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Tunisie : des élections qui masquent mal la colère sociale

Lien publiée le 14 novembre 2011

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://culture.revolution.free.fr/en_question/2011-11-11-Tunisie-elections.html

Les médias nous ont parlé d'une participation massive au scrutin du 23 octobre pour l'élection de l'Assemblée Constituante en Tunisie. Ils ont annoncé 80 ou 90 % de participation et un succès considérable du parti islamiste Ennahda. Or rien n'est plus faux.

Le nombre d'électeurs étant de 7 569 000, celui des votants de 3 702 627, la participation a donc été de 48,9 %. Les abstentionnistes sont donc le parti vainqueur de ces élections. (On peut trouver l'essentiel des résultats sur Wikipedia ou sur le site officiel tunisien http://www.isie.tn/Fr/).

Par ailleurs, le parti islamiste Ennahda, parti qui a eu le plus de députés, 90 sur 217, soit 41,4 % de l' Assemblée Constituante, a obtenu 1 425 000 voix soit 38,5 % des votants mais 18,8 % des électeurs. De plus, du fait du système électoral semi proportionnel, 1 300 000 voix, soit presqu'autant que celles qui se sont portées sur le parti islamiste, n'ont pas eu de députés car elles étaient dispersées sur de trop petites listes. Si l'on retire ces voix perdues des suffrages exprimés, l'Assemblée Constituante représente donc 2 402 627 votants soit seulement 31,7 % du corps électoral.

On est loin des 90 % de la grande presse. On est très loin de la participation massive et du raz de marée islamiste tels que ces résultats ont été présentés. Cette manipulation des chiffres est une campagne médiatico-politique qui essaie d'une part de légitimer le résultat électoral, le parti gagnant et les institutions qui sortiront de ce scrutin et d'autre part de discréditer la révolution et le peuple. Il s'agit de tenter de mettre un double terme à la révolution en la déclarant finie car elle n'aurait eu comme seul but que la démocratie électorale et inutile voire néfaste car le peuple aurait massivement porté au pouvoir des islamistes. L'annonce en même temps du rétablissement de la Charia en Libye par un responsable du CNT complétait le tableau médiatique. Le message était : voilà à quoi mènent les révolutions.

La démocratie directe se fait entendre malgré la distorsion de la démocratie électorale

Les campagnes massives en faveur de l'inscription sur les listes électorales n'ont eu que peu de succès (4 200 000 inscrits). A tel point que le risque d'une piètre participation menaçait tellement la crédibilité du scrutin et de la solution électorale par elle même que les autorités ont décidé au dernier moment d'ouvrir le vote à tous ceux qui disposaient d'une carte d'identité, qu'ils soient inscrits ou non. En même temps, les regroupements, sit-ins, appels sur internet ou manifestations, et les très rares partis qui contestaient le scrutin ou appelaient au boycott, étaient fortement censurés ou réprimés. La campagne pour inciter à participer, à la télé, la radio, dans les journaux, par affiche, dans la rue a été considérable. Les mosquées poussaient de toute leur force à la participation, voyant même dans le devoir civique une priorité sur le pèlerinage à la Mecque, ce qui n'est pas rien dans un pays à tradition religieuse. Le syndicat UGTT, très influent dans le pays, a même interdit les grèves pendant la durée de la campagne électorale. Malgré cela, les abstentionnistes sont majoritaires. On comprend mieux la rage à travestir les résultats enTunisie et reprise ici sans aucune vérification, mais avec complicité.

Cette participation modeste traduit probablement des réalités différentes: l'indifférence et l'apolitisme, mais aussi la profonde méfiance, en particulier des jeunes et des secteurs ouvriers à l'égard du scrutin électoral et des partis en lice, ce que certains regroupements de jeunes qui avaient activement participé à la révolution ont tenté d'organiser par des appels au boycott sur internet.

Bien sûr, inversement, pour ces 4 millions de votants, ces élections ont été les premières élections libres. Et, de fait, elles l'étaient. C'était un réel changement. Tout au moins si l'on compare aux résultats connus à l'avance du régime Ben Ali. Peut-être étaient-elles beaucoup moins libres si l'on entend qu'elles étaient affranchies des influences du monde de l'argent. Car au delà du système semi proportionnel qui ne tient pas compte du vote de 1,3 millions d'électeurs, des votes achetés, notamment par les plus riches comme Ennahda (financé par les états du Golfe), des pressions directes des mosquées ou d'autres, des milliers d'incidents de triche électorale relevés lors du scrutin, ce sont ceux qui ont le plus d'argent qui achètent globalement l'ensemble de la campagne électorale et ses résultats. Ceci dit l'argent ou la religion n'expliquent pas l'essentiel.

Malgré ce contrôle global et le fait que l'action révolutionnaire ait été noyée dans la masse de ceux qui n'y avaient pas été actifs ou guère - c'était le but - le scrutin a montré l'éveil critique politique de plus larges masses. En effet, s'il y a quelque chose de notable dans le résultat, c'est combien le scrutin a révélé- de manière déformée- les grandes tendances qui ont animé la révolution. Bien sûr, Ennahda, parti clairement capitaliste, est vainqueur. Mais avec seulement 18,8 % des électeurs potentiels.

Remarquons par contre que les trois premiers partis dans le scrutin [Ennahda (90 députés), CPR (30), Ettakatol (21)] n'ont jamais été liés au pouvoir de Ben Ali alors qu'on estime qu'il y avait 40 % de candidats ayant participé à l'ancien régime dans ces élections, soit sur des listes dites indépendantes, soit dans les rangs de divers autres partis. Tous les partis, qui, d'une manière ou d'une autre, ont été associés au régime de Ben Ali ou ont accepté la légalisation de son temps, ont été sanctionnés électoralement. Ainsi le PDP (17 élus) qui faisait figure de futur parti dirigeant a été discrédité du simple fait de sa relative bienveillance à l'égard du dernier grand discours de Ben Ali le 13 janvier.

Première signification donc du vote de la part des larges couches d'électeurs: on ne veut plus de ceux qui étaient associés de près ou de loin au pouvoir de Ben Ali. Mais la démocratie que réclament les classes pauvres, n'est pas la démocratie parlementaire au sommet, mais la démocratie à la base, dans la continuité des comités qui étaient apparus au plus fort de la révolution, contre tous les niveaux de responsabilité, que ce soit dans la police, l'armée, l'administration ou les syndicats.

Il faut donc s'attendre à une période agitée guidée par deux types de combats. Étant donné la participation large encore aujourd'hui des anciens RCDistes à tous les niveaux de l'État, jusqu'au syndicat UGTT dont bien des responsables sont des sbires de l'ancien régime, les anciens Ben Alistes du RCD, farouches adversaires passés des islamistes, vont probablement s'appuyer sur leurs places institutionnelles pour s'adonner à toutes les provocations possibles. En même temps, les provocations du RCD auront des réponses en dehors des institutions. Les élections étaient à peine passées, qu'une manifestation importante a eu lieu à Redeyef, près de Gafsa, la ville minière si influente pendant la révolution, pour demander justice pour les martyrs d'aujourd'hui et du soulèvement de 2008 car les autorités provisoires de l'après Ben Ali n'ont rien fait contre les assassins lors de ces journées sinon éconduire toutes les demandes à leur encontre.

En bref, la population continue dans la rue ce qu'elle a dit dans les élections: justice contre tous les petits Ben Ali et à tous les niveaux. Ce qu'on voit aussi en Égypte et qui va provoquer bien des mouvements et des remises en cause de l'appareil d'État lui-même et pas seulement de ses sommets.

La révolution sociale se fait entendre au travers du travestissement constitutionnel

Avec plus de 40 % des exprimés, la première place dans à peu près toutes les régions, 90 sièges sur les 217 de l'Assemblée Constituante qui va réécrire la Constitution, choisir un nouveau gouvernement provisoire, décider des dates des élections parlementaires et présidentielles, Ennahda est assurément le vainqueur du scrutin. On peut évidemment se demander pourquoi, puisque ce parti a été quasi inexistant dans la révolution et les thèmes religieux totalement absents de cette période. On peut évidemment se dire que c'est dû à la tradition religieuse profonde du pays. Mais cette apparence d'explication n'en est pas une, ce n'est qu'une lapalissade. Tout d'abord, il faut remarquer que s'il n'y a pas encore eu de révolution dans l'appareil d'État, il y en a eu une dans les mosquées. Sous Ben Ali, les imams étaient directement nommés par le pouvoir ou en tous cas lui étaient inféodés. Les prêches du vendredi lui étaient soumis. Avec la révolution, ces imams n'ont pas osé se représenter dans les mosquées ou ceux qui le faisaient en ont été chassés par la communauté des croyants. Les militants d'Ennahda en ont pris bien souvent la succession. Ce coup de balai s'explique par le fait que les mosquées sont les seules organisations de masse... avec l'UGTT. On ne peut pas chasser un commissaire de police comme un imam. Par contre il aurait pu en être de même dans l'UGTT, mais ça ne s'est pas fait.

On approche là de l'explication qui est la carence totale de la gauche, molle comme radicale.

En effet le débat pour les élections constitutionnelles dans lequel toutes les organisations de gauche ont entraîné les masses, a tourné essentiellement sur la question de la séparation de l'État et de la religion. C'était un débat constitutionnel. Aucun parti de gauche n'a demandé aux travailleurs ce qu'ils voulaient faire de ces élections, comment ils comptaient y faire entendre leur voix. Aucun n'a tenté de créer des comités populaires cherchant à faire entendre leurs aspirations, établir leurs revendications.

Toute la gauche, qu'elle soit radicale ou molle, ne s'est jamais adressée aux pauvres et aux ouvriers, n'a établi aucun programme répondant à leurs besoins urgents. Elle a centré ses préoccupations sur la question imposée, la séparation de l'État et de la religion. Pour elle, les législatives et les présidentielles, plus tard, permettraient seulement d'aborder la question sociale. Le crétinisme parlementaire a frappé avant même le mandat.

Non seulement, c'était une manière de s'opposer à l'esprit révolutionnaire des classes exploitées, soumises à la plus violente des misères et qui ont fait la révolution pour y trouver une solution urgente, mais, en plus, cela n'a pas grande popularité dans un pays où la dictature de Ben Ali s'appuyait déjà sur ce genre de discours pour assurer son pouvoir totalitaire. La séparation de l'État et de la religion, la chasse aux islamistes, étaient pour lui le prétexte à toutes les répressions et à la justification du pouvoir dictatorial sur tous de la police et l'armée.

Par ailleurs, les partis de gauche se disant "modernistes" comme le PDM ou le PDP, avaient collaboré à l'administration post Ben Ali, hébergeaient - en tous cas pour le PDP - des anciens RCDistes, et ne cachaient pas leurs liens avec les capitalistes, sont apparus aux yeux des travailleurs et des couches pauvres comme les partis des riches. Quand aux partis d'extrême gauche comme le PCOT [Parti Communiste des Ouvriers de Tunisie (maoïste)], qui obtient 3 sièges et le Mouvement des Démocrates Patriotes (maoïste), qui en obtient 2, ils ont été tout autant flous sur leur programme économique et social, ont refusé de contester le pouvoir de transition d'Essebsi et ne se sont guère distingués des bureaucrates de l'UGTT, même lorsque ces derniers ont remis en cause le droit de grève pour ne pas gêner le processus électoral, contribuant ainsi à limiter le poids de leur appel aux travailleurs qui paraissait tout platonique. C'est cela qui a donné du poids aux prêches islamiques contre les athées. Le congrès de l'UGTT va avoir lieu en décembre. On va voir si, contrairement aux mosquées, l'extrême gauche va continuer à y accepter les RCDistes.

Tout au contraire, Ennahda, malgré ses orientations clairement capitalistes, même pas de gauche, a une implantation populaire grâce aux mosquées, à ses associations de charité et s'est sentie obligée de tenir compte des aspirations populaires. Il a été le seul parti d'opposition a avoir un semblant de programme social, à promettre par exemple 590 000 emplois en 5 ans. Bref seul Ennahda semblait s'intéresser à l'urgence du sort des pauvres.

Deuxième signification du scrutin, malgré l'altération constitutionnelle, c'est donc un vote pour les revendications sociales, dans la continuité de la révolution. Car c'est le désespoir social des régions les plus pauvres du pays qui a été la vraie cause de la révolution. Et pas la revendication démocratique même si cette dernière a été mise au devant de la scène par tous ceux qui ont socialement facilité pour s'exprimer.

Il n'en faut pour preuve que le résultat particulier de la liste El Ahrida, dirigée par un milliardaire originaire de Sidi Bouzid, propriétaire d'une chaine de télé, ancien islamiste, ancien allié de Ben Ali et dont la rupture avec lui ne paraissait guère convaincante. Seulement lui ne s'est pas embarrassé des questions constitutionnelles. Il a promis la santé gratuite, les transports gratuits pour les personnes âgées, le prix de la baguette (on se souvient de la révolte du pain dans les années 80) extrêmement bas, 200 dinars pour chaque chômeur et la construction massive de logements populaires. Son parti a gagné 30 sièges et était le premier dans la région de Sidi Bouzid, la région de départ de la révolution. Son invalidation qui l'a fait baisser à 19 sièges, pour cause d'irrégularités dans sa campagne alors que tous les grands partis en ont commis, en réalité parce que c'est un parti incontrôlé, a provoqué les émeutes de Sidi Bouzid il y a quelques jours et l'incendie du siège de Ennahda et du commissariat.

Où va Ennahda ?

Le succès d'Ennahda n'est évidemment pas sans conséquence sur l'avenir. Il multiplie les déclarations pour ne pas effrayer les capitalistes occidentaux, en particulier européens et souhaite présenter un visage « moderne » du type de l'AKP turc. Mais Ennahda a en son sein une aile particulièrement réactionnaire qui se sent encouragée par le résultat électoral et les exactions salafistes (l'extrême droite islamiste fortement infiltrée par les services de sécurité) contre des cinémas, des stations de télé, des militants de gauche ou simplement des femmes. Aussi beaucoup craignent une régression sur les lois du mariage, du divorce, l'héritage, la polygamie, la prohibition de l'alcool et bien d'autres choses.

On ne peut savoir comment évoluera Ennahda mais ce qui est déterminant est qu'il est venu au pouvoir après une révolution qui est toujours dans sa phase ascendante, et donc loin d'être finie. Confronté aux attentes et contestations populaires, associé probablement dans un gouvernement d'union avec Attakatol et le CPR, qui tous les deux font appel aux capitalistes aux "mains propres", confronté au sein de l'appareil d'Etat à la lutte sourde des RCDistes, on peut s'attendre à ce qu'Ennahda demande aux travailleurs d'attendre avec probablement l'argument que tout ne peut se faire en quelques jours et que ceux qui protestent s'opposent à la volonté populaire sortie des urnes. Mais il est plus que probable aussi que les travailleurs, armés de l'absence de peur qui les a quittés, de la méfiance envers les dirigeants dont ils ont fait preuve dans ces élections et de l'esprit révolutionnaire dont ils ont fait preuve il y a quelques mois, ne veuillent pas attendre devant l'urgence de la question sociale et le besoin de passer à l'offensive contre les RCDistes. Bien des crises politiques sont devant nous.

La révolution n'est pas finie

Le résultat des élections, soit dit en passant, discrédite tous ceux qui ne parlaient que de révolution démocratique et poussaient la révolution dans le cul-de-sac des élections fussent-elles « constituantes », car ils soumettaient politiquement les révolutionnaires aux électeurs, ou, plus exactement, à ceux qui disposent de l'argent, aux partis les plus institutionnels.

Mais, outre l'influence de l'esprit de la révolution sur le scrutin telle que nous venons de la voir, les gens qui ont voté ne sont pas ceux qui ont fait la révolution. Ces élections sont loin d'être l'aboutissement et le point final du processus révolutionnaire. Les questions économiques et sociales n'étaient pas des détails secondaires. La politique va continuer à se faire dans la rue et les grèves et non dans les institutions. Les élections ont masqué un instant la colère croissante des masses. Celle-ci, qui ne s'est d'ailleurs jamais arrêtée malgré la répression qui continuait, les arrestations arbitraires, les tortures, va resurgir encore plus fortement demain. Les Postiers viennent d'ailleurs d'entrer en grève pour des augmentations de salaires. La vie des pauvres ne s'est pas améliorée depuis la chute de Ben Ali mais au contraire détériorée. Le chômage a bondi de 14 à 19 % officiellement, bien plus en réalité. Dans certaines régions, il atteint 40 %. Des chômeurs se sont pendus eux-mêmes récemment en public à Kasserine. D'autres menacent de prendre les armes si le nouveau gouvernement ne fait rien. Les prix s'envolent, tout particulièrement ceux des produits de première nécessité. L'état d'esprit de la nécessité d'une continuation de la révolution ou d'une deuxième révolution est largement partagé.

Il est plus que probable que la période à venir sera marquée, comme en Égypte, par les tentatives des travailleurs et des classes pauvres à se faire entendre, ce qui, soyons en sûrs, entrera clairement un jour ou l'autre en écho avec les mouvements sociaux dans le reste du monde sous l'effet de la crise. Les tunisiens sont très fiers de voir qu'à New York ou Oakland on y défile souvent avec les drapeaux tunisiens ou égyptiens. Ainsi la Tunisie, contre les tentations au repli nationaliste ou protectionniste, aura donné le signal de la renaissance des aspirations à un monde débarrassé du capitalisme et de ses frontières.

Le 8 novembre 2011

Jacques Chastaing