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La carte du vote FN ou la France partagée en deux

Lien publiée le 31 mai 2014

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

TRIBUNE DE HERVE LE BRAS (Libération)

Aux européennes, la répartition géographique du FN est restée stable dans ses grandes lignes.

Sur les plateaux télé, les représentants du FN ont claironné que leur conquête du territoire était complète dimanche. Finis les faibles scores de la Bretagne et du Massif Central, la vague bleue marine avait tout submergé. La cartographie ne leur donne pas raison. La répartition géographique du FN est restée stable dans ses grandes lignes et les écarts entre départements qui plébiscitent le Front et ceux qui le refusent ont augmenté depuis 2012 : les deux extrêmes, au premier tour de la présidentielle, étaient de 6,2% à Paris et 27% dans le Vaucluse. Ils sont maintenant de 9,3% pour Paris et de 40% dans le Pas-de-Calais.

Le vote FN n’a pas enflé également partout. Alors que la progression générale de son pourcentage dans le total des votes exprimés est de 37% par rapport au premier tour de la présidentielle de 2012, il a augmenté de plus de 50% sur la façade Nord-Ouest : tous les départements de Haute et Basse-Normandie et de Picardie (tiens, voilà la réforme régionale) et le Pas-de-Calais comme si l’influence de Hénin-Beaumont s’étendait alentour. Inversement, son score progresse de moins de 30% dans trois des quatre départements bretons, dans une vaste zone s’étendant de la Savoie au Puy-de-Dôme et de la Saône-et-Loire au Gard ainsi qu’en Alsace et en Moselle. Dans ces régions, où le FN était, soit peu implanté, soit en régression entre les élections présidentielles de 2002 et 2012, l’économie se porte mieux que la moyenne, le chômage y est moins élevé, la proportion de jeunes sans diplômes plus faible et la répartition des revenus moins inégale. Par contraste, les suffrages en faveur des europhobes et eurosceptiques (FN, FG, Dupont-Aignan) atteignent ou frisent la majorité dans les régions en plus mauvaise santé économique, le chapeau nord de la France, le Languedoc-Roussillon et la vallée de la Garonne entre Toulouse et Bordeaux.

Le vote de dimanche marque en effet la fin d’un cycle qui a vu la stratégie de Marine Le Pen se substituer à celle de son père. Au lieu du libéralisme économique et de l’anti-étatisme, la fille prône la protection sociale et le renforcement de l’Etat. La première clientèle du Front ressemblait à celle du poujadisme dont Jean-Marie avait été l’un des députés. Elle se recrutait parmi les artisans et les commerçants des petites villes de province. La fille drague des personnes plus pauvres et plus isolées, celles qui se sentent exclues, qui vivent difficilement loin des grandes agglomérations. Les scores actuels du FN augmentent à mesure que l’on s’éloigne des centres de pouvoir et de richesse.

L’élection européenne offrait un terrain idéal à cet électorat dont la situation difficile, la précarité souvent, et plus encore la relégation trouvaient une explication ou plutôt un bouc émissaire en la Commission de Bruxelles. Dès lors, poussée de fièvre transitoire de la part de protestataires comme on l’entend souvent dire ? La plupart des élections européennes ont vécu de telles flambées sans lendemain. En 1994, la liste radicale de gauche menée par Tapie avait presque dépassé celle du PS : 12% contre 14,4%. En 1999, le duo Pasqua-de-Villiers avait damé le pion à la liste RPR avec 13,1% des voix contre 12,8%. En 2009, nouvelle avanie pour les socialistes quand la liste écologie de Cohn-Bendit atteint 16,3% des suffrages exprimés, devancée de 0,2 point seulement par celle du PS. Ces performances sont restées sans lendemain.

Dans ces trois cas, la montée en puissance des outsiders était rapide et inattendue. La montée du FN a été plus lente et laborieuse. Il peut solidifier son avantage actuel en raison de sa composition sociologique particulière. L’enquête menée par l’Ifop le jour même de l’élection met en évidence un profil tranché : 35% des électeurs âgés de 35 à 50 ans ont voté pour le FN, mais seulement 16% de ceux âgés de plus de 65 ans ; 11% des cadres supérieurs et professions libérales contre 36% des employés et 46% des ouvriers. 28% des habitants des communes rurales mais 9% des Parisiens. Le contraste est peut-être encore plus clair pour les niveaux éducatifs : 7% de ceux qui ont étudié plus de deux ans après le bac, 17% de ceux qui ont deux années d’études après le bac, 26% de ceux qui se sont arrêtés au bac et 30% de ceux qui n’ont pas le bac. Les classes populaires donc. Elles n’attendent plus rien des partis habituels et de leur prêchi-prêcha dont la brève allocution de Hollande a donné un bon exemple, lundi soir. Elles ne sont pas mécontentes de voir la panique gagner leur classe dirigeante, ce qui les encourage dans leur vote. Leur attitude n’est pas irrationnelle. Elle s’apparente à celle des millions de parieurs qui dépensent chaque jour de petites sommes au PMU. Ils savent que leur espérance de gain est inférieure à leur mise, mais un gain élevé leur apporterait ce qu’ils ne pourraient jamais obtenir avec toutes leurs mises modestes. Une sorte de pari de Pascal du pauvre. Même s’ils n’ont pas grand-chose à attendre du FN, c’est mieux que de ne rien attendre de la part des partis au pouvoir.

La perte de la confiance qu’une population accorde à ses élites est lourde de menace pour l’avenir. Elle n’est pas imputable à l’influence diabolique de la famille Le Pen mais plutôt au comportement endogame des classes dirigeantes qui minimise l’espoir d’y accéder. Le blocage de ce qu’on appelle l’ascenseur social n’est pas causé par un mécanisme pervers ni par la malignité des classes dirigeantes mais par les facilités de tous ordres dont jouissent les enfants de l’élite. En 1968, la revuePartisans avait calculé qu’un enfant d’architecte avait 40 000 fois plus de chances d’embrasser le métier de ses parents qu’un enfant d’ouvrier. Aujourd’hui, un enfant d’énarque a un avantage de cet ordre sur un enfant d’ouvrier. Le blocage conduit à la ségrégation sociale. Lorsqu’on trace la carte des travailleurs manuels en France, on découvre qu’ils vivent encore plus loin des villes que les agriculteurs. Quand on trace celle des cadres et des professions libérales, on voit leur concentration s’accentuer dans les grandes villes, d’année en année. Deux mondes se sont séparés. Le plus nombreux des deux peut obtenir la majorité dans une démocratie et il commence à en rêver.

Dernier ouvrage paru : «le Mystère français», éd. du Seuil, 2013 (avec Emmanuel Todd).

Hervé LE BRAS Démographe, directeur d’études à l’Institut national d’études démographiques (Ined)