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"L’ennemi du FN n’est plus le juif mais le Français musulman"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
(Mediapart) Dans une histoire très documentée du Front national, la chercheuse Valérie Igounet démontre la tension permanente entre la volonté de Marine Le Pen de normaliser le parti et sa nécessité de composer avec les racines du parti. Elle met en évidence le « maquillage » mis en place par la présidente du FN.
Historienne, chercheuse associée à l’institut d’histoire du temps présent (CNRS), spécialiste de l’extrême droite et du négationnisme, Valérie Igounet publie aux Éditions du Seuil une histoire extrêmement documentée du Front national depuis sa création en 1972 jusqu’à l’arrivée à sa tête de Marine Le Pen, en 2011.
De ce travail de dix-huit mois, elle retire un grand nombre de documents inédits et des entretiens fouillés avec d’anciens responsables du FN, dont Jean-Marie Le Pen. Loin de l’idée d’un « nouveau parti », Valérie Igounet démontre que « le Front national de 2014 est un parti d’extrême droite », « prolongement de son prédécesseur », dont l’histoire « commence à l'automne 1972 et se poursuit aujourd’hui ». Si de nouvelles thématiques apparaissent et si Marine Le Pen a opéré plusieurs changements de forme, la chercheuse montre que le FN n’a pas varié sur les fondamentaux.
Elle détaille à Mediapart cette tension permanente entre la volonté de la présidente du FN de normaliser le parti et la nécessité de composer avec les racines du FN, sa frange historique. « Ce qu’affiche Marine Le Pen et son équipe peut être assimilé à un vernis qui se craquelle régulièrement », explique-t-elle. Dernier épisode en date : la déclaration de Jean-Marie Le Pen sur la « fournée » et son entretien à l'hebdomadaire antisémite et pétainiste Rivarol, le 3 juillet.
Mediapart. Comment enquête-t-on, comme chercheur, sur le Front national ? Les responsables du FN acceptent-ils le travail et les codes de la recherche ?
Valérie Igounet. Je considère mon travail comme complémentaire de celui des journalistes. Je voulais écrire un livre sur la période Jean-Marie Le Pen, c'est-à-dire celle s'étalant entre 1972 et 2011. J'ai eu accès à des documents écrits, internes et inédits. J'ai consulté les archives (nationales, de la préfecture de police de Paris et du ministère de l'intérieur). J'ai aussi conduit de nombreux entretiens, mais rencontré pour cela davantage les anciens responsables du FN que les actuels, même si le vice-président du parti et compagnon de Marine Le Pen, Louis Aliot, m'a accordé plusieurs entretiens et m'a donné accès à certains aspects des sessions de formation organisées par le FN. Marine Le Pen n'a pas voulu me rencontrer.
Était-ce un désintérêt de sa part ou la volonté de ne pas être confronté à l'histoire du FN ?
Elle a invoqué un manque de temps, mais je lui en ai fait la demande à plusieurs reprises et je pense donc qu'il ne s'agit pas du tout d'un désintérêt. Mon livre revient sur la genèse du FN et elle ne voulait certainement pas se retrouver face à une réalité qu'elle dément sur certains points.
Qu'avez-vous voulu montrer avec ce livre ?
En travaillant sur des archives internes et en recoupant avec des témoignages oraux, je n'ai pas écrit une histoire fondamentalement différente de ce que des journalistes avaient déjà pu dire, mais j'ai pu aboutir à une histoire plus précise et documentée. Par exemple, s'intéresser à la première période du FN permet de voir que l'équation entre l'immigration et le chômage ne date pas de 1978 et de l'action de François Duprat (numéro deux du FN dans ses premières années - ndlr), mais est présente dès le départ, comme le montrent certaines affiches. Cependant, la thématique n'a pas pris initialement.
L'étude des slogans, des affiches ou du graphisme permet parfois de comprendre ce qui ne se formule pas directement. On savait tous que le logo du FN était issu de la flamme du parti fasciste italien, le MSI. Mais j'ai pu montrer de manière irréfutable, en m'appuyant sur les archives, non seulement l'emprunt, mais aussi le fait que ce parti fasciste avait aidé financièrement certaines des premières campagnes du FN. C'est indéniable, même si Marine Le Pen a du mal à accepter cet héritage.
Valérie Igounet.
Vous reproduisez dans votre ouvrage les différents logos du FN. Que disent-ils du parti ?
C’est un travail graphique et idéologique en même temps : chaque renouvellement graphique de la flamme originelle traduit les évolutions du parti. La flamme agressive de l'époque Mégret (1989-1998), style “fer de lance”, a été controversée et n'est restée en place que quelques mois. L'actuelle, plus douce et féminine, correspond à l'image que veut donner Marine Le Pen du parti, même si elle a été introduite avant qu'elle ne prenne les rênes du FN.
Quel est le but de Jean-Marie Le Pen, lorsqu'il crée le FN en 1972 ? Il a d’abord créé une marque ?
Son objectif principal est de sortir l'extrême droite d’un état groupusculaire auquel elle est réduite depuis l'après-guerre et sa délégitimation liée à la Collaboration. Il veut pour cela créer un vrai parti politique qui assume les valeurs d'une droite « nationale, sociale et populaire ». Mais cela va prendre beaucoup de temps. Pendant les dix premières années, le FN est un groupe politique artisanal. Au siège, rue de Surène, l’électricité est fréquemment coupée. Quelques vrais militants conçoivent, impriment – parfois dans une baignoire ! – et collent des affiches jour et nuit, dont Jean-Marie Le Pen, qui est alors un réel politique, qui croit en ce qu’il fait. L’apport de l'héritage Lambert en 1976 va changer la donne et entacher l’histoire de ce qui n’est encore qu’un groupuscule et qui va devenir un parti politique.
Jean-Marie Le Pen avait-il la volonté d’accéder au pouvoir ? On entend souvent dire que, contrairement à sa fille, il n'a pas été dans une vraie stratégie de conquête du pouvoir. Est-ce une idée reçue ?
Ce n'est pas si simple que cela. Avant 1987 et sa sortie sur les camps d'extermination nazis comme « détail » de l'histoire, Jean-Marie Le Pen espère voir le FN parvenir au pouvoir, même s’il y a déjà eu de prétendus « dérapages ». À partir de 1987, il y a une dégringolade, il ne peut plus espérer devenir président de la République ; cet antisémitisme affiché étant incompatible avec le jeu politique. Tous les anciens cadres et responsables du FN soulignent cette rupture fondamentale dans l'histoire de leur parti.
Au début des années 1960, Jean-Marie Le Pen a créé la SERP, une « maison d'édition de disques pédagogiques » qui reproduit des discours et des chants venus de la collaboration et du nazisme, notamment un disque à la gloire du maréchal Pétain. Puis le catalogue s'élargit afin de revendiquer un certain éclectisme et sa société reproduit aussi bien des discours de Blum que de Hitler. Est-ce une stratégie de « dédiabolisation » avant l'heure ?
Cette manière d'avancer masqué est une stratégie inhérente au FN, depuis sa création. On la retrouve dans la rhétorique du parti, dans sa presse, ses programmes, dans les noms que l'on choisit pour ses diverses structures et instances (comme le « Rassemblement bleu marine »). Il y a toujours une manière d'édulcorer pour ne pas effrayer et attirer des électeurs venus, entre autres, de la droite classique.
Louis Aliot: « C'est l'antisémitisme qui empêche les gens de voter pour nous »
Ce qui dérange aujourd'hui, c'est l'antisémitisme, qui ne peut plus s'afficher, contrairement au rejet des musulmans. Est-il toutefois encore présent ?
La une de Rivarol, le 3 juillet.
On ne peut plus être un antisémite affiché au FN d'aujourd’hui. Les quelques personnes dont cet antisémitisme a été médiatisé ont été exclues, c’est incompatible officiellement avec la nouvelle ligne du parti. Mais quand on voit encore que Jean-Marie Le Pen choisit de s'expliquer dans Rivarol (le 3 juillet, ndlr), bien connu pour son histoire antisémite et négationniste, sur la « fournée » qu'il a promise à des personnalités juives, on peut douter que l'antisémitisme n'existe plus du tout au FN. Mais cette frange n'est pas majoritaire aujourd'hui dans le parti.
Les sorties de Jean-Marie Le Pen ne sont pas des « dérapages » comme on le lit souvent. Est-ce un partage des rôles, même tacite, entre les Le Pen pour remobiliser le cœur de l'électorat frontiste dans une période de normalisation ou bien est-ce que Marine Le Pen ne parvient pas à contrôler son père ?
Selon moi, c'est sans aucun doute la seconde hypothèse. Remobiliser l’électorat historique du FN, la vieille extrême droite antisémite issue de Vichy, correspondait à la stratégie antérieure du parti, et Jean-Marie Le Pen faisait ses échappées verbales entre autres pour cela. Désormais, le renouvellement générationnel s'est opéré et l'antisémitisme est rédhibitoire. Pour les responsables actuels, c'est une faute politique grave.
Le problème est de savoir jusqu'où Marine Le Pen peut se différencier de son père. S'il continue à creuser son sillon antisémite et qu'elle ne se démarque que timidement, elle risque de perdre cette respectabilité qu'elle conquiert depuis une dizaine d'années et lui risque de ne pas s'arrêter. Si elle est plus abrupte et condamne fermement, elle pourrait se mettre à dos celui qui a été président du FN pendant quarante ans et qui tient encore les rênes financières du parti...
Qui sont les radicaux aujourd’hui au FN ? Certains anciens du GUD, sans être encartés au FN, peuvent travailler pour Marine Le Pen ou occupent les postes clés de Jeanne, le micro-parti à son service. Parallèlement, on observe des tentatives d'entrisme de membres du mouvement d’Alain Soral ou d’identitaires.
Ils existent, mais on ne les affiche pas. Une partie, notamment les militants de l’Œuvre française, a été écartée du FN parce qu’ils étaient pro-Gollnisch et parce que leur idéologie ne rentrait plus dans ce qu’on peut appeler le « Marinisme ». Mais la mouvance de Soral est encore présente au Front national, je pense à Frédéric Chatillon notamment (ancien leader du GUD et conseiller officieux de Marine Le Pen - ndlr), régulièrement aux côtés de Marine Le Pen. On sait que c’est l'un de ses proches et l’imprimeur du Front national, mais il sait se tenir alors qu’un Alexandre Gabriac (conseiller régional du FN exclu en 2011 - ndlr) va poser en photo en faisant un salut nazi. Ce qu’affiche Marine Le Pen et son équipe peut être assimilé à un vernis qui se craquelle régulièrement.
Le Français musulman semble avoir remplacé le juif comme ennemi affiché au FN ?
Pour partir à la conquête de nouveaux électeurs, il faut abandonner l'antisémitisme. Louis Aliot me l’a explicité en des termes clairs et sans ambiguïté : « La dédiabolisation ne porte que sur l'antisémitisme. En distribuant des tracts dans la rue, le seul plafond de verre que je voyais, ce n'était pas l'immigration ni l'islam. D'autres sont pires que nous sur ces sujets-là. C'est l'antisémitisme qui empêche les gens de voter pour nous. Il n'y a que cela. À partir du moment où vous faites sauter ce verrou idéologique, vous libérez le reste. (…). Depuis que je la connais, Marine Le Pen est d'accord avec cela. Elle ne comprenait pas pourquoi et comment son père et les autres ne voyaient pas que c'était le verrou. Elle aussi avait une vie à l'extérieur, des amis qui étaient aux antipodes sur ces questions-là, des Le Gallou et autres. C'est la chose à faire sauter. »
Aussi, à la fin des années 2000, l’ennemi du FN n’est plus le juif mais le Français musulman. Le marqueur islamophobe supplante celui de l'antisémitisme. Le message est recontextualisé et peut être véhiculé par ces quelques mots : le danger islamiste s'oppose aux valeurs laïques prônées par notre pays et fondements de la République française. C'est également une façon de contourner la législation antiraciste : parler de l'islam est une manière de parler de l'immigration sans tomber sous le coup de la loi.
Jean-Marie et Marine Le Pen, le 1er juillet, au parlement européen. © Reuters
Au congrès de Tours, en 2011, où Marine Le Pen prend la présidence du FN, elle déclare assumer « tout l’héritage du FN » et prendre toute « l’histoire » du parti. Comment rendre compatible cette phrase avec sa stratégie de normalisation ?
Marine Le Pen n'a jamais voulu prendre toute l'histoire du parti. Il y a une contradiction importante entre ce qu'elle a dit et ce qu'elle fait. Mais elle n'assume pas véritablement, contrairement à d'autres partis de la droite radicale à l'échelle européenne, une rupture idéologique nette avec l'extrême droite issue des fascismes de la guerre. Le FN de Marine Le Pen surfe aujourd'hui sur un fil idéologique : il a besoin de s'allier avec la droite pour devenir un parti respectable et un parti de gouvernement, mais il a encore tendance à envoyer des signes extrêmes pour préserver un héritage et un certain type d'électorat.
Qu'est-ce qui, entre le FN de 1972 et celui de 2014, relève de la permanence et de la rupture, si l'on s'intéresse aux questions de fond et non aux précautions de forme ?
Il existe des permanences. Certains marqueurs perdurent notamment la thématique anti-immigrés. Le patronyme, Le Pen, représente aussi une forme de continuité rattachée à une histoire. Mais il y a une rupture nette et politique sur l'antisémitisme et le négationnisme et une rupture plus opportuniste sur le libéralisme. Même si Marine Le Pen n'irait pas, comme son père, faire l'éloge de Reagan, en matière économique, le FN s'adapte surtout aux régions dans lesquelles il évolue. Steeve Briois ne tient pas à Hénin-Beaumont le même discours que Marion Maréchal-Le Pen dans le Vaucluse. Dans le Nord-Pas-de-Calais, il mobilise avec le thème du social et affiche une critique du néolibéralisme. Dans le Sud-Est, l'immigration et l'insécurité sont, par exemple, des thématiques davantage développées. Ce qui est logique d'ailleurs.
Existe-t-il un FN du Sud-Est qui assume sa position à la droite de la droite et un FN du Nord et de l'Est qui serait plutôt sur un discours « ni droite, ni gauche » ?
Il y a des différences géographiques réelles. Pour ceux qui observent le FN, ce slogan « ni droite ni gauche » fait figure de maquillage si on regarde le discours développé dans le Sud-Est. Mais bien que sans pertinence politique, le slogan fonctionne. La réalité est celle d'une adaptation du FN à ses publics.
Marine Le Pen peut-elle durablement fédérer ces deux FN, l’un au discours gauchisant incarné par Florian Philippot ou Steeve Briois au Nord et à l'Est, l’autre que rien ne rattache à la gauche porté par Marion Maréchal-Le Pen dans le Sud-Est ?
C'est pour moi un équilibre très précaire. Je pense que la rentrée politique sera agitée pour le FN. Mais les cadres « marinistes » tiennent bien le parti. Il existe des clivages de fond, que ce soit avec le père ou avec la nièce, mais je ne crois pas que cela puisse entraîner aujourd'hui de nouvelles scissions. Les pro-Gollnisch et les historiques sont quasiment tous déjà partis ou sont décédés.
Quelles différences notez-vous entre la stratégie de « dédiabolisation » mise en place à l'époque par Bruno Mégret et celle mise en œuvre aujourd'hui par Marine Le Pen ?
Pratiquement aucune. La « dédiabolisation » a été mise en avant par Mégret dès 1989, en dépit de la dénégation des dirigeants actuels. Il faut souligner un aspect : comme élu, à Vitrolles, l'ancien secrétaire général du FN n'a pas suivi du tout cette stratégie de dédiabolisation qu'il prônait pour le parti, en agissant de manière brutale dans le domaine de la culture, ou en changeant les noms de rue. Mais à l'époque, les municipalités frontistes étaient des laboratoires autonomes. Aujourd'hui, il existe une osmose plus forte entre la politique nationale et locale. Les consignes sont édictées par le siège. Reste maintenant à regarder de près les municipalités FN et la politique que ses maires appliquent.
Le FN, qui n’avait plus de formations depuis la scission, a relancé son école de formation. Vous avez pu assister à ces sessions : qu'en avez-vous retenu ?
Je n'ai pu assister qu'à des moments bien ciblés de formation, et non à leur intégralité, mais je pense que cela aurait été pareil au sein d'autres partis. Après avoir rencontré des anciens formateurs de la période des années 1990, je ne constate pas de vrais changements dans la manière de guider et de « fabriquer » le bon militant frontiste. On insiste plus aujourd'hui sur la dimension sociale, mais les cibles, comme les journalistes par exemple, demeurent les mêmes, et certains slogans antérieurs sont même repris !
Le FN administre désormais 11 villes et a envoyé 23 élus au parlement européen, ce qui nécessite autant de collaborateurs ou directeurs de cabinet. N’a-t-il pas un problème de personnel expérimenté ?
Oui, mais c'est un problème récurrent. Ils sont en train de recruter à tout-va, mais vu l'augmentation de leur nombre d'élus, ils n'arrivent pas à trouver un entourage de qualité. Le FN va avoir beaucoup de mal, d'autant qu'ils manquent aussi d'idéologues, comme pouvaient l'être les Jean-Claude Martinez ou Bruno Mégret dans les années 1980-90. Aujourd'hui, le Front national exploite un contexte de crise général et la faiblesse des partis de gouvernement. Pour le parti d'extrême droite, l'enjeu des présidentielles de 2017 est de capitaliser sur son nom un vote d'adhésion.