dans les mois qui suivent par l’entrée aux gouvernements de trois autres Länder, dont le plus peuplé, la Rhénanie-du-Nord-Westphalie. En avril 2012, 13 % des Allemands se déclarent prêts à voter pirate aux élections législatives.

    Mais à Berlin, ce qui fut toléré comme des gaffes de débutant la première année vire aux dérapages successifs. Et la transparence absolue montre ses effets pervers, en surexposant les difficultés humaines et professionnelles du groupe. Des errements qui se retrouvent à l’échelle nationale, symptomatiques de problèmes structurels que le parti peine aujourd’hui à régler. 

    Les pirates s'activent mais « personne n'écoute »

    Pourtant, le parti a bénéficié d'une actualité favorable. Les révélations d’Edward Snowden ont suscité un scandale politique où ont été pointées aussi bien les responsabilités du gouvernement Merkel que du SPD avant lui. Concrètement, l'affaire des écoutes de la NSA a prouvé que l’enjeu de la protection des données sur Internet, souvent perçu comme une obsession geek, touche aux fondamentaux des libertés individuelles et de la constitution allemande.

    Seul parti en pointe sur le sujet, les pirates font le job et profitent d’un sursaut dans les sondages. Des « crypto-parties », sortes de happening pour apprendre à protéger ses données, sont organisées un peu partout dans le pays, affiches et slogans s’emparent de l’actualité. Souvent avec humour. « Mais y a-t-il encore quelqu’un pour écouter ? » s’interroge le Spiegel. Très vite – et alors que les articles sur le sujet continuent de faire la une – le parti Pirates retombe à 2-3 %.

    « Les médias ont beaucoup couvert le scandale Prism et lancé un débat virulent », reconnaît le politologue Stefan Klecha. Mais pour le chercheur, l’intérêt des journalistes pour le sujet ne reflète en rien celui de la population. « Cela peut sembler cynique, mais étant donné le passif historique du pays, les gens ne sont pas choqués que les États-Unis les espionnent. » Dans les rangs des pirates, on reconnaît avoir du mal à mobiliser sur un sujet « trop abstrait »« pas assez quotidien ».

    « C’est une erreur de croire que les pirates ont été élus pour leurs revendications relatives à Internet. Les deux tiers de leurs électeurs ont voté pour des questions de justice sociale », estime le politologue. « Nous avons séduit à Berlin car nous avions un programme très concret, notamment en matière de développement urbain », explique le député Christophe Lauer, qui reconnaît en creux un manque au niveau fédéral. C’est surtout la fraîcheur du parti qui a convaincu dans un paysage politique morose. Les pirates ont surtout suscité un espoir en proposant une alternative politique, avec des positionnements radicaux et cohérents. « La forte polarité qui existe en France entre gauche et droite, entre les personnalités politiques, n’existe pas en Allemagne », explique Stefan Klecha. « Tous les partis ont été amenés, ces dernières années, à mener des politiques contraires à ce qu’on attendait de leur ligne idéologique : les réformes libérales de Schröder, la position de Merkel sur le nucléaire. Et le système de coalition brouille les cartes. » Deux ans plus tard, les espoirs sont douchés.

    « Les sondages qui nous donnaient à 15 % étaient complètement irréalistes mais je ne crois pas non plus aux 3 % », affirme Bernhard Smolarz, un militant de la première heure de Bonn. « Depuis qu’ils ont été élus, les députés de Rhénanie-du-Nord-Westphalie ont fait du bon travail. On a beaucoup amélioré notre programme. Le problème, c’est que les journalistes ne se déplacent plus aux conférences de presse, ne parlent plus de nous. »

    Chouchous de la presse pendant deux ans, les pirates ont retrouvé leur statut de « Sonstiges », des petits partis dont la presse ne prend généralement pas la peine de publier les intentions de votes tant elles sont faibles. L’effet de nouveauté profite au parti eurosceptique radical Alternative pour l’Allemagne, dont on estime mal le score. D’après la presse allemande, le président du parti pirate Bernd Schlömer n'aurait lui-même aucun espoir pour les législatives, préférant se concentrer sur les européennes.

    Peut-on faire de la politique autrement ?

    Fondamentalement, la question que pose l’aventure pirate est : peut-on faire de la politique autrement et de manière plus démocratique sans changer le système ? Pour l’heure, il semble que c’est davantage la politique qui a changé les pirates que l’inverse : guerre des chefs, dérapages à répétition, voire parfois gestion opaque.

    « Que l’on obtienne ou non des représentants au Bundestag, la question de la professionnalisation du parti se posera après l’élection », estime Christopher Lauer. « Soit on place des députés et il faudra se doter d’un appareil politique pour qu’ils puissent travailler correctement, soit on ne passe pas la barre des 5 % et il faudra s’interroger sur les raisons de cet échec. » Le député régional est un des rares tenants de la ligne « Real » dans le parti : une compréhension plus restrictive du principe de transparence et une structuration plus classique du parti pour gagner en efficacité. Sa proposition de loi sur le droit d’auteur, il y a un an, lui avait attiré les foudres des militants et de nombre de ses collègues. Le texte abandonnait une bonne partie des revendications du parti. Composé en catimini avec des avocats dont Christopher Lauer a refusé de dévoiler l’identité (voilà pour la transparence), il n’a pas été soumis aux militants. Tollé.

    Mais Christopher Lauer a pour lui que la machine démocratique des pirates crée une inertie handicapante pour les élus. « Le parti est très peu actif au parlement. En fait, les pirates sont très bons dans la réaction mais pas dans l’action, juge Stefan Klecha. Or c’est ce qu’on attend d’eux maintenant qu’ils sont élus. »

    On compare volontiers la situation des pirates aux premières années balbutiantes des écologistes. « Mais on ne peut pas pousser la comparaison trop loin, relativise Stefan Klecha. Les Verts se sont constitués à partir des mouvements anti-nucléaires, féministes, écologistes. Beaucoup avaient une idée de la façon d’organiser un parti. Ce n’est pas le cas chez les pirates qui s’appuient sur des micro-mouvements, des initiatives diffuses. » Gauche radicale, libéraux, voire ancien militant NPD (extrême droite) constituent le mouvement. Si les pirates ont jusque-là refusé de se placer sur l’échiquier politique, c’est parce qu'ils n'ont aucun socle idéologique commun. 

    Pour le politologue, davantage encore que les européennes au printemps, les prochaines élections de Berlin, en 2016, seront décisives. « S’ils ne parviennent pas à y conserver un groupe de députés, le parti est mort. »