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Gabriel García Márquez et les journalistes timides
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
(Mediapart) Au début des années quatre-vingt-dix, l'écrivain colombien, décédé le 17 avril, était une célébrité inaccessible, et obtenir une interview un défi pour tous les journalistes. Notre confrère d'Infolibre, traduit par l'écrivain et éditeur François Maspero, fait ici le récit de sa rencontre à Mexico avec le déjà Prix Nobel de littérature, un prix comme une victoire au Mondial, un entretien comme un fleuve.
En 1991, il était à l’apogée de sa gloire et de sa créativité. Que ce soit à Paris ou dans son village, à Barcelone ou à Mexico, il ne pouvait faire un pas sans provoquer un attroupement égal à celui des Rolling Stones. Impossible pour lui de se promener incognito : il n’allait au cinéma qu’à l’occasion de projections privées. Les invitations et les réceptions pleuvaient, les lecteurs le harcelaient pour obtenir un autographe, et il apprenait à dire non. La carapace de sa timidité l’abritait un peu mais ne suffisait pas, et il devait vivre en se protégeant. Il avait écrit un des romans en langue espagnole les plus lus, Cent Ans de solitude, après Pas de lettres pour le colonel, et avant L’Automne du Patriarche, celui-ci suivi d’un nouveau succès éclatant, Chronique d’une mort annoncée. L’ensemble lui avait valu le Prix Nobel de littérature, et ce fut comme si la Colombie avait gagné le Mondial du football, une folie collective autour du fils aîné du radiotélégraphiste puis pharmacien d’Aracataca, petit village perdu au milieu des bananeraies du département de Magdalena.
Par la suite devait paraître un autre best-seller – y compris aux États-Unis –, L’Amour aux temps de choléra et, en ce début de l’année 1991, il venait de publier un nouveau roman, audacieux et controversé, Le Général dans son labyrinthe, une biographie très personnelle de Simon Bolivar. La célébrité de Gabriel García Márquez le rendait inaccessible, et pour n’importe quel journaliste obtenir de lui une interview était une gageure. Un défi et un rêve impossible. J’ai quand même obtenu le numéro de téléphone de sa demeure dans la capitale mexicaine et je l’ai composé. À ma surprise et pour mon plus grand bonheur, il a accepté : le lundi suivant à onze heures du matin, rue Fuego.
C’est sa femme, Mercedes, qui m’a ouvert la grille. Il m’attendait dans le fond du jardin. Il a tout de suite pris la précaution de poser un magnétophone à côté du mien. Il a dit que c’était devenu chez lui une habitude : plus tard, il devait m’expliquer que la célébrité lui avait appris à se méfier aussi bien de son interlocuteur que de ses propres propos.
Les biographies et les portraits décrivaient le premier-né du pharmacien comme un homme brun, prudent, bon vivant, curieux, timide, audacieux, observateur et malin. Il habitait pour le moment à Mexico, mais son itinéraire était constellé de villes où il était passé, où il avait vécu, où il avait écrit : Barcelone, Madrid, Bogota, La Havane, Paris… Toutes, pourtant, renvoyaient toujours à Macondo, le lieu mythique de la Caraïbe où il avait grandi en enfant craintif, avant de devenir le génie qui écrivait pour qu’on l’aime et qui avait découvert l’art du conte grâce aux Mille et une Nuits et au journalisme.
Assis à sa table, il était imposant, mais à travers les verres de ses lunettes rondes, son regard était accueillant. Il répondait aux questions sans se presser, agitant les mains, entrant dans les détails, se laissant interroger de bonne grâce, et me confiant des secrets qui ne semblaient pas cadrer avec sa prudence du début. Il disait par exemple qu’il était un très mauvais lecteur : « Il y a tellement de livres à lire que, dès que celui que j’ai entre les mains m’ennuie, je le laisse tomber. » Aussi, quand lui-même écrivait, gardait-il constamment ses lecteurs présents à l’esprit : « Lorsque mon livre me semble devenir ne serait-ce qu’un peu ennuyeux, je sais que je dois corriger le tir. »
Il m’a affirmé qu’il ne relisait jamais ses livres après leur parution. Par pudeur, par peur. Il était apparemment si obsessionnel dans ses corrections, si perfectionniste, qu’il ne s’arrêtait jamais : « Si on ne m’arrache pas les épreuves des mains, je continue à tout retravailler. » C’était l’un des avantages de la célébrité, que ce droit d’exiger des corrections à n’en plus finir. Il était même inscrit dans les contrats. « Avec L’Automne du Patriarche, j’ai réalisé cet exploit de réécrire la quasi-totalité du livre dans les marges. »
Mais quand il avait atteint la célébrité, après avoir reçu le Prix Nobel, il avait eu une révélation qui avait tout bouleversé : la découverte de l’ordinateur. Il ne comprenait pas ses confrères qui refusaient de troquer leur vieille machine à écrire, ni ceux qui comparaient le geste d’écrire manuellement à la circulation naturelle du sang. Gabriel García Márquez affirmait catégoriquement : « La vérité pure et simple est que, pour un écrivain, l’ordinateur est une invention géniale. Si j’avais possédé un ordinateur il y a vingt ans, j’aurais écrit le double de livres. » Avant cette invention, sa méthode était de se mettre tous les matins devant sa machine à écrire et de rédiger ligne après ligne : « Je devais parvenir à ce que chacune soit parfaite ; et dès que je commettais une erreur, je déchirais le papier, je recopiais ce que j’avais déjà écrit et je reprenais. Je finissais épuisé, non pour avoir trop pensé, mais parce que travailler à la machine me faisait terriblement mal au dos ; et puis mon humeur en souffrait, j’en perdais mon calme, ma sérénité. L’ordinateur est magique, plus de papier déchiré, plus de routine. Il rend l’écriture réellement distrayante, car il élimine tout effort physique. »
La rançon du succès
Et, enchaînant sur sa passion pour l’ordinateur, le grand García Márquez m’a parlé de ses pudeurs, de sa timidité, de la rançon du succès. « Je vis et je navigue dans ce monde, je suis couvert de louanges, j’y ai des amis, des affections, et j’ai répété mille fois que si j’écris c’est pour que mes amis m’aiment encore davantage. Personne n’a idée de la satisfaction que me procure, non le succès, mais la possibilité d’être un écrivain qui fait et écrit ce qu’il veut et comme il veut, et d’avoir une telle résonance. » Évidemment, il y avait le revers de la médaille : « Le plus difficile, quand on est célèbre, est de consacrer du temps à sa vie privée, aux amis, à la famille. » Il essayait donc ne pas se montrer en public, parce que les obligations, les signatures l’épuisaient, et, disait-il : « Je ne vais pas aux expositions de mes amis car, dans la plupart des cas, ils ne supportent pas le show qui accompagne ma présence. » Il fallait manœuvrer avec prudence, de là les précautions : « Ça devient tellement dérangeant qu’on doit rester sur ses gardes vingt-quatre heures sur vingt-quatre. » Et j’ai perçu comme une plainte quand il m’a confié : « On devient quelqu’un d’autre, on passe par des moments pénibles, je suis d’une timidité que personne ne peut imaginer, pas même mes amis. » Une souffrance qui se répétait chaque fois qu’il apparaissait quelque part, tout de suite entouré de lecteurs et de photographes. Aujourd’hui cela peut sembler surprenant, mais dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix du siècle dernier, la popularité de l’écrivain colombien dépassait celle des stars du rock les plus harcelées.
Je lui ai demandé si, comme Machado, il se considérait, au sens le plus large du terme, comme quelqu’un de « bon », et il m’a répondu qu’il croyait que sa principale qualité était effectivement la bonté : « Je suis convaincu que je suis bon, peut-être l’homme le meilleur du monde. Je crois que je suis né ainsi, et que ça m’a tellement plu que je continue à faire tous les efforts possibles pour le rester. » Et il a ajouté : « J’ai beaucoup de pudeurs dans d’autres domaines, mais pas dans celui-là. » Ici se sont manifestées quelques-unes de ses contradictions, et il a lui-même tenu à les souligner ironiquement pour qu’elles soient dûment enregistrées par les deux magnétophones : « Dire de soi-même que l’on est bon, ça exige un effort qui peut finir par produire des ulcères d’estomac. »
C’est ainsi que pendant trois longues heures de conversation, Gabriel García Márquez a évoqué son œuvre, ses manies dans le travail, ses sources d’inspiration, son passage par le journalisme et son engagement d’alors, les Mémoires qu’il commençait à rédiger, son goût pour le cinéma, beaucoup de passions et pas mal de phobies. Même le chemin ouvert par son affection pour l’ordinateur a révélé une sorte de double personnalité, que le sens de la responsabilité, le destin et la persévérance étaient censés avoir maîtrisée. « J’aurais voulu, pour ne pas connaître tant de tensions, être tout le contraire de ce que je suis. » Cette confession insolite a dû provoquer de ma part un tel étonnement qu’il a tenu à s’en expliquer : « Mon penchant naturel me portait à être un joyeux drille, un oisif sans aucun souci du lendemain. Mais il y a eu un moment où, pour être l’écrivain que je voulais devenir, j’ai dû adopter une conduite qui en était l’exact opposé. »
C’est pour la même raison qu’il avait dû limiter sa gourmandise : « On ne peut même pas imaginer à quel point j’aime manger, mais mon problème est que je grossis facilement, et je déteste être gros. » Aussi avait-il constamment surveillé son poids pendant les vingt dernières années. « Ce qui signifie que je dois être strict, sans pour autant cesser d’être terriblement gourmand. » De même, il ne buvait pas, « parce que la gueule de bois m’empêche d’écrire. Quand je décide de boire, je les bats tous, et d’ailleurs mon expérience de journaliste m’a permis de garder une bonne descente. Mais je ne peux pas boire tous les jours parce que ça a des répercussions sur mon travail. » Ici, il a développé une thèse magistrale sur les excès de la boisson et expliqué que la gueule de bois ne dépendait pas tant de la quantité d’alcool absorbée que de ceux avec qui on l’a bue.
Si bien que le brillant génie primé, admiré, lu, imité, traduit, réclamé partout, se révélait par cette matinée ensoleillée proche, chaleureux, travailleur et méticuleux parfois jusqu’à l’obsession. Discipliné, il se levait tous les matins à cinq heures et lisait jusqu’à huit heures. La lecture était une thérapie, un exercice, « parce que sinon, il suffit d’un jour d’inattention pour arrêter de lire ». Mais il a encore pointé une autre raison pour opposer la lecture au temps où l’on reste au lit : « C’est qu’au petit jour on se sent très seul. La nuit, c’est différent, car on peut la passer dehors sans se sentir abandonné. Mais se lever à cinq heures du matin est dévastateur, on a l’impression d’être seul au monde. »
Voilà ce que ressentait le plus grand représentant de ce qu’on a appelé le boom latino-américain, l’écrivain qui avait profondément ému critiques et lecteurs : une solitude semblable à celle de la maison où il avait vécu enfant, celle de son grand-père le colonel, où il a situé Cent Ans de solitude.
Au cours de ces petits matins désolés où il pratiquait la lecture, on peut imaginer que se manifestait la magie des histoires vécues, entendues et transformées en livres. Car Gabriel García Márquez, ce travailleur acharné et discipliné, croyait à l’inspiration. « Quand un écrivain touche à l’essence même de ce qu’il écrit, alors il retrouve le sens de ce mot si déprécié : l’inspiration. Aucun bonheur au monde n’égale celui que procure l’inspiration. Elle n’est pas un souffle divin comme le disaient les romantiques, mais je crois que l’interprétation qu’ils en donnaient reste toujours valable. »
Le plus réaliste des écrivains
Le plus grand et le meilleur représentant du réalisme magique se considérait comme « le plus réaliste des écrivains », parce que son inspiration était familière, vécue, attestée, contrôlée, éprouvée. Il m’a assuré qu’avec Le Général dans son labyrinthe, il avait voulu d’abord écrire le voyage sur le fleuve Magdalena : c’était ce qui l’intéressait avant tout, car il s’agissait d’un souvenir de son enfance. Ensuite la documentation réunie l’avait entraîné sur d’autres chemins, mais, au début, le personnage de Bolivar « n’avait été qu’un simple prétexte pour raconter l’histoire du fleuve ». C’était lors d’un voyage avec sa mère à Aracataca, en 1952, qu’il avait compris qu’il devait écrire sur cette maison et ce village où rôdaient les fantômes de son enfance, avec l’ombre du grand-père qui lui avait montré le chemin de Macondo : la magie et l’imagination servaient à décrire la réalité. Comme pour ce retour à la Caraïbe pour raconter l’histoire de ses parents, dans L’Amour aux temps de choléra.
Chaque événement qui se produit dans le monde mêle illusion et réalité, parce que les limites n’en sont jamais claires, ni en ces heures du petit matin, ni dehors, ni dans les rédactions des journaux où, pour lui, tout a commencé. Car ce qu’a fait l’écrivain timide, l’aîné des onze enfants du télégraphiste, c’est de raconter des histoires à ses millions de lecteurs. Le garçon malin et tête en l’air, dont le père avait voulu faire un juriste alors qu’il essayait de devenir journaliste, a tenu ses lecteurs en haleine, durant toute la seconde moitié du XXe siècle et au début du XXIe, par sa manière de contempler le monde.
En cette matinée de 1991, García Márquez a parlé de lui-même, de ses fantômes, de ses contradictions. Il avait déjà écrit la partie la plus importante de son œuvre. Viendraient ensuite, en 1996, Journal d’un enlèvement, où il fait montre de talent et d’agilité pour conjuguer des angles de vue qu’il n’a jamais séparés : celui de la littérature et celui du journalisme, son autre métier. Ensuite sont venus ses Mémoires, qui ont également connu un énorme tirage. Et il a continué à écrire, mais moins. Son dernier roman, daté de 2004, Mémoires de mes putains tristes, histoire d’un homme presque nonagénaire et d’une quasi-adolescente, n’a ni atteint le succès, ni attiré la ferveur de ses lecteurs, et il a même été dans certains milieux l’objet de controverses. Mais il avait déjà les yeux tournés vers le journalisme comme un retour à ses origines : ne plus l’exercer, mais l’enseigner, aider à le pratiquer, à chercher l’excellence, à valoriser le métier. Depuis 1994, date à laquelle il a inauguré la Fondation pour le nouveau journalisme ibéro-américain, il est devenu une référence incontournable : encourageant les rencontres, invitant des professeurs, donnant lui-même des cours, il s’est investi à fond pour apprendre à ses étudiants comment regarder, comprendre ce qui se passe dans le monde et le raconter.
Il a écrit dans « Le plus beau métier du monde » : « À dix-neuf ans – j’étais alors un étudiant en droit désastreux –, j’ai débuté dans le journalisme comme rédacteur de brèves notices, et j’ai gravi peu à peu, à force de travail, les échelons des différentes rubriques pour atteindre le plus haut niveau que peut viser un simple reporter. »
La curiosité, la magie et la timidité l’avaient conduit à raconter des histoires, à entrer dans les rédactions. C’est grâce à ces histoires que le garçon est devenu García Márquez, l’homme qui a pris à son compte toutes les superstitions du monde en y ajoutant quelques-unes de son invention. Telle fut sa trajectoire : celle d’un « simple reporter » qui provoquait des attroupements quand il sortait dans la rue, celle d’un écrivain qui avait décidé de revendiquer ce qu’il appelait son métier : « Je crois finalement que le journalisme mérite non seulement une nouvelle grammaire mais une nouvelle stratégie et une nouvelle éthique, et qu’il doit être vu comme ce qu’il est sans reconnaissance officielle : un genre littéraire qui a largement atteint l’âge de raison, à l’instar de la poésie, du théâtre et de bien d’autres. »
Ce matin de printemps, dans le jardin de sa maison mexicaine, cet homme qui s’était tant inquiété pour son discours devant l’Académie suédoise, cet homme qui pesait chaque mot, plaisantait en faisant semblant d’avouer que c’était sa femme qui écrivait ses livres et que lui ne faisait que les signer. C’est alors qu’il m’a demandé, en bon hôte, quel jour j’étais arrivé à Mexico : « Je suis sûr que tu es arrivé samedi. » Effectivement, mon avion avait atterri le samedi mais le rendez-vous était pour le lundi à onze heures, et j’avais attendu. Il m’a dit : « Toi aussi, tu es un journaliste timide. »
Traduit de l’espagnol par François Maspero.
Dans le Club de Mediapart, Annie Morvan, traductrice de Gabriel García Márquez, rend hommage à celui dont elle était aussi l’amie. Et Patrick Chamoiseau salue un « frère », dont « ne saurait disparaître l’insolitude solaire ».