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Racisme: les récidives de la SNCF
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
(Mediapart) La mansuétude de la SNCF à l'égard des dérives racistes choque au sein de l'entreprise publique. Les langues se délient. D'anciennes affaires remontent à la surface. Mais certains syndicats choisissent de défendre leurs troupes plutôt que le droit. Illustration à Valenciennes.
D’un peu partout en France, des témoignages affluent. Depuis la publication denotre article sur les dérives racistes à la sûreté ferroviaire de Montpellier, des salariés de la SNCF nous appellent ou nous écrivent pour expliquer à quel point ils sont choqués par l’absence de réaction de l’entreprise face à ces comportements discriminatoires. Souvent, les agents prennent soin de relativiser : « Attention, ne faites pas croire que l’ensemble des cheminots sont racistes. Il y en a la même proportion que dans le reste de la population. » Leur malaise est ailleurs. Il réside dans l’omerta qui, selon eux, règne dans l’entreprise depuis des années. Dans la façon dont la direction se débrouille pour étouffer les affaires les unes après les autres. Parfois avec la complicité des syndicats.
Mohamed Benyacine n’a pas souhaité nous parler directement de l’affaire. Aidé par le collectif “Droit à la différence”, transformé depuis en association, il a obtenu en 2012 une compensation financière en échange de son silence. Par l’intermédiaire d’agents scandalisés, au vu du dossier pénal que nous avons pu récupérer et grâce à quelques archives, nous avons cependant pu reconstituer les faits et leurs conséquences.Toutes ces situations mériteraient d’être compilées et racontées. À titre d’exemple, nous en avons choisi une, emblématique, car plusieurs années après les faits, elle continue de hanter les esprits.
Mohamed Benyacine est embauché en 2003 à la sûreté ferroviaire de la SNCF à Valenciennes. Il est très vite l’objet de discriminations, essentiellement de la part de son supérieur hiérarchique, Pascal P. Pendant sept ans, il se fait traiter de« loukoumier », de « bougnoule »… Pascal P. ne s’étonne pas de la présence de rats dans les locaux, ceux-ci étant « attirés par leurs congénères », en l’occurrence les personnes d’origine maghrébine du service de nettoyage. En 2010, survient l’incident de trop. Alors qu’il demande trois semaines de congés à la suite de la naissance de son enfant, Mohamed Benyacine se voit répondre que sa femme « est comme les rats, elle a une gestation de 21 jours ».
Mohamed Benyacine, qui a déjà alerté plusieurs fois sa hiérarchie, en vain, se décide à porter plainte. La police de Douai enquête. Et découvre que pendant plusieurs années, Pascal P. a pu afficher aux murs, en toute liberté, dans les locaux de la SNCF, des affiches du Front national ayant par exemple pour slogan : « Être Français, ça se mérite. » Pascal P. laissait également traîner des cartes de vœux de l’élu du FN, Karl Lang, ainsi que des tracts du parti. Devant les policiers qui l’interrogent, Pascal P. reconnaît tous ces faits. Il admet aussi : « C’est vrai qu’il m’est arrivé de patrouiller dans les gares en montrant volontairement mon porte-clés représentant une flamme bleu-blanc-rouge, sachant que cela ne plairait pas. C’était de la provocation à l’égard d’une certaine population de Maubeuge Hautmont, les Nord-Africains. On m’a demandé de changer de porte-clés. Alors maintenant, j’en ai un du Vlaams Blok (parti d’extrême droite flamand – ndlr). »
Pascal P. explique : « De toute façon, tout le monde était au courant de mes idées politiques et personne ne m’a jamais fait de réflexion quant aux affiches et autres, alors que tout le monde les avait déjà vues. La hiérarchie ne m’a jamais rien dit. »
Dans cette hiérarchie, Jocelyn F., le supérieur direct de Pascal P. et directeur de la SUGE de Valenciennes, est le principal mis en cause. Tous les agents du service interrogés par la police ont témoigné qu’il était parfaitement informé du harcèlement subi par Mohamed.
Sur procès-verbal, un agent raconte ainsi : « Jocelyn F. participait lui aussi à des scènes de brimades, en collaboration avec Pascal P. Ils étaient très complices. Il ne peut donc pas dire qu’il n’était pas au courant. Or Pascal P. n’a jamais eu de remontrances ou de sanction. »
Un autre témoigne : « Jocelyn F. ne disait absolument rien et couvrait Pascal P. Il ne l’a jamais repris en ma présence. »
Un troisième : « Vu les excellentes relations de Pascal P. avec Jocelyn F., rien ne lui était refusé. Une fois, je suis allé parler à Jocelyn F. Il m’a simplement répondu que Pascal P. avait des problèmes dans sa vie privée et qu’il fallait laisser tomber. Je me suis rendu compte que rien ne changerait puisque la hiérarchie était au courant. »
Un quatrième : « Par deux fois, j’ai voulu faire réagir. Mais Jocelyn F. me disait : “Que veux-tu, il est un peu bourru.” Cela me dérange qu’il puisse dire qu’il n’était au courant de rien car si on nous avait écoutés depuis le départ, cela serait réglé depuis longtemps. »
Interrogé par la police le 23 février 2010, Jocelyn F. nie tout. Non, il n’a jamais rien entendu. Quant aux affiches et à la propagande électorale, il assure avoir demandé à Pascal P. de les retirer dès 2003 ou 2004. Alors que les cartes de vœux de Karl Lang retrouvées datent de 2006 et que des photos des affiches encore plus tardives ont été versées au dossier.
Les policiers lui demandent donc : « Comment expliquez-vous que vous êtes apparemment le seul à ne pas avoir vu ces affiches du Front national, alors qu’elles étaient visibles de tous ? »
Ou encore : « En votre qualité de responsable, vous êtes au courant qu’il est interdit d’afficher ses opinions politiques dans le cadre de son travail ? » Puis : « Tout le monde ment en disant que vous étiez au courant, voire parfois témoin des agissements de Pascal P. ? »
Le discriminé accusé d'être un fauteur de troubles
Jocelyn F. ne sera cependant pas poursuivi : le procureur préfère se concentrer sur les agissements de Pascal P., qui sera condamné le 11 janvier 2011 par le tribunal de Cambrai pour « injure non publique en raison de l’origine » au paiement d’une amende de 600 euros. Ainsi qu’à 3 000 euros de dommages et intérêts à l’égard de Mohamed Benyacine.
Mais quelles ont été les sanctions du côté de la SNCF ? Rien ou presque au vu des faits établis. Certes, pour éviter une condamnation aux prud’hommes et comme nous l’évoquions précédemment, un protocole d’accord a été signé par la direction juridique du groupe en juillet 2012, qui dédommage Mohamed Benyacine. Mais quid des agents discriminants ?
La direction nous explique que Pascal P. a été muté dans un autre service. Certes. Ce changement était toutefois obligatoire en vertu de la loi LSQ (loi de sécurité quotidienne), comme le reconnaît la SNCF : après sa condamnation, il n’était plus autorisé à porter une arme. Pascal P. a continué de monter en grade normalement.
Quant à Jocelyn F., il n’a jamais été inquiété, en dépit des multiples témoignages cités plus haut. « À partir du moment où la justice n’a rien retenu contre lui, la SNCF ne peut se substituer à l’autorité judiciaire. L’entreprise ne va pas dire au procureur que son jugement est erroné. Et bien sûr, s’il avait été condamné, nous aurions pris des sanctions. » « Il faut s’en remettre à la justice plutôt que d’être jugé injuste et d’être désavoué », plaide l'entreprise, qui explique : « Si demain, on passe dans un service et que l’on y voit une affiche à caractère homophobe, raciste, xénophobe ou raciste, on sanctionnera. Mais là, la justice était saisie. »
À la SNCF, face aux questions des journalistes, on rappelle sans cesse les beaux textes déontologiques censés guider l’action des agents, la place des déontologues, des formations, et on met en avant une volonté officiellement plus ferme que jamais.
En attendant, ces agents discriminants peuvent dormir tranquille. À l’inverse des collègues de Mohamed Benyacine qui ont pris sa défense et qui se sont plaints auprès de nous d’en avoir ensuite payé le prix par des sanctions aux motifs plus que douteux qu’ils ne souhaitent pas voir retranscrits dans le détail : « On en a tellement bavé qu’on ne veut pas que ce soit évoqué. Sinon, ils vont encore nous le faire payer. »
Plutôt que de défendre un agent qui a vu son bon droit reconnu en justice, le secrétaire général des cheminots de la CFDT préfère mettre en doute la réalité des discriminations subies. Vérification faite, Mohamed Benyacine s’est effectivement plaint du comportement de celui qui a remplacé Pascal P. après sa mutation. Mais lors d’une réunion de conciliation, ce remplaçant a reconnu devant une dizaine de personnes avoir appelé un Noir « Bamboula ». « C’était pour rire », a-t-il précisé, tandis qu’à la SNCF, localement, certains considèrent que « Bamboula » ne peut de toute façon pas être considéré comme une insulte.
Soucieux de ne pas renouer avec un climat délétère, tous les agents présents, y compris Mohamed Benyacine, ont accepté de signer un protocole de bonne entente, faisant comme s’il ne s’était rien passé. D’où les accusations contre Mohamed Benyacine, à présent accusé d’être le fauteur de troubles.
La CFDT n’est pas la seule en cause dans l’affaire. À l’époque du jugement condamnant Pascal P., l’Unsa s’était offusquée… du traitement des faits par la presse. Dans un tract, le syndicat se déclarait « choqué » que les noms d’agents discriminants figurent dans des médias et concluait ainsi : « Nous sommes ici à Lille, ville jadis administrée par Roger Salengro, victime lui aussi d’une campagne de calomnie. Il est mort le 18 novembre 1936 dans les circonstances tragiques que nous savons. Le 22 novembre 1936, lors de ses funérailles, Léon Blum a vivement dénoncé l’acharnement médiatique contre lui. Force est de constater que 75 ans après, l’histoire a été oubliée. »
Après nos révélations sur la SUGE de Montpellier, avérées par deux rapports internes de la SNCF, l’Unsa a bien publié un communiqué. Mais pas un mot sur les dérives racistes. Seulement un soutien aux agents de la sûreté ferroviaire en général, mettant en garde contre les confusions.
Face à notre étonnement, Roland Dillenseger, secrétaire général adjoint de l’Unsa cheminots, explique : « Pour nous, le SMS envoyé à Montpellier était d’ordre privé. Il ne faut pas faire de confusion entre des comportements individuels et la structure qu’est la SUGE, même si tout ce qui est répréhensible doit être sanctionné. »
À la SNCF, en matière de racisme, le service minimum est généralisé.